Beyond the Stars
Chapitre 39
Le mal de crâne. Ce fut la première sensation qui la prit au réveil. Engourdissement. Les yeux qui brûlaient. Instinctivement, elle se risqua à entrouvrir les paupières. Il lui fallait une prise d’information rapide. Malgré la douleur de sa tête. De son épaule. De sa jambe.
Meurtrie.
Fourbue.
Elle ne sentait dans son corps qu’engourdissement.
Elle était allongée. Première information. Sur quelque chose de moins dur que la roche. La sensation du toucher revenant, ce fut au tour de l’ouïe de se réactiver.
Brouhaha. Bruits indistincts. Qu’elle n’aimait pas cette sensation. Le son, c’était important. Cela permettait de spatialiser l’invisible. Elle n’arrivait pas à entendre mieux et ses yeux lui brûlaient. Comment distinguer quoi que ce soit avec ce bip agaçant qui recouvrait tout ?
Cela lui prit quelques secondes encore avant qu’elle ne parvienne à comprendre que ce bip agaçant ne venait pas de son propre cerveau mais faisait partie du décor auditif.
Elle papillonna encore des paupières. Elle parvint à tourner la tête vers la source du bruit. Flou. Trop flou. Elle ne distinguait pas grand-chose. Mais c’était près d’elle. Paupières qui battent. Stabilisation de la vue.
Ah.
Un moniteur.
Quelques secondes encore pour faire le lien logique dans son esprit. Moniteur égalait surveillance médicale. Hôpital ?
Non.
Pas possible.
Pas avec la situation actuelle.
Il lui fallait plus d’infos. Bon sang, qu’elle était longue à revenir, cette vue ! Elle n’avait quand même pas une commotion cérébrale ? Elle ne se souvenait pas s’être cognée la tête en tombant. A vrai dire, elle ne se souvenait pas de grand-chose…
Et puis…
Le Normandy !
Jeff !
Le nom ne lui jaillit pas de la bouche, juste un croassement. Bouche sèche. Pâteuse. Mais le sursaut l’avait faite se redresser. La douleur lui rappela qu’elle n’avait pas toutes ses capacités physiques.
Grimace.
Mouvement dans son champ de vision.
Garrus.
Une main sur son épaule valide et un « Hé ! » distingué parmi les sons qui lui parvenaient de manière discontinue.
Elle finit par accrocher son regard à celui du Turian. Il faut qu’elle sache. Mais rien. Rien de particulier dans ses yeux. Juste du calme et une certaine inquiétude. Mais rien. Rien. Elle n’y voit rien d’autre.
« Shepard. »
La voix est posée. Elle calme la panique qui monte.
La jeune femme reprit le contrôle de son émotion. Et petit à petit de son corps. Elle inspira et expira profondément. il fallait qu’elle puisse retrouver son discernement.
Elle rouvrit les yeux. Et cette fois, elle eut toute les informations à la fois.
Le lit de fortune sur lequel elle reposait. Le préfabriqué qu’elle identifia comme propre aux hôpitaux de fortune, comme ceux qu’on pose en arrière du front.
Très bien.
Elle était donc restée inconsciente un bon moment.
Garrus relâcha la pression de sa main sur son épaule. Il semblait attendre qu’elle parle. Un second croassement sortit de sa bouche. D’abord boire. Le Turian comprit de suite et lui tendit un verre d’eau qu’elle but d’un trait. Cela acheva de lui rendre ses sens. Du moins, un niveau correct de compréhension de ce qu’il se passait.
« Le Normandy ? » fut sa première question.
Garrus eut un sourire amusé. Sa question n’avait pourtant rien de très drôle. Elle ne savait pas vraiment quoi en penser.
« J’ai cru comprendre que Joker aurait… disons… désobéi à vos ordres. »
Ça, elle l’avait bien compris. Mais ensuite ?
« Pas trop de bobos, dirais-je ».
Juste de la tôle froissée, hein ? Rien de plus. Elle se sentit soulagée. Elle n’osait pas demander des nouvelles directes de Joker. A moins qu’elle ait assez d’esprit pour le faire de manière subtile.
« Et comment se porte cet imbécile ? »
Garrus n’avait pas de détails. Chakwas s’était occupée principalement de Shepard, insistant pour le faire, quitte à flanquer ses confrères à la porte. Le Turian avait été également invité à prendre congé.
« Où est la Doc ? »
Occupée ailleurs. Évidemment.
« Comment ? » finit-elle par demander. Oui, elle aurait dû commencer par là. Comment s’était-elle retrouvée… là ? Même si elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait précisément. Par l’orifice qui faisait office de fenêtre, elle ne voyait que le ciel. Un ciel noir et chargé, avec des teintes de flammes par endroit. Toujours en plein combat apparemment. Mais elle n’entendait pas le bruit de la bataille. Ils devaient être à bonne distance, sans aucun doute.
Garrus lui expliqua sans ambage comment les Quarians avaient fini par les localiser. C’était le vaisseau de Tali qui était venu les secourir. A bord de la Flotte Nomade, ils avaient commencé à prodiguer des premiers soins. Sa jambe était très blessée. Les Salarians, toujours aussi efficaces, avaient déjà commencé à dresser un camp provisoire plus bas dans la vallée. Shepard y avait donc été conduite, ainsi que l’équipage du Normandy. A peine Chawkas arrivée qu’elle s’était occupée d’elle principalement, soignant son épaule et le reste de son corps meurtrit.
Shepard ne s’en tirait pas si mal. Son bras était immobilisé pour l’instant. Les moyens étaient très rudimentaires dans cet hôpital dressé à la va-vite. Le matériel était sommaire, un étalage de bric et de broc médical apporté par les Quarians.
Garrus marqua une pause. Il avait remplacé son sourire par une expression plus désolée.
« Chakwas aimerait qu’on vous ménage… »
Oh qu’elle n’aimait pas ça. Qu’elle n’aimait pas cet air blessé qu’il avait pris, cette hésitation dans la voix. Elle lui fit signe d’aller au but. La ménager… il ne manquait plus que ça. Elle commençait à ressentir de la colère après elle-même. Comment avait-elle pu se laisser aller à ce point ?
« Jacob est vraiment mal en point. J’ai bien peur qu’il ne tienne pas le coup. »
Elle avait laissé le métis avec les autres dans la station. Que s’était-il passé depuis que Garrus les avait laissés ? Il lui manquait des éléments. Vraiment beaucoup. Elle n’arrivait pas à penser. Et Mordin ? Et Jack ?
