Territoire
Chapitre quatre
De nouveau, Rosalie se trouvait dans cette pièce sans fenêtre, oppressante et remplie de loups-garous. On ne lui avait pas proposé de tasse de thé cette fois. Humaine, elle avait ressenti la tension extrême de ces prédateurs. À présent qu’elle était elle-même l’une des leurs, elle comprenait ce que son instinct humain avait essayé de lui souffler : danger ! Sa louve décuplait ses sens et un nouvel instinct s’était développé en elle. Elle la sentait, cette autre part d’elle, qui s’agitait dans un coin de son être. Sa louve détestait cette ambiance. Elle se sentait piégée.
Rosalie se questionna sur la raison d’une telle pièce. Le Marrok devait bien savoir que l’absence de fenêtre rendait nerveux les loups. Ou bien l’avait-il imaginée à ces fins ? Ou est-ce pour une autre raison ? L’intimité ? Les loups peuvent entendre une mouche voler dans la pièce à côté alors qu’ils sont en pleine conversation. De plus, pas de risque d’être épié depuis l’extérieur. Rosalie observa plus attentivement les murs : ils étaient propres mais on voyait des traces de griffures. Oui, cette pièce ne devait pas servir régulièrement. Bran Cornick savait comment manipuler son monde et cette pièce en était le parfait exemple.
Quand elle leva les yeux sur son hôte, elle vit la bête tapie derrière ce regard tranquille. Pourtant, elle n’avait pas peur. Au contraire, sa louve et elle se sentaient en sécurité. La jeune femme se rappela leur chasse dans la forêt. Cette liberté qu’elle avait éprouvée. Sa louve et elle n’avaient fait qu’une l’espace d’un instant. Après cette course folle, cette chasse bienheureuse, elle s’était endormie en toute confiance contre ce loup vieux de centaines d’années, ce monstre de puissance. Cela ne lui était arrivé qu’avec une seule personne : son mari.
Penser à James raviva sa douleur. Elle referma ses mains en poings sur ses cuisses et baissa les yeux. Rosalie ne voulait pas que Bran se méprenne : cette colère n’était pas contre lui mais sur les auteurs de ces enlèvements. Elle voulait récupérer ses enfants, les protéger, les savoir à l’abri du danger. Si elle avait pu, elle aurait revêtu sa peau de loup et couru à perdre haleine traquer la piste de leurs ravisseurs. Une faim dévorante de broyer des os l’oppressait. Alors, elle se rendit compte qu’elle avait changé car, jamais auparavant, elle n’aurait eu de telles pensées meurtrières. Ou peut-être que si. On ne peut prédire ses propres réactions quand les siens sont en danger de mort.
-Tout le monde est-il là ? demanda Bran par politesse. Nous pouvons commencer la réunion.
Il jeta un regard circulaire à son petit groupe. Sa fille adoptive, Mercy, et son mari, Adam, ainsi que les loups de ce dernier étaient présents. Après tout, c’était sur leur territoire qu’avait eu lieu l’attaque. Son fils cadet et sa femme étaient là également. Leah avait tenu à être à ses côtés. Elle disait que la situation était beaucoup trop grave pour que la compagne du Marrok soit mise sur le côté. Bran n’était pas dupe : il la soupçonnait d’être jalouse. Il était parti toute une nuit avec la nouvelle membre du monde lupin. Il était revenu… guilleret. Depuis fort longtemps, Bran Cornick n’avait dormi d’un sommeil aussi paisible, sans monstre tapi dans l’ombre de ses cauchemars. Devait-il reconnaître que c’était grâce à cette oméga ?
Il releva la tête et figea ses yeux dorés sur Rosalie. Cette dernière avait toujours la tête baissée. Il reconnaissait un loup impatient d’agir quand il en voyait un. Il devrait la mettre en garde que la colère n’est pas une bonne motivation lorsqu’on chasse. Ce sentiment obscurcit souvent les prises de décisions importantes.
Il songea un instant à la faire entrer dans sa meute mais il savait que c’était égoïste de sa part. Il avait déjà une oméga dans sa meute. Une deuxième risquerait de susciter des jalousies et des envies de conquérir son pouvoir. Il le savait ; il devrait bientôt la céder à une autre meute où elle y trouverait sa vraie place. De plus, il en connaissait une qui ne verrait pas d’un très bon œil l’arrivée de cette intrigante jeune femme dans sa meute.
-Bien, dit-il comprenant que tout le monde avait remarqué son intérêt pour Rosalie, madame Jansen, j’essaie encore de comprendre ce qui vous est arrivé.
-Vous le savez bien : des faes ont enlevé mes enfants et tué mon mari !
-Oui, oui, ça nous le comprenons. Ce que nous ne comprenons pas c’est pourquoi.
Rosalie le dévisagea. Que sous-entendait-il ?
-Avez-vous ouvertement désapprouvé leurs actions ? Avez-vous utilisé un artefact magique ? Avez-vous essayé de pénétrer dans leur réserve ?
La jeune femme fronça les sourcils. Elle fouillait visiblement dans sa mémoire. Au bout de quelques secondes, elle secoua la tête en signe de négation. Cette réflexion était bénéfique. Elle cherchait réellement la raison et ne se butait pas dans un rôle de victime innocente. Bien. Cela signifiait qu’elle avait de la réflexion et était capable de se remettre régulièrement en question. C’était une preuve d’intelligent. C’était agréable un loup intelligent.
-Non, je ne pense pas. En tout cas, si je les ai provoqués d’une quelconque façon, ce n’était pas volontaire. Toutefois, ça n’explique pas l’enlèvement de mes filles. Pourquoi ne pas simplement les tuer ? De plus, j’ai cru comprendre que d’autres enfants avaient été enlevés.
Trop intelligent !
Elle avait retourné son raisonnement contre lui. Bran sentit les autres loups se figer, dans l’attente de sa réponse. Il sentit également certains désapprouver son inaction prolongée, notamment Anna. Elle faisait mine d’être impassible mais il connaissait cette tension de la mâchoire chaque fois qu’elle n’acceptait pas ses décisions mais ne l’exprimait pas à voix haute. Quant à son fils, Charles, il avait ce regard au loin qui disait « je t’avais prévenu mais tu n’en as fait qu’à ta tête. Maintenant débrouille-toi, papa. »
-Madame, les faes ne sont pas des animaux qui attaquent au hasard. Je ne suis pas non plus leur gardien ou un quelconque membre des forces de l’ordre. Jusqu’ici, ces attaques ne concernaient que les humains. J’ai déjà fort à faire avec ma meute sans vouloir m’occuper des affaires des autres. Pourquoi me serai-je mêler de tout cela ? Je refuse de mettre en péril les miens sans raison.
Les loups approuvèrent silencieusement. Ils n’étaient plus humains, il ne fallait surtout pas l’oublier. La sécurité de la meute prime sur celle des humains inconnus. Sans compter que la plupart des loups de la meute de Bran étaient si âgés que les membres de leur famille humaine avaient disparu depuis longtemps. Ils n’avaient aucun lien avec les affaires d’enlèvement, même si la disparition des enfants scandalisait la plupart d’entre eux.
Du moins, c’était vrai jusqu’à il y a trois jours. Rosalie leur avait offert une occasion en or d’agir. Premièrement, elle a demandé ouvertement de l’aide à la meute du bassin du Colombia. Deuxièmement, sa maison jouxtait celle d’un des loups de la meute. Et troisièmement, elle était devenue l’une des leurs et on ne tournait pas le dos à un loup dans le besoin.
Bran ne put s’empêcher de sourire. Cela faisait des mois qu’il en discutait avec Charles. Ils voulaient tous les deux enquêter. Ils savaient que ces enlèvements n’étaient que la première phase d’un plan plus important. Charles avait peur que les faes n’entreprennent quelque chose qui les piègerait, entrainer dans une guerre qui ne leur appartenait pas mais dans laquelle ils seraient obligés de choisir un camp. Bran partageait ses inquiétudes. Il avait connu trop de champs de bataille pour désirer voir couler le sang à nouveau. Cependant, le Marrok avait les mains liées. Il ne pouvait pas intervenir sans impliquer un incident diplomatique.
-Aujourd’hui, intervint Mercy qui avait suivi la même logique, tu peux intervenir car ce sont NOS affaires.
-Oui.
-Comment comptes-tu t’y prendre ?
-Je pensais que tu pourrais faire un tour à la réserve de ton ami Zee. Il ne te dira rien de vraiment concluant si tu ne poses pas les bonnes questions ou il ne te répondra pas du tout mais tu peux observer ses réactions et les alentours. Peut-être comprendras-tu certaines choses…
Mercy plissa les yeux en observant ce vieux roublard. Il connaissait ses capacités. Il ne lui disait pas tout mais ces mots-là étaient bien suffisants pour l’amener vers une piste.