Le Commander fit un signe de tête pour que le Turian continue. Il lui expliqua alors qu’après avoir été récupérés par les Salarians, Jacob s’était joint à eux pour récupérer l’équipe de Kaidan toujours en difficultés dans la montagne. Le Turian n’avait pas tous les détails. La situation était vraiment difficile. Entre les bombardements des uns et des autres, les troupes des Reapers encore très agressives et les Geths qui n’avaient pas compris que la situation commençait clairement à être en leur défaveur, il avait été très compliqué de porter secours à Kaidan et les autres. Liara était salement blessée. Kaidan avait eu plus de chance. Legion était toujours opérationnel.
Shepard sentait qu’elle devait bouger. Elle ne pouvait pas rester plantée là alors que ses équipiers n’allaient pas bien. C’était bon. Les premiers moments de flottement après les vapes étaient passés, elle se sentaient plus lucide, moins ankylosée. Elle fit un geste pour se redresser.
« Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. »
Garrus devait sans doute savoir qu’insister ne servait à rien avec Shepard. Elle ne l’écouta pas et s’assit sur son lit.
« Je ne vais pas rester là tranquillement sans rien faire. »
Elle se sentait mieux. Pas dans une forme exceptionnelle, mais marcher ne lui paraissait pas impossible. Avec un soupir, Garrus se résigna à l’aider, puisqu’il savait qu’il n’aurait pas le dernier mot. Poser pied à terre se révéla un peu plus ardu qu’elle ne l’avait pensé. Elle eut un léger vertige qui passa toutefois rapidement. Elle prit appui sur Garrus, sa jambe blessée se révélant toujours aussi douloureuse. La pensée qu’elle resterait boiteuse lui traversa l’esprit et elle eut le tournis.
« Restez assise. Dans votre état… »
Voilà que Garrus retrouvait ses airs paternels qui lui allaient bien. Elle le poussa du plat de la main, voulant montrer que ce n’était que passager. Faire un pas ou deux allait tout remettre en place. Elle n’était pas infirme. Juste légèrement blessée. Pas comme Jacob. Il fallait qu’elle aille le voir. Lui et les autres. Jack qu’elle avait laissée complètement épuisée d’avoir usé de ses pouvoirs, Mordin avec le bras dans un sale état… Garrus, lui, s’en était vraiment mieux tiré que tous les autres. Heureusement pour elle.
La jeune femme tenta un pas, puis deux. Ce fut le moment choisi par Chakwas pour faire son entrée. Et évidemment, la première chose qu’elle fit fut d’engueuler copieusement le Commander. Qui l’interrompit d’un geste. Et d’un regard.
« Où donc pensez-vous aller comme ça, Commander ? »
Chakwas n’était pas du genre à se laisser impressionner par qui que ce fut. Surtout si c’était un de ses patients.
« Voir mes hommes. »
Et Shepard était du même acabit. Autant dire qu’un combat de volontés commençait à cet instant. Shepard était décidée à ne pas se laisser faire. Elle tenta un nouveau pas. Plus affirmé. Malgré la jambe qui la lançait.
« Doc, vous me connaissez.
— Justement. »
Encore un pas. Shepard lâcha Garrus. Et se rattrapa à une console.
« Je veux juste sortir. Les voir. »
Le pas suivant lui fit comprendre qu’elle ne retournerait pas de sitôt sur le champ de bataille. Étrangement, cela ne l’ennuyait pas autant qu’elle aurait pu le croire. Après tout, elle se sentait un peu fatiguée.
« Je ne vais pas me sauver dans le premier vaisseau venu. »
Chakwas ne disait rien, mais Shepard savait que ce qu’elle lui disait ne lui plaisait pas vraiment.
« Dans votre état... »
Elle n’était pas à l’article de la mort non plus. Elle avait vu pire qu’une jambe mal en point et une épaule démise. Pourtant, le fait que la doctoresse n’insiste pas plus lui donnait une porte grande ouverte pour la convaincre.
« Mon état n’est pas si grave, vous le savez. Je suis une grande fille. »
Elle prenait ses propres décisions. De toute façon, si elle voulait aller dehors, elle irait de toute façon, dès que la Doc aurait le dos tourné. Et cette dernière le savait. Ce fut donc la volonté de Chakwas qui plia.
« Très bien. Mais Garrus vous accompagne. »
Évidemment. Ça coulait de source. Shepard se tourna vers le Turian qui allait jouer le garde-malade. Il allait avoir du fil à retordre avec elle. Mais il haussa simplement les épaules.
A petits pas, Shepard fit le tour de son lit. Chaque mouvement était plus assuré que le précédent. Faire le tour de la pièce serait un premier exercice avant de prendre l’air. Elle fit donc un tour. Puis un autre. Quelques hésitations lui valurent de chuter presque. Rattrapée in-extremis par Garrus. Elle pesta, râla. Elle devait sortir. Quand sa démarche fut finalement le plus assurée possible, c'est-à-dire sans perdre l’équilibre tous les cinq pas, Chakwas l’autorisa à sortir.
« N’en faites pas trop. »
Shepard ne répondit pas. Son corps ne répondait pas aussi bien qu’elle l’aurait voulu.
« J’aimerais parler de votre état quand vous serez de retour. »
Allons bon. Lucy avait cherché à fuir une conversation qu’elle ne voulait pas avoir. Mais Chakwas ne lâcherait pas l’affaire. C’était donc pour ça qu’elle avait baissé les armes si vite. Elle comprenait mieux. Elle se borna juste à hausser les épaules.
« Si vous voulez. » Elle feignit l’indifférence. Elle s’en fichait un peu. Elle savait très bien ce qu’avait son corps. C’était le sien. Elle avait bien conscience de ce qu’il se passait. Mais ce n’était pas sa priorité. Actuellement, elle voulait voir comment ils allaient. Et avoir des nouvelles de Jeff. Même si le « pas trop de bobos » était plutôt optimiste, elle voulait le voir de ses propres yeux. Et l’engueuler. Elle devait l’engueuler. Parce qu’il n’avait pas obéi à ses ordres. Mais qu’est-ce qui lui était passé par la tête ?
La lumière extérieur lui brûla un peu les yeux et il fallut quelques secondes pour qu’elle s’y fasse. Au vu des montagnes qui les entouraient, ils étaient encore au Népal. L’hôpital de fortune avait été installé parmi les ruines d’un vieux bâtiment qui datait sûrement d’avant la conquête spatiale. Le rouge des murs qui étaient encore à peu près debout contrastait avec le gris et le blanc des quelques préfabriqués qui avaient été montés. Préfabriqués qui ne suffisaient pas à contenir tous les blessés. Non… Chaque espace libre avait été réquisitionné pour y installer les blessés. Les survivants trouvés par hasard au fur et à mesure que les Salarians gagnaient du terrain. Partout. Il y avait des blessés partout. Des soldats principalement. Mais également des civils. Pas trop de diversité raciale, cependant. Essentiellement des Humains. Certains étaient assis sur des caisses de matériel. D’autres allongés à même le sol. Les médecins et autre personnel médical, recrutés au pied levé s’affairaient dans tous les sens. Beaucoup de Salarians. Des Quarians aussi.
« Vous savez où ils sont ? »
Garrus acquiesça et commença à la guidre à travers les rangées de blessés. Certains l’avaient reconnue. Ils entrouvraient la bouche pour lui parler sans doute, mais se ravissaient principalement. Certains se risquaient à donner un coup de tête, ou saluaient s’ils le pouvaient. Shepard leur répondait en hochant la tête. Elle ne perdait pas de vue son objectif. Avec son pas lent et cahotant, il fallait qu’elle profite de son élan pour avancer.
La fine équipe avait été réunie sous une tente, excepté Jacob qui avait le droit au préfabriqué au vu de son état qui demandait du matériel plus poussé ainsi qu’une hygiène plus rigoureuse. Jack dormait à points fermés sur une couverture, une perfusion dans le bras. Elle n’était pas blessée. Liara se leva quand elle vit Shepard, mais se rassit derechef. Elle avait un bandage sommaire autour du crâne. Le Médigel ne semblait avoir été affecté que pour les blessures les plus vitales.
« Shepard ! »
Des exclamations mélangées suivirent l’arrivée du Commander. Tout le monde voulait parler en même temps. Garrus apaisa tout ce monde d’un geste de la main et un sourire amusé. Jack, réveillée par les cris avait ouvert la bouche pour s’en plaindre, puis s’était ravisée en apercevant la silhouette de leur visiteuse.
« Contente de voir que vous allez bien aussi », répondit le Commander avec un sourire sincère. Ils semblaient avoir encore de l’énergie à revendre et ça faisait plaisir de voir qu’ils semblaient aller tous bien. Du moins au premier regard. Mordin s’était approché quand Shepard était entrée sous la tente. Maintenant, elle voyait bien que la manche qui recouvrait son bras blessé était vide.
« Votre bras… commença-t-elle en trébuchant sur la première syllabe.
— Trop abîmé. Nécessité d’amputer. » Le Salarian inspira par le nez à sa manière habituelle. « Existe de bonnes prothèses, amélioration des capacités motrices. »
Il semblait le prendre plutôt bien. A bien y réfléchir, le Commander n’en était pas étonnée.
« Comment va votre tête, Liara ? »
L’Asari répondit positivement. Un éclat de roche lui avait ouvert le crâne, entaillant la peau. Beaucoup de sang mais une blessure sans conséquences gravissimes,contrairement à ce que Garrus avait laissé penser. Tout comme Jack, elle se remettrait vite. Le Sujet Zéro était d’ailleurs de meilleur humeur que quelques instants auparavant.
« Vous l’avez fait. » Elle dit ça d’un air grave. Comme si c’était la chose la plus importante pour elle. Que Shepard l’ait fait. Cette dernière comprit qu’elle pensait à James. Il eut cependant un peu de retenue de sa part. Pas d’éclatement de joie, pas de jurons. Jack était sans doute sous l’effet du contrecoup de la bataille.
Cependant, le temps n’était pas aux réjouissances. Ce n’était pas terminé.
Shepard s’enquit des autres, qui était absents. Legion avait été envoyé auprès de Tali afin qu’il aide à contenir les derniers Hérétiques. Il n’avait pas besoin de soins et s’était tout de suite proposé pour une autre mission. Il avait juste insisté pour que ce soit la Quarienne qui le prenne sous ses ordres. Sans doute n’avait-il confiance qu’en ceux qu’il connaissait. Cela ne ressemblait pas trop à l’idée qu’on pouvait se faire des Geths. S’était-il ouvert à d’autres réactions ?
« Kaidan est parti à la recherche de l’équipage du Normandy qui a été emmenée ici, continua d’expliquer Liara. Apparemment, ils vont tous bien. Secoués, certes, mais en un seul morceau. Ils ont eu beaucoup de chance. »
Le soulagement devait être visible sur le visage de Shepard, car Liara sourit. Kaidan était sans aucun en train de passer un savon à Joker pour son insubordination. Au moins, il aura déjà eu un sermon avant qu’elle ne s’y mette.
Le Commander s’enquit de l’état de Jacob. Jack désigna un préfabriqué non loin de leur tente.
« Il a bien bouffé, le pauvre. » La jeune femme avait l’air embêté. Elle marmonna qu’elle aurait bien été prêter main forte si elle avait eu toute son énergie. Au moins, elle aurait pu assurer ses arrières. Shepard lui assura qu’elle ne devait pas se sentir coupable. Tout le monde le savait, c’était les aléas de la guerre. Et quelle guerre !
« Des nouvelles du front ? » Le Commander s’adressait au Shadow Broker. Elle ne savait pas grand-chose. Ici, on s’occupait des blessés. Difficile d’en savoir plus.
Shepard souhaita aller voir Jacob, ce qui avait été son intention première. Elle était rassurée que ces trois-là allaient bien. Même si Mordin était finalement plus mal en point qu’elle ne l’avait cru sur le terrain. Mais le Salarian ne se formalisait pas. Il montrait même une certaine impatience. Il attendait qu’on lui permette d’aider aux soins des autres blessés. Chakwas avait les idées bien arrêtées sur la conception du repos. Mais le Commander ne doutait pas que le Salarian finirait par faire ce qu’il voulait, quitte à se sauver en douce.
Elle avisa une béquille qui reposait sur une caisse de matériel entrouverte. Garrus lui apporta. Ainsi, elle n’avait plus vraiment besoin du Turian pour jouer les aides. Elle lui fit part de son intention de le libérer afin qu’il puisse se reposer également. Mais Garrus secoua la tête. Il répéta ce que la doctoresse avait dit. Il devait la suivre. Et il le ferait. Chakwas lui faisait sans doute peur.
«Vous êtes capables de vous sauver.» dit-il en cherchant à plaisanter. Cependant, sa tentative d’humour n’accueillit qu’un sourire forcé.