-Il est difficile de pénétrer dans la réserve Walla-Walla. Les visiteurs ne sont pas très bien accueillis.
-S’ils te posent des questions, utilise mon nom. Nous avons été offensés ; je ne pense pas qu’ils voudraient aggraver la situation, susurra-t-il en ponctuant cette phrase d’un sourire carnassier. Je vais envoyer mes loups enquêter dans les différents endroits où les enlèvements ont eu lieu. J’aimerais connaître les points communs. Je suis persuadé qu’ils n’agissent pas au hasard. Ce n’est pas leur genre. Quant à moi, j’ai un rendez-vous avec l’un d’eux. Charles, tu t’occupes de la meute pendant mon absence. Leah, je te donnerai quelques instructions sur les tâches que tu devras accomplir.
Cette dernière sursauta. Elle n’était pas surprise que son compagnon lui demande de réaliser des tâches ; après tout, elle était la compagne du Marrok et ce titre s’accompagnait de certains de devoirs. Toutefois, elle avait réalisé la période de la saison dans laquelle ils venaient d’entrée.
-Tu veux dire que…
-Oui. Tu devras aller rendre visite à certains d’entre eux. (*CF. Alpha et Omega tome 5)
Leah avait perdu un peu de sa superbe mais elle restait une femme noble à la beauté indiscutable. Rosalie la contempla un instant. Elle était grande, sportive, blonde et un visage aux traits réguliers et harmonieux. Elle se demanda quel âge elle avait en réalité. En tout cas, elle était digne d’un top modèle. Tout le contraire d’elle.
Elle chassa ces idées dès qu’elles furent apparues. Elle avait d’autres préoccupations.
-Et moi ? questionna-t-elle. Quelle sera ma tâche ?
-Rien. Vous resterez ici.
-Non !
Le Marrok la foudroya du regard. Habituellement, il n’était pas très charismatique. Petit pour un homme, changé assez jeune et avec ses taches de rousseur, il ressemblait à un gamin assez penaud. Mais, quand il désirait imposer son autorité, son regard changeait. On pouvait y deviner les années écoulées derrière ces yeux. On se sentait oppressé inexplicablement par ce pouvoir inconnu. Le visage du Marrok n’avait rien à voir avec ce petit rouquin benêt. C’était ce visage qu’il affichait à présent. Et Rosalie ne put s’empêcher de trembler car ce que son instinct lui soufflait la terrorisait.
-Non, je ne reste pas ici, affirma courageusement la nouvelle louve.
-Vous voulez chasser ? demanda le plus puissant loup d’Amérique d’un calme froid.
-Oui !
-Et comment ? Vous savez traquer une proie ? Mener une enquêter ? Vous avez des contacts au sein de la société secrète magique ? Que savez-vous réellement de notre monde ? Vous étiez humaine il y a encore deux jours. Vous avez été bercée par des contes sur le fait que les monstres ça n’existe pas. Hé bien si, madame Jansen, les monstres ça existe ! Et maintenant que du poil vous pousse sur le corps, vous voulez vous en prendre aux plus dangereux d’entre eux. Vous êtes un louveteau à peine capable de tenir sur ses pattes. Je ne permettrai pas que vous soyez mise en danger pour un caprice et encore moins de mettre l’un des miens dans l’embarras afin de vous surveiller.
-Pourquoi tu ne la prendrais pas avec toi ?
Tous les regards bifurquèrent vers la coyote sournoise. Elle était intervenue l’air de rien comme si elle n’avait pas remarqué la fureur tapie sous la couche de glace de son père adoptif. Mercy n’était plus une petite fille. Elle connaissait par cœur ces intonations et ces reproches. Elle savait ce que ça impliquait. Elle en avait fait les frais plus jeune. Et c’était justement parce qu’elle avait expérimenté tout cela qu’elle seule avait perçu la réelle inquiétude et cette chaleur dans la voix de Bran.
-Tu es folle ?