Boitillant malgré la béquille, serrant les dents à cause de la douleur, elle chemina d’un rythme lent jusqu’au préfabriqué. C’était un Salarian qui avait en charge le cas de Jacob en relais avec Chakwas. Il salua la jeune femme quand elle entra.
« Shepard. Docteur Zagnos. »
Elle hocha la tête en signe de bonjour.
« Alors ? » s’enquit-elle en se tournant vers Jacob qui reposait sur un lit de camp, relié à quelques machines qu’elle identifia comme un respirateur et un électrocardiographe.
Le Salarian prit une inspiration par le nez, véritable tic propre à son espèce et se lança dans une tirade débitée à la vitesse de la lumière.
« Pas bon. Blessures profondes. Tir de Banshee. Mauvais. Très mauvais. Brûlures de dernier degré. Torse atteint. »
En effet, le métis semblait avait eu la peau en fusion, cela dépassait par endroit des bandages appliqués sur la zone blessée.
« Moyens de fortune. En attente d’approvisionnement de Mars. Meilleur matériel. »
Ce que Shepard voulait savoir, c’était si Jacob allait passer la journée suivante. Et celle d’après. Le docteur haussa les épaules. « Difficile à dire. » Ce fut sa seule réponse.
Elle s’approcha. C’était vrai qu’il avait vraiment l’air mourant. Une bonne partie de son corps avait été brûlée. Il avait également une blessure à la tête, sans doute la chute après le tir de la Banshee. Il avait eu de la chance de s’en être sorti encore en vie, précisa le Salarian. A le voir allongé et dépendant de machines pour tenir le coup, Shepard en douta. Dans quel état allait-il finir, s’il s’en sortait ? Jacob était un homme d’action, elle ne le voyait pas infirme pour le restant de ses jours.
Joker avait encore le corps complètement douloureux. Chakwas lui avait administré un antidouleur, celui qu’elle avait sous la main, mais ce n’était pas celui auquel il était habitué et l’effet n’était pas aussi fort. Allons bon, qu’à cela ne tienne, il n’allait pas faire le difficile. Il était encore en vie. Douloureusement encore en vie. Pour le moment, il n’arrivait pas encore à marcher sur plusieurs centaines de mètres, mais il tenait debout et les béquilles étaient redevenues ses meilleures amies. Il ne s’en tirait pas trop mal. Une chance de cocu, avait dit Kenneth quand il était allé le voir. Lui et les autres aussi avaient été chanceux.
Il avait tout simplement perdu le contrôle. Tout lui avait échappé, les commandes, le sang-froid… et le Normandy s’était écrasé. Enfin, il avait réussi à la poser en urgence et elle avait glissé sur le flanc jusqu’à ce qu’une montagne l’arrête. Elle n’était pas dans un bon état. Et ça le faisait rager. Il avait perdu conscience, mais savait qu’EDI était encore opérationnelle. Et maintenant, elle était seule dans la montagne. Il savait que pour le moment, la carlingue de son vaisseau n’était pas la priorité. Mais il s’inquiétait pour son copilote artificiel.
Autre préoccupation du moment pour lui, avoir des nouvelles de Shepard. Et malgré son statut de pilote sous les ordres du célèbre Commander, il n’avait pas été simple d’en avoir. Il n’était qu’un blessé mineur, insubordonné en plus, on ne lui accordait que peu d’attention. Lui s’en remettrait. Pas forcément le cas de tout le monde. Finalement, ce fut Gaby qui était venue lui apporter la nouvelle, enfin à lui et à reste de l’équipage qu’on avait relégué dans une tente de fortune au vu de leurs blessures minimes, que Shepard avait été retrouvée.
Et qu’elle était en vie.
Son soulagement passa inaperçu parmi la joie de ses compagnons. Il avait ensuite compris que le Commander avait été rapatriée sur place bien avant eux. Mais qu’elle n’était pas encore sorti de son état inconscient. Quand il avait demandé à Chakwas s’il était possible de lui rendre visite, il avait eu le droit à une interdiction formelle de la part du Doc. Shepard était gravement blessée, mais s’en sortirait. Pour le moment, il fallait du repos. Et à lui aussi. Insistant mais pas trop, il avait quand même fini par obtenir qu’il serait bientôt possible de se rendre au chevet du Commander, quand il sera capable de marcher correctement sur le terrain quelque peu accidenté où l’hôpital de fortune avait été installé. Il savait que Chakwas lui donnait une sorte de motivation pour surpasser la douleur. Alors, depuis qu’il avait réussi à se remettre debout, il s’entraînait à marcher.
Il devait le faire. Deux jours à serrer les dents, à réapprivoiser la douleur. Il marchait désormais suffisamment pour déambuler parmi les autres rescapés. Il devait arriver à aller plus loin. Il devait aller voir Shepard. Il devait lui parler. Il fallait qu’il la voie. Absolument.
Parce qu’il devait savoir.
Il voulait qu’elle lui dise de vive voix.
Qu’elle démente. Qu’elle nie.
Il ruminait ça depuis qu’il avait surpris cette conversation entre Ken et Gaby.
« Jacob ? Nan, pas trop son genre. Et puis il a toujours eu un crush sur Miranda. J’en mettrais ma main à couper.
— Kaidan, on sait qu’elle lui a toujours dit non. Mais peut-être que maintenant qu’il est Major…
— J’sais pas… La voix de Gaby se fit rêveuse. Moi, j’pense plutôt à Joker. »
Rire de Kenneth. « Je pense pas que Shepard puisse outrepasser la chaîne de commandement. Ça ne lui ressemble pas vraiment. Joker, c’est plutôt son meilleur ami, non ?
— C’est plutôt Garrus, le meilleur pote pour moi… Mais on ne sait jamais… Peut-être qu’elle a été tentée par l’exotisme… »
De quoi parlaient-ils ? Il avait donc clopiné jusqu’au couple, tentant d’en savoir plus et avec son air le plus dégagé, il avait demandé de quoi ils pouvaient bien parler. Avec du recul, il aurait mieux fait de fermer sa gueule.
Avec un air de confidence, Gaby lui avait alors glissé d’un air amusé, accompagné d’un gloussement qui n’avait de naturel qu’une rumeur circulait comme quoi Shepard serait enceinte. Elle l’aurait entendu de la bouche d’un des toubibs qui l’avait accueilli dans le camp avant que Chakwas ne s’en mêle.