-Non, je dis juste que tu pourrais être responsable d’elle. Si tu la laisses ici, elle fera d’autres bêtises comme avec Asil. Je ne suis pas certaine que ta meute sera en sécurité. Anna pourrait lui apprendre deux trois trucs d’Omega mais sera-t-elle réceptive à ce genre d’apprentissage en sachant que ses enfants sont quelque part avec on ne sait qui ? Comme tu l’as dit, tes loups ne vont pas jouer au baby-sitter avec elle : ils ont déjà des soucis qui leur sont propres. La laisser seule équivaudrait à l’envoyer dans l’antre du monstre munie d’un petit cure-dent. Donc, il serait plus simple que tu l’emmènes et calmes ses ardeurs comme tu sais si bien le faire.
Mercy lui sourit. Echec et mat ! Elle lui présentait une logique implacable et réfléchie. Il en resta muet un instant. Était-ce la solution ? Ainsi, il pourrait surveiller son évolution dans le monde lupin. Le Marrok coula un regard vers cette mère prête à la chasse. Celle-ci avait suivi le discours avec intérêt. Elle attendait une réponse de sa part mais n’hésiterait pas à en découdre en cas de refus. Sa résolution se lisait sur ses traits. Soit elle partait avec lui, soit elle partait seule à la poursuite des kidnappeurs.
Bran Cornick soupira. Il marmonna un truc sur les femmes, les Omégas et leur tempérament. Il savait qu’il n’avait plus le choix face à un tel discours. Il n’avait pas besoin de la voir pour savoir que sa fille adoptive jubilait sur sa chaise.
-Ok, c’est d’accord. Madame Jansen m’accompagnera à ce rendez-vous.
Rosalie contempla le chalet. Il était en mauvais état. La serre avait ses parois brisées. Des morceaux de verre jonchaient toujours le sol à proximité. À travers les fissures, on pouvait voir les fleurs massacrées ou déracinées. Il y avait de la terre partout. Sur une porte, des traces de griffure zébraient le bois. Ce n’était plus le jardin d’Eden ; c’était une ruine ; c’était son méfait à elle.
Rosalie sentit une boule lui monter à la gorge. Malgré le soleil chaud de ce début d’été, un frisson lui parcourut l’échine. Son courage s’amenuisait à chaque seconde alors que c’était son idée de venir ici. Elle croisa les bras en guise de réconfort. Que devait-elle faire ? Partir ou frapper à cette porte close ?
Anna et Charles l’attendait dans la voiture. L’Oméga avait compris son besoin de venir quémander le pardon d’Asil mais Charles était inquiet quant à la réaction de ce dernier. Certes, elle avait apaisé l’animal furibond dans la chambre d’isolement. L’humain risquait d’être moins clément. Alors, ils avaient tenu à l’accompagner. Ils resteraient dans la voiture afin de protéger leur intimité. Mais, ils se tenaient prêts à agir en cas de problème.
Rosalie inspecta les alentours. Les bois étaient silencieux mis à part quelques chants d’oiseaux. Elle s’étonna de l’absence du 4x4. Elle aurait cru que quelqu’un l’aurait ramené à son propriétaire. Elle se mordilla les lèvres. Elle était désolée pour ça aussi.
Brusquement, la jeune femme l’entendit, ce son de clochette si particulier. Un rire d’enfant l’accompagna. Il l’invitait à entrer dans la serre. Se culpabilisant d’entrer sans autorisation, la nouvelle louve hésita. Elle avait déjà fait subir tellement de choses à Asil qu’elle ne désirait pas envahir de nouveau son territoire.
Mais le son se fit plus intense. Il en devenait presque assourdissant. Elle boucha ses oreilles sans succès. Elle ferma les eux. Ils étaient là, papillonnant autour d’elle, invisible même à sa vision lupine. Où qu’elle aille ils avaient été toujours présents à ses côtés. Parfois bons conseilleurs, parfois malicieux conspirateurs. Elle les devinait plus qu’elle ne les voyait. Son père les appelait les lutins ou leprechaun ; quant à sa mère, ils étaient pour elle les djins. Eux aussi les sentaient. Jamais ils n’avaient mis en doute ses paroles au contraire de ses amis ou des autres membres de sa famille. Ses parents possédaient tous deux le don. Et elle était le fruit de cette union extraordinaire.
Le parfum de la rose devint entêtant. Rosalie avança en conservant les yeux fermés, guidée par cette fragrance envoutante. Elle percevait au loin la voix d’une femme. On essayait de lui transmettre un message. Il ne lui était pas destiné. Elle devait le remettre à la bonne personne. Elle devait…
-Qu’est-ce que vous faites ici ?