« M’étonnerait pas que le Doc soit au jus, avait-elle ajouté. Elle couve Shepard comme pas possible. Personne ne peut approcher le Commander. Sauf Garrus, il semblerait. » S’étant tournée vers Ken, elle avait repris son hypothèse comme quoi le Turian serait le père. Ainsi, elle n’avait pas vu que Joker avait perdu toutes ses couleurs. Que son cœur avait sombré dans son estomac et qu’il avait manqué de respirer pendant plusieurs secondes.
Shepard… Enceinte ?
Lucy était enceinte ?
Elle lui aurait dit, non ? Il aurait été le premier au courant. Elle n’aurait pas gardé ça pour elle seule. Il n’y croyait pas. Elle n’aurait pas menti sur un sujet comme ça. Même malgré les circonstances.
Il avait cherché à reprendre contenance. Kenneth lui avait lancé un regard suspicieux. Il avait fait un rire étrange pour masquer son malaise.
« Garrus ? Nan ! » avait-il dit avec une voix suraiguë. Il s’était éclairci la gorge. « Vous imaginez Garrus…euh… » Il suspendit sa phrase. Imaginer Garrus en pleine action était assez… dérangeant.
« Il est trop propre sur lui pour oser même l’imaginer. » avait-il conclu. Gaby s’était laissé convaincre, mais elle donna une nouvelle idée. « James ? »
Ils s’étaient tus tous les trois. James avait toujours montré un respect énorme de la chaîne de commandement. Et puis, tout le monde s’était douté que la particulière Jack l’avait intrigué.
Chercher qui pouvait bien être l’amant de Shepard ne l’avait pas amusé. Dans d’autres circonstances, oui, mais pas là. Pas en ayant ce doute. Il avait fini par prendre congé, disant qu’il ne voyait pas Shepard avec quelqu’un de l’équipe. Il avait de la bile dans la gorge. Envie de vomir. Envie de hurler.
Il avait juste pu entrapercevoir le regard de Gaby vers Kenneth qu’il avait interprété comme « Je t’avais dit qu’il avait le béguin pour Shepard ». Jouer la comédie n’avait pas été simple. Pas plus de cinq minutes. Il s’était éclipsé le plus vite possible, aussi vite que son corps douloureux l’avait pu.
Depuis, dès qu’il croisait des gens de l’équipage du Normandy en conversation, il avait l’impression qu’ils parlaient tous de la rumeur. Il entendait toujours des voix qui murmuraient que Shepard était enceinte. Il avait fini par en faire des cauchemars. Lucy accouchait d’un monstre difforme.
Si jamais quelqu’un avait eu l’idée saugrenue de lui demander s’il voulait des enfants, il avait sa réponse toute prête.
Non.
Non, parce qu’il avait une chance sur deux de transmettre le Vrölik.
Il ne voulait pas que sa propre descendance souffre comme lui. La douleur dès qu’il faisait un mauvais mouvement, dès qu’il chutait ou se cognait. Les traitements palliatifs. L’espoir toujours déçu que l’on trouve un remède. Le regard des autres. La sensation d’être infirme et diminué. Ses souvenirs d’enfance n’étaient pas très joyeux. Sa mère avait été trop protectrice, toujours à lui choisir ses activités et ses amis. Pour finalement lui chercher un bon parti. Une seconde mère, oui. Les rendez-vous organisés qui le mettait aussi mal à l’aise que la pauvre fille qui avait été sélectionnée. La sensation d’être juste un boulet pour l’autre. C’était parce que la ligne de vie que sa mère, trop angoissée à l’idée qu’il lui arrive quelque chose, toujours à vouloir l’enfermer dans du coton, lui avait tracé ne lui plaisait absolument pas qu’il s’était tiré de chez lui. Son père aurait approuvé l’idée d’être pilote. Sa mère n’avait eu qu’une réponse. Hors de question. Oublie.
Tu n’en es pas capable.
Et parce qu’il ne voulait pas que ses enfants aient ce handicap, il n’en voulait pas tout court. Et puis, qu’est-ce qu’il allait faire d’un môme ? Il était toujours en vadrouille, en mission, toujours libre. Les militaires avec gosses étaient rares. Les parents de Shepard faisaient exception. Une brillante carrière avec une gamine. Mais la vie de Shepard, trimballée de station en station, confiée en nourrice, à une connaissance, à de la famille n’était pas idéal non plus.
C’était pourquoi il ne voulait pas croire à cette histoire. D’abord parce qu’ils en auraient parlé ensemble. Et puis, parce qu’il était persuadés qu’ils ne voulaient pas de gosses tous les deux.
Ah, qu’est-ce qu’il voulait lui parler, savoir, enfin ! Plus que de savoir si elle allait bien. Ce doute le hantait.
Il était encore à marmonner entre ses dents, assis sur une caisse de matériel vide, quand Kaidan arriva dans son champ de vision.
Avec sa tête de sermonneur professionnel.
Et ça ne lui disait rien qui ne vaille.
Papa était venu lui mettre une fessée.
Mais à propos de quoi ?
Du fait qu’il ait désobéi à Shepard et avait fini par planter le Normandy dans une montagne ?
Ou du fait, comme il se doutait de quelque chose, qu’il ait mis enceinte le Commander ?
Parce que de tous les sujets de conversation qui existaient, c’était bien le dernier qu’il aborderait avec le Major.
« Tu n’as pas l’air trop abîmé. »
Ironie ?
Évidemment qu’extérieurement, il n’avait pas l’air d’avoir trop morflé. Mais à l’intérieur, c’était toujours aussi chaotique. Physiquement et psychologiquement aussi. Il se contenta de hausser les épaules. Autant ne pas donner trop de grain à moudre à son interlocuteur. Il était très doué pour rebondir sur tout.
« T’as quand même conscience de ce que tu as fait ? »
A quel sujet ? Mais la remarque ne lui échappa pas. Il devait faire preuve de finesse. Autant jouer les idiots.
« J’ai paniqué. »
Ce qui était vrai. Il avait complètement fait dans son froc. Mais il n’avait pas pu supporter l’idée de Lucy, morte enterrée sous des rochers, ou il ne savait quoi.
Kaidan haussa les sourcils. Il ouvrit la bouche une demi-seconde. Puis la referma. Souffla. Son expression avait quelque peu changé, un peu d’empathie ? Kaidan était toujours emprunt de sympathie pour les autres. Même si l’autre était un pilote borné. Joker le savait bien et surtout, il savait en jouer.