Rosalie ouvrit brusquement les yeux. Elle était entrée dans la serre et se tenait devant les roses chéries par Asil. Une magnifique jeune femme se tenait à l’entrée, un seau et un balai à la main. Elle était presque aussi jolie que la compagne du Marrok : tout aussi sophistiquée même dans sa tenue de nettoyage. Ses beaux sourcils étaient froncés. Son visage exprimait la colère naissante et la tristesse.
-Je…
-Vous n’avez rien à faire ici, hurla l’inconnue. Vous ne croyez pas que vous avez fait assez de mal à Asil. Il adorait cette serre et sa voiture. Et vous ! Vous avez tout détruit.
La coupable baissa la tête par honte et culpabilité. Elle ne pouvait nier les faits. Elle s’en voulait, même si elle était désespérée.
-Je… Je suis désolée, chuchota-t-elle.
-Quoi ?! Vous êtes désolée ! La bonne affaire ! Asil ne méritait pas ça. Vous…
-Sage ! l’interrompit Asil.
Le loup avait entendu les éclats de voix provenant de sa serre. Curieux, il était venu s’enquérir de leur provenance. Il fut surpris de découvrir Mme Jansen face à Sage. Il connaissait suffisamment son amie pour savoir qu’elle était à deux doigts de sauter à la gorge de sa visiteuse. Une effusion de sang n’aurait pas été de bon ton avec les derniers événements. Surtout quand le bras droit du Marrok se tenait dans une voiture à proximité prêt à intervenir.
-Sage, laisse Mme Jansen. Je suis sûre qu’elle a une bonne raison d’être là. Laisse-la s’exprimer.
-Mais, elle t’a fait du mal.
-Je m’en remettrai, dit-il avec un sourire en coin et en s’appuyant au chambranle de la porte. J’ai connu pire.
-Je suis venue pour vous présenter mes excuses. Je suis désolée de vous avoir fait souffrir de cette façon. C’était cruel de ma part.
-Mais vous ne regrettez pas votre geste, n’est-ce pas ?
La jeune femme soutint le regard du loup. Elle le vit briller. Elle y décela quelque chose d’inexplicable. De la compréhension ? Une pointe d’admiration peut-être ? Il n’était pas fâché par son geste. Elle en eut la certitude en cet instant.
-Non, je ne regrette pas. Si c’était à refaire, je le referais.
Elle n’avait pas bégayé. Elle avait conservé les yeux dans les siens, non en signe de défi mais en celui de connivence. Asil accentua son sourire carnassier. Il rangea les mains dans ses poches et fit mine de contempler les plantes. Il comprenait le désespoir.
-Je regrette seulement la destruction de cet endroit. Votre jardin était magnifique.
-Cela demandera du travail mais je pense que je pourrai lui redonner sa splendeur. Après tout, vous avez épargné mes roses.
Rosalie acquiesça. Elle ne doutait pas des compétences d’Asil en horticulture. De plus, elle avait été sensible à la dernière remarque de son interlocuteur.
Il avait remarqué.
Le rouge lui monta aux joues. Elle n’avait pu se résoudre à ce dernier acte de cruauté. Quelque chose lui avait soufflé que c’était important.
-Je vous rembourserai les dégâts.
-Pas la peine. Bran a une assurance pour ça.
-Et la voiture ?
-Là, le moteur est complètement foutu. J’attendais justement une occasion de la remplacer. Il y a un nouveau modèle qui me fait de l’œil depuis quelques temps. J’hésitais à en changer. Merci pour le coup de pouce.
Rosalie pouffa. Elle leva sa main pour cacher son sourire. Il était malvenu de rire d’une telle situation. Son père lui aurait reproché sa désinvolture. Elle hocha la tête une fois calmée. Elle fit mine de sortir car la conversation était terminée ; ils le savaient tous les deux. Ainsi, la mère pourrait partir en chasse le cœur tranquille. Si elle ne revenait pas, elle n’aurait pas de dettes à payer envers qui que ce soit, même si, elle se sentait redevable envers le Maure.
-Ah ! Au fait, mettez un verre de lait et des biscuits sur la table de la serre. Je vous assure que vos plantes se remettront plus vite comme ça. Ils me l’ont promis.