« Bon, personne n’est gravement blessé. » C’était sa défense. O.K., il avait planté son précieux vaisseau et il avait déjà suffisamment les boules. Mais il n’avait pas tué quelqu’un. Le contraire lui aurait pesé sur la conscience. Heureusement qu’il avait limité la casse.
« Heureusement. » dit Kaidan.
Ah, finalement, il allait y avoir droit au sermon. Après tout, c’était de bonne guerre. Il le méritait. Mais il aurait préféré que ce soit Shepard qui s’y colle. C’était plus rapide, quoique plus cassant. Kaidan essayait toujours de faire réfléchir la personne fautive avec des détours psychologiques à la Chambers. Shepard frappait fort, mais abruptement. Avec Kaidan, c’était parti pour durer des plombes et il n’avait pas vraiment envie d’entendre une analyse de son cas désespéré.
Alors il fit comme d’habitude. Prendre un visage inexpressif et hocher la tête de temps en temps. Il avait toujours fait ça avec sa mère. Cela fonctionnait la plupart du temps. Avec elle, parfois, elle voyait bien qu’il ne l’écoutait pas. Kaidan, c’était du tout cuit à côté de sa génitrice. Il le laissa donc parler. Attrapa quand même quelques mots au vol, histoire de savoir quoi dire si jamais Kaidan s’apercevait qu’il n’en avait rien à carrer de son discours.
Et puis, il ne l’écouta plus du tout.
Il venait d’apercevoir Shepard.
Et il ne respira plus.
Certes, elle était vivante.
Elle n’avait pas l’air d’aller trop mal. Si on ne faisait pas attention à la béquille. Elle avait quelques égratignures au visage aussi. Un de ses bras était drôlement positionné. Comme si elle ne pouvait l’utiliser. Mais c’était son regard qui l’attira plus que le reste. Il y lisait tant de choses qu’il n’arrivait pas à les nommer.
Kaidan interrompit son sermon et suivit la direction dans laquelle le pilote regardait. Il le vit se raidir. Puis esquisser un pas dans la direction du Commander. Alors que lui n’arrivait pas à bouger un muscle.
Quel con.
Shepard vit Kaidan approcher. Arrivé à sa hauteur, il se mit à parler. Sans doute pour exprimer son soulagement de la voir encore en un seul morceau. Mais elle ne l’écoutait pas, elle ne l’entendait pas.
Toute son attention était dirigée vers Joker. Cet idiot semblait aller bien. En tout cas, il paraissait gérer la douleur qu’elle n’ignorait pas être importante dans son cas. Elle était rassurée.
Maintenant qu’elle le voyait, elle ne savait plus vraiment si elle avait envie de lui passer un savon pour la trouille qu’il lui avait mise. Pour lui avoir désobéi. Pour être ce qu’il était. Elle ne savait plus trop ce qu’elle voulait lui dire.
Elle vit une sorte d’esquisse de sourire sur son visage. Cela tenait plus de la grimace, en fait.
La jeune femme passa devant Kaidan qui était encore en train de parler, ce qui le fit taire. Elle avait le regard vissé vers son objectif. Plus rien d’autre n’existait. Elle avança doucement, mais il ne lui fallut pas longtemps pour franchir les quelques mètres qui les séparaient.
Elle réussit à accrocher pleinement son regard, plus facilement que ce qu’elle aurait cru. Elle soupira.
« Tu as l’air de t’en être bien sorti. »
Il hocha la tête. Silencieux. Il ne savait pas trop à quoi s’attendre.
« Tu mérites la cour martiale pour insubordination, tu sais ? »
Nouvel hochement. Puis un faible « oui ».
« Qu’est-ce qui t’es passé par la tête ? »
Plein de choses. Joker ne savait pas quoi lui répondre. Ce ton neutre. Ce tutoiement. Il était à la limite plus mal à l’aise que si elle était en train de l’engueuler. Il essaya de rependre un peu d’aplomb sur la caisse où il était appuyé.
« J’ai paniqué. »
Il lui ressorti la même chose qu’à Kaidan.
Shepard ferma les yeux. Elle posait ses questions de manière automatique, elle se laissait complètement porter… Elle cherchait à meubler le silence, parce qu’elle ne voyait pas comment faire là, maintenant.
« Il y avait beaucoup d’interférences… Mais j’ai entendu… » Il n’avait pas envie de le dire. De dire ces mots, là, maintenant qu’elle était face à lui, bel et bien vivante. Pas envie de ressasser ces pensées morbides, quand il avait cru que c’était foutu. Qu’il avait perdu les pédales.
« J’ai cru que tu étais mort. »
Cela lui avait échappé. Mais c’était vraiment cette pensée qui l’avait hantée quand elle avait aperçu le Normandy filer à toute vitesse vers le sol. Il y en avait eu tous les signes.
Cela lui avait échappé et avait déchiré un peu sa gorge malgré elle. Elle le vit écarquiller les yeux. Il semblait ne pas comprendre. Ou au contraire, il comprenait. Mais simplement, il n’avait pas envisagé qu’elle ait pu voir ce qu’elle avait vu.
« J’ai vu… Je l’ai vue filer droit, hors de contrôle… »
Chaque mot devenait de plus en plus difficile à prononcer. Chaque mot reprenait un souvenir, une sensation qu’elle avait eu, là-bas, au milieu de l’enfer, la douleur qui irradiait chaque partie de son corps et cette pensée qui revenait et revenait sans cesse.
Comment elle parvint à coincer la béquille sous son aisselle et à tendre sa main vers lui, elle ne savait pas. Mais elle laissa ses doigts effleurer la barbe du pilote.
« Imbécile. »
Il ne bougeait plus un muscle. S’il respirait, il en avait à peine conscience. Il ne voyait plus que ces yeux. Ces yeux où montaient les larmes. Il ne savait même pas si elle se rendait compte de cela. Il se sentait bête. A un point ! Mais il n’osait pas bouger. Il ne parvenait pas à esquisser un seul geste.
Bouge ! Fais quelque chose, espèce de crétin !
Il ne savait pas quoi dire. Comme d’habitude, il était désemparé. Désemparé par cette fragilité qui pointait à la surface de temps en temps. Cette fragilité de femme. Il n’arrivait pas à s’y faire, il était toujours si brut de décoffrage, si rude, vulgaire.
« Hé, Lucy. »
Il était pleinement conscient qu’il ne parviendrait pas vraiment à s’en sortir avec une pirouette ou une blague. Tout ce qu’il avait sur le cœur à lui dire passa au second plan. Il fallait qu’il la sorte de cette noire pensée, celle qu’il lisait dans son regard.
Il posait une main sur son épaule valide.
« C’est fini. »
C’était fini. Ils allaient bien tous les deux. A quoi cela servait-il de ressasser les pensées obscures ? Il était là, bien en chair, face à elle. Elle qui était encore en vie, meurtrie, certes, mais bel et bien là.
C’était fini.
Et elle laissa couler ses larmes. Il fallait qu’elle libère cette soupape qui la tenait sous tension depuis le début de la mission. Les sanglots suivirent.
Jeff la laissa s’appuyer sur lui, même si son corps avait déjà du mal à supporter son propre poids. Elle enfouit sa tête dans son giron. Comme la première fois qu’ils s’étaient retrouvés dans cette situation. Lucy se laissa aller à cette décharge émotionnelle, laissant déborder ce trop-plein qu’elle ne parvenait plus à contenir. Trop fatigué, trop faible physiquement et psychologiquement. Tout ce qu’il se passait autour n’existait plus. Il n’y avait plus que cette émotion qui débordait.
Elle était fatiguée. Si fatiguée.
« Viens. »
Il esquissa un mouvement afin de pouvoir l’enjoindre à se déplacer. Il lui semblait primordial qu’elle se repose. Elle n’aurait pas dû tenter une sortie. C’était peut-être prématuré. Il s’étonna que Chakwas l’ait laissée sortir. D’un regard, il chercha Kaidan, mais le Major s’était détournée et était parti. Sans doute pour leur laisser un peu d’intimité. Et parce qu’il devait être gêné. Jeff pouvait tout à fait le comprendre. C’était déstabilisant. Voir Shepard dans cet état. Peut-être aussi qu’il devait digérer un peu la « nouvelle ». Pas évident de constater que la femme que vous aimez en préfère un autre. Parce que c’était on ne pouvait plus clair. Il s’étonna lui-même de son empathie envers Kaidan. Mais c’était ainsi et il n’allait pas renoncer à Lucy sous prétexte qu’il faisait de la peine à un autre. Les autres blessés, soit regardaient d’un air curieux le couple, soit leur tournaient le dos, sans doute embarrassés. Garrus aussi s’était en allé. Peut-être aussi mal à l’aise. Shepard ne se dévoilait jamais sous ce jour-là. Voir toute cette faiblesse…
Il était de bon aloi de mettre les voiles. Doucement, elle commença à reprendre le contrôle de ses émotions et se calma. Quelle idée de s’être laissée aller ainsi. Se donner en spectacle ! Elle se ficha des claques mentales. Elle regrettait quelque peu son attitude. Mais le « mal » était fait.
Shepard reprit son équilibre sur sa béquille, libérant Joker d’un poids non négligeable. Il n’était pas en forme olympique non plus. A petits pas, ils cheminèrent dans le sens inverse de celui qu’elle avait emprunté pour se rendre jusqu’à cette partie du camp de fortune. Ils ne dirent pas un mot durant leur marche. Trop de questions avaient besoin d’être posées. Mais pas maintenant. Plus tard. Plus tard, ils auraient le temps. Oui. Pas de doute là-dessus. Ils passèrent non loin de la carcasse du Reaper qui avait été abattu quelques temps avant que les Salarians ne prennent possession de la zone. Son immense cadavre noir donnait un air lugubre à la montagne et défigurait le paysage. Il en faudrait du temps pour se débarrasser de lui. De lui et de tous ceux qui allaient connaître le même sort.
Le couple finit par arriver au préfabriqué. Lassée, Shepard se laissa volontiers prier d’aller s’allonger. Elle avait dépensé beaucoup d’énergie pour rendre visite à tout le monde et ses forces n’étaient pas encore revenues. Chakwas débarqua à peine quelques minutes après qu’elle se soit étendue. Son regard passa rapidement sur Joker qui se sentit mal à l’aise, de trop dans la pièce. Alors qu’il lui semblait qu’il avait le droit. Même si ce n’était qu’un droit privé. En tant que subordonné, il n’était pas forcément obligé d’être là. Puis, le regard de la doctoresse changea un peu et elle lui fit un sourire étrange. Avant de se tourner vers Shepard et de la sermonner comme elle avait l’habitude de le faire.
« J’avais dit de vous ménager quelque peu, Commander. »
Haussement d’épaules de la concernée. Là, c’était Shepard comme elle était d’habitude. Désinvolte. Toutefois, elle se laissa bien volontiers rebrancher aux sondes. Elle émit cependant une objection à la pose de la dernière.
« Non. Pas celle-là. »
La voix était faible. Limite implorante. La jeune femme lui lança un regard qu’elle dévia aussitôt.
Joker interpréta son refus comme une invitation à sortir, car il se glissa doucement vers la porte avant de lancer qu’il allait les laisser. Qu’avait-il compris ? Pourquoi partait-il ? Elle ne comprenait pas trop.
« J’aurais besoin que vous reveniez, ne partez pas trop loin ». C’était Chakwas qui avait dit cela d’une voix neutre.
Alors, on y était.
Shepard le vit hocher la tête après une seconde d’hésitation et il s’en alla.
« Avez-vous des nouvelles de ce qu’il se passe là-haut ? » demanda le Commander avant de passer au sujet sensible.
La doctoresse secoua la tête.
« Il n’est pas évident d’avoir des messages ici. Les comms buoy manquants font que les instructions prioritaires passent. Et je crois que nous informer n’est pas une priorité. Nous sommes à l’arrière. Vous savez ce que c’est. »
Shepard en avait bien conscience. Ici, c’était en dehors du front. L’arrière. Nécessaire, certes, mais pas dans les tuyaux. On vomissait seulement les blessés et les quelques échanges rapides ne permettaient pas d’avoir une idée claire et précise de ce qu’il se passait devant.
Toutefois, le peu que Chakwas avait pu obtenir était que cela prenait une bonne direction. Quand la Terre aura été pleinement reconquise, que plus aucun Reaper actif ne sera debout, alors il sera plus facile de communiquer.
L’amertume revint à la surface. Shepard savait qu’elle était condamnée à rester là. Son rôle était fini. Elle avait permis la grande bataille mais elle n’y participerait pas. Elle attendrait en arrière, que les autres finissent le boulot. C’était quelque peu rageant, même si une petite voix intérieure lui disait qu’elle en avait assez fait comme ça et que les batailles spatiales n’étaient pas aussi palpitantes qu’un tour sur le terrain.