Asil l’observa regagner la voiture de Charles totalement décontenancé. Était-elle tombée sur la tête ou bien le Changement avait affecté sa raison ?
-Qu’est-ce qu’elle a voulu dire avec son histoire de lait et de biscuits ?
-Aucune idée, querrida, j’ai jamais entendu ce truc dans le métier.
-En tout cas, tes roses sont splendides malgré tout ce bazar.
-Quoi ?
Mme Jansen avait brisé les vitres de la serre. Le soleil avait mordu méchamment les feuilles et avait abimé les pétales. Le pot avait été ébréché ce qui avait endommagé les racines. Ce matin encore, les fleurs pendouillaient mollement à leur tige.
Mais là, le rosier se dressait fièrement. La couleur des roses était vive, presque lumineuse. Il remarqua que certains bourgeons avaient fleuri très rapidement, s’ouvrant sur une rose magnifique. Il frôla du bout des doigts les pétales doux et soyeux. Leur parfum lui envahit les narines, exquis, transportant.
Mettez un verre de lait et des biscuits.
De la nourriture. Elle lui avait demandé de déposer de la nourriture dans sa serre. Plus exactement, des friandises. Qui allaient manger toutes ces choses à part des enfants ?
Ils me l’ont promis.
Elle n’avait pas précisé qui étaient ces Ils. Asil n’avait jamais senti de présence dans sa serre. Encore maintenant, il ne percevait rien alors que ses roses gagnaient en beauté chaque seconde. Décidément, cette jeune femme était pleine de mystère. Il devrait en discuter avec Bran dès que possible.
Bran Cornick épia discrètement sa passagère. Aucun des deux n’avait prononcé le moindre mot depuis leur départ. Charles lui avait expliqué en deux mots ce qui c’était passé chez Asil. Le Maure lui avait téléphoné peu de temps après. Il ne lui avait pas expliqué en détail ce qui le troublait car la ligne téléphonique n’était pas des plus sûres ces derniers temps. Pourtant, il était clair au son de sa voix qu’il y avait un problème. Il lui avait parlé de ses fleurs, particulièrement de ses roses. Il avait souligné leur couleur éclatante. Asil parlait régulièrement de ses roses : elles étaient sa fierté. Pourquoi avait-il besoin de radoté de nouveau à ce sujet tout en expliquant que Rosalie était venue s’excuser ? Non, ce n’était pas les mots utilisés. C’était la manière dont il avait prononcé le mot « éclatante ».
De nouveau, Bran observa discrètement Rosalie. Cette dernière avait la tête posée sur la vitre côté passager. Elle avait le regard dans le vague. Il remarqua les petites poches sous ses yeux noisette. Peut-être avait-elle du mal à dormir. C’était normal : après tout, sa famille venait d’être détruite par une force extérieure et ses enfants avaient disparu. Lui-même avait perdu les plombs plusieurs centaines d’années auparavant quand son fils aîné s’était retrouvé en danger à cause sa propre mère. Puis, il songea à une autre disparition, plus douloureuse. Petit à petit, un autre profil se superposa à celui de sa passagère. La couleur de peau était similaire quoique plus claire. Le nez plus droit. Le regard par contre restait inchangé : déterminé, franc, innocent…
-Ça va ?
Bran cilla. Il reporta son attention sur la route. Rosalie venait de bouger et avait tourné son visage vers le sien. Ses yeux noisette ne le lâchaient plus. Le conducteur pouvait y deviner de la curiosité et de l’inquiétude dans ce regard, même sans réellement l’affronter. Conduire était une parfaite excuse pour éviter cette confrontation visuelle. Il n’avait pas vraiment besoin de se concentrer sur la route grâce à son instinct mais ça, Rosalie ne pouvait pas le savoir, si ?
-Est-ce que ça va ?
Bran grogna en guise de réponse. Ils n’avaient pas entamé la conversation jusqu’à présent et c’était très bien ainsi. Sa passagère soupira.
-Vous avez l’air fatigué. Vous voulez que je conduise un peu ? J’ai mon permis, vous savez ?
Bran esquissa un sourire.
-J’ai vu. La voiture d’Asil s’en souvient également.
Rosalie croisa les bras sur sa poitrine et se tint droite sur son siège. Ses lèvres se serrèrent. Elle était vexée.
-Ce que je veux dire c’est que vous conduisez depuis une dizaine d’heures. On ne s’est arrêté qu’une seule fois pour faire le plein. Vous devez vous reposer un peu.