« Donc », commença Chakwas, après avoir rebranché le moniteur qui s’occupait de la chose qu’elle ne voulait pas nommer.
Mais à nouveau, Shepard leva la main pour l’interrompre. Elle avait quand même dans l’idée que ce n’était pas de ça dont la Doc voulait l’entretenir. Ce n’était pas vital. Ce n’était pas ça.
C’était autre chose.
Elle le sentait dans sa chair. Alors, autant prendre les devants. Avoir déambulé dans le camp lui avait fait prendre pleinement conscience du problème.
Elle s’humecta les lèvres. Inspira.
« Ma jambe est salement amochée, n’est-ce pas ? »
Chakwas s’assit au bord de son lit et hocha la tête d’un air grave. Qu’elle n’aimait pas cette expression. La Doc n’était pas pourtant quelqu’un de profondément sentimental… Quoique ces derniers temps, Shepard la surprenait à l’être un peu. L’âge, sans doute.
La jeune femme rejeta sa tête en arrière et regarda le plafond. Alors bon. Elle s’en doutait un peu. Déjà en se réveillant. Elle avait eu une sorte d’intuition. Ces mètres parcourus dans la journée n’avaient fait que confirmer cette impression de malaise.
« Et donc ? »
Elle vit Chakwas hésiter.
« Dans l’état actuel des choses et avec le matériel dont je dispose, je ne garantis pas une guérison. Il me faudrait pouvoir accéder à une technologie de pointe. »
Technologie qu’on n’avait pas ici. La Citadelle pourrait la fournir. Mais Shepard n’eut pas besoin d’un topo de Chakwas pour comprendre que s’y rendre n’était pas une option. Même pour Shepard. Même pour celle qui avait failli y passer pour que la bataille soit à leur avantage. C’était un peu difficile à digérer.
« Mettre les Repears hors service à provoqué plus de remue-ménage que prévu. Sans parler de ce problème Geth. Ils sont plus coriaces alors qu’ils sont acculés. »
Il ne fallait pas être très intelligent pour comprendre que ce qu’il se passait là-haut, même si c’était en bonne voie, était un immense bordel. Passer au travers serait difficile. Surtout sans le Normandy. Il faudrait une sacré escorte pour éviter que le vaisseau transportant Shepard vers Mars ne se fasse pulvériser. Et ce n’était pas quelque chose qu’on pouvait se permettre. Encore à l’heure actuelle, chaque vaisseau comptait.
La doctoresse expliqua qu’elle était quand même parvenue à joindre Hackett pour lui expliquer le cas. Mais l’Amiral lui avait bien fait le portrait de la situation. Il était vraiment navré, mais il ne pouvait faire autrement. La situation était en passe d’être réglée mais cela ne se ferait pas instantanément. Elle avait donc promis de faire tout son possible pour limiter les dégâts avec ce qu’elle avait sous la main.
« Au mieux, vous boiterez un peu. Au pire… »
Pas besoin qu’elle le lui dise pour que Shepard comprenne. Au pire… Elle perdrait sa jambe. Elle en eut toutefois des frissons. Et le meilleur cas de figure ne lui faisait pas envie non plus. Boiter ? Cela allait être quelque chose en mission. Boiter ?
L’image de Joker lui passa dans l’esprit. Elle se ressaisit. Il avait bien pire et c’était un excellent pilote. Le meilleur, même. Malgré son handicap, il avait percé. Il avait réussi. Elle était capable aussi de surpasser ce détail embêtant.
« Est-ce que vous pouvez me garantir le mieux ? » demanda-t-elle quand même.
Chakwas ne voulait pas lui faire de fausses promesses. Si on n’ouvrait pas rapidement un passage pour la Citadelle, elle ne pouvait pas faire de miracle.
« Vous avez de multiples lésions dans votre jambe, votre armure a percé votre chair mais étant restée en place, vous n’avez pas eu de saignements. Cela vous a quelque peu sauvé. Mais une fois que je vous ai eu sous la main, j’ai dû faire face à des hémorragies, des fractures et vos muscles déchirés.
— Je vous crois. »
Elle ne voulait pas de détails. Cela lui donnait la nausée. Elle ne voulait pas savoir tout cela sur sa jambe. Juste savoir si elle avait une chance de la garder. Mordin avait l’air de plutôt bien prendre la perte de son bras mais, elle n’avait pas le caractère du Salarian. Et c’était une jambe. Cela lui paraissait être pire.
Chakwas resta silencieuse. Une sorte de malaise s’installa. Shepard commençait à cogiter. Qu’est-ce qu’elle allait faire si on lui retirait sa jambe ? Certes, il y avait de bonnes prothèses, efficaces et performantes. Mais… Mais ce n’était pas sa jambe. Son regard erra sur les murs. Sur les moniteurs.
« Vous allez faire votre possible, hein ? »
Une sueur froide lui coula dans le dos. Certes, se douter de ce qui n’allait pas était une chose. Savoir la vérité en était une autre. Elle se sentait finalement moins à l’aise avec l’idée que prévu.
Chakwas chercha à la rassurer. Elle lui faisait confiance. Elle la connaissait depuis si longtemps. C’était son doc.
« Je sais que le moment est mal choisi mais… »
Mais…
Lucy se sentit piégée. Elle savait que Karin marchait sur des œufs. Mais bon, à force d’éluder le sujet, elle n’arriverait pas à s’en défaire une bonne fois pour toutes.
« Au point où on est… » se résigna-t-elle. Et ce n’était pas comme si tout le monde était maintenant au courant. Cela ne lui avait pas échappé, lors de sa petite virée. L’air goguenard de Kenneth était bien trop louche au vu de la situation. Sans parler des autres. Même si leurs retrouvailles avaient été normales, elle avait senti qu’il y avait une sorte de… gêne. Ce n’était pas vraiment ce qu’elle avait attendu de la part de son équipe. C’était peut-être pour ça que Jack ne l’avait pas trop approchée pour une accolade de soulagement. Peut-être pensait-elle à une contagion. Peut-être que l’idée que Shepard ait une vie sexuelle mettait les gens mal à l’aise.
Et après sa petite scène avec Jeff, plus personne ne pouvait douter de l’identité de l’heureux élu. Alors autant avoir cette discussion tout de suite, avant qu’il n’en subisse les conséquences, comme des questions gênantes, à propos de quelque chose dont il n’avait même pas été mis au courant. Autant éviter une dispute qu’elle ne voulait pas avoir.
« Allez le chercher. » murmura-t-elle.