-Madame, je suis un loup-garou. Je suis plus résistant qu’il n’y paraît. Ce ne sont pas quelques heures en voiture qui vont m’épuiser.
-Avez-vous peur de me laisser le volant ? Ou bien tout simplement de me révéler notre destination ?
Petite futée !
Rosalie scruta l’expression du visage de son interlocuteur. Ou plutôt, son absence de réaction. Elle avait compris qu’il maîtrisait parfaitement ce qu’il voulait laisser entrevoir à son entourage. Malgré tout, pendant une fraction de seconde, elle crut le voir… amusé ?
-Vous n’avez pas confiance en moi, n’est-ce pas ?
-Le devrais-je ?
-Je suis l’une des vôtres à présent.
-Certes, vous avez été mordue et vous pouvez changer de forme. Cela ne fait pas de vous une de mes loups ! Il faut une cérémonie pour ça.
-Une cérémonie ?
-Cela vous choque que les monstres aient des traditions et des cérémonies ?
-Non ! Cela me surprend et me réjouit. Vous êtes plus civilisé que je le pensais. Enfin, je veux dire : vous êtes un véritable peuple, avec ses traditions et son histoire. Et je suis heureuse de faire partie d’un peuple.
-Pourquoi ? Ce n’était pas le cas avant ?
-Pas vraiment.
Un silence s’installa dans la voiture. Bran ne posa aucune question personnelle. Il pensait qu’il était dangereux d’en savoir davantage sur elle. Il comprenait très bien ce sentiment de solitude, d’être orphelin même parmi les siens. Rosalie, quant à elle, se mordillait les lèvres. Elle avait envie de se confier. C’était étrange. Elle sentait qu’elle pouvait tout dire à cet homme centenaire.
-Je… Je ne suis pas américaine mais je vis aux États-Unis.
-Bienvenue au club !
-Je ne suis pas anglaise non plus. Ma mère est indienne. Pourtant, pour le peuple de ma mère, je ne suis pas indienne car j’ai la peau trop claire, un accent trop anglais et des manières de femme libre. Je n’appartiens à aucun groupe tout en ayant des attaches partout. Je suis une orpheline sans véritable peuple.
-Mon peuple à moi n’existe plus depuis plus de mille ans. Je suis un orphelin également. Je ne suis pas seul pour autant : je me suis construit une famille. Plus le temps passe et plus elle prospère. Elle est ma fierté. Elle compte sur moi tout comme je compte sur chacun des membres qui la composent.
-C’est chouette d’avoir une famille…
Bran posa sa main sur celle de sa passagère en signe de soutien. En parlant, Rosalie avait abandonné sa posture belliqueuse et avait laissé ses mains sur sa cuisse. La nostalgie de son bonheur passé la gagnait. Les larmes menaçaient au coin de ses yeux. Elle parvenait à les retenir par la seule force de sa volonté. Quand cette grande main d’homme recouvrit la sienne, elle la serra avec reconnaissance. Bran tapota sa cuisse.
-Nous allons faire en sorte de vous ramener votre famille, madame Jansens. Faites-moi confiance !
Rosalie frotta son visage et chassa son vague-à-l ’âme.
-À une condition : que vous en fassiez de même. Donc, où allons-nous ? demanda-t-elle l’air de rien.
Bran salua sa détermination. Elle ne perdait pas le nord, la petite. Il rendit les armes.
-Nous allons au Bay Brigde.
-San Francisco ?
-Ne soyez pas buttée. J’ai dit au Bay Bridge.
-C’est à San Francisco.
-Ce pont mène à San Francisco mais nous n’irons pas jusque-là.
-Qu’allons-nous faire sur un pont ?
-Pas « sur » mais « sous » le pont. C’est là que nous avons rendez-vous.
-Avec un troll ?
-Ah, vous connaissez vos classiques ! Non, je pensais vous emmener plutôt à votre premier marché aux trolls !
Mots de l'auteur
Voilà ce quatrième chapitre de fini. À l'heure où j'écris ces mots, le chapitre 5 n'est pas encore écrit... et je ne sais pas quand il le sera. Je vais essayer de mettre les bouchées doubles pour qu'il sorte le W-E prochain. Sur ce, je vous remercie de m'avoir suivie jusqu'ici et je vous (peut-être) à la semaine prochaine.
Bon week-end!