Guren
Bonne année à tous ! Oula, il était temps que je passe ici, presque trois mois sans update…Pour ma défense, j’ai eu assez peu de temps pour écrire. Ça ne devrait pas s’arranger dans les mois qui viennent, mais pour compenser tout ça j’ai essayé de faire un chapitre relativement long et dense. Merci à Brindacier qui a eu la gentillesse de relire la première version et de me donner pas mal de pistes pour l’améliorer avant de le poster ici. Cette version sera, je l’espère, plus réussie, à vous de me dire ce que vous en pensez ^^
A ce sujet, merci aux reviewers/lecteurs anonymes. J’vous aime, vous êtes mon carburant x)
N’hésitez pas à me laisser votre avis, j’accepte louanges comme volées de plomb. Bref, je prends toutes les critiques tant qu’elles me permettent de m’améliorer et de corriger des défauts. *blindée*
Sur ce, enjoy : )
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La terre nue était durcie par le froid. Le relief figé du sol lui donnait l’impression d’être allongée sur un tas de glaçons et Natsuki se redressa sur les coudes en espérant trouver une position plus confortable. Autour d’elle, les ombres démesurées de la forêt faisaient régner une pénombre pure et glacée. Le vent s’accrochait comme une traine dans la cime des arbres et seul un bout de ciel étoilé apparaissait parfois entre les aiguilles de pin qui bruissaient par milliers au-dessus de sa tête.
En contrebas, la route était à peine visible. C’était une simple piste sinueuse, une bande de terre un peu plus claire qui serpentait au milieu d’une végétation rase, tyrannisée par l’approche de l’hiver. Le laboratoire se trouvait au bout de ce chemin. Natsuki avait péniblement conduit sa moto aussi loin que l'état de la route le lui permettait avant de se résigner à l'abandonner derrière un taillis à l'abri des regards. Les derniers kilomètres avaient été parcourus au pas de course dans l’obscurité nocturne, aussi vite qu’elle le pouvait sans risquer de se casser une jambe sur le sol gelé. L’informateur de Shizuru avait vu juste et les coordonnées GPS qu’elle avait dérobées à son amie quelques heures plus tôt étaient exactes. Mais le seul accès que Natsuki avait pu localiser était barré par deux énormes portes de métal accrochées à la falaise : Asward avait établi ses quartiers au cœur même de la roche. Depuis, elle guettait. S'il y avait bel et bien un laboratoire en activité ici, il y aurait nécessairement des employés pour s'y rendre. Et il y avait fort à parier que le plus gros du trafic se faisait de nuit.
La solitaire se tendit en entendant le grondement lointain d’un moteur. La lueur jaune des phares se répandit sur la piste, précédant un camion qui se trainait péniblement sur le sol défoncé. Le véhicule passa à sa hauteur et Natsuki sauta sans hésiter.
Elle se réceptionna de justesse sur le conteneur et perdit l’équilibre lorsqu’un cahot plus fort que les autres fit trembler toute la structure. La solitaire resta couchée sur la bâche en plastique en attendant que les battements de son cœur se calment et remercia mentalement le conducteur de rouler à si faible allure.
Natsuki rampa précautionneusement vers l’avant et se laissa glisser entre le conteneur et la cabine. Le camion ralentit davantage pour laisser le temps aux portes de s’ouvrir, et la piste disparut sous un sol de béton lorsque le véhicule s’engouffra dans la falaise. L'instant d'après, les freins crissèrent et le camion s’arrêta avec un chuintement fatigué contre la paroi métallique du hangar.
- Laisse-le là, on déchargera plus tard ! lança une voix à l’autre bout de la salle.
La jeune femme se faufila hors de sa cachette et s’accroupit derrière un pneu en attendant que le conducteur descende, en prenant soin de rester tapie dans l’ombre. Les portes de l'accès principal se refermèrent avec un claquement implacable qui résonna étrangement dans la pièce trop vaste. Prise au piège, chuchota une voix dans son esprit. Natsuki écarta cette idée. Dans ce genre de situation, il fallait garder la tête froide. Tant que personne ne la repérait, elle n'avait pas besoin d'une issue. Immobile, elle prit le temps d'observer soigneusement les lieux et mémoriser le moindre détail. Quelques néons fixés aux murs éclairaient péniblement l’emplacement où elle se trouvait et le reste du hangar se perdait dans une obscurité lugubre. L'endroit était gigantesque et Natsuki se sentait terriblement exposée. Vulnérable. Est-ce qu'Alyssa était entrée par ici, elle aussi ? La fillette avait du être terrorisée...
N'y pense pas !
Trois hommes. Elle devinait les mouvements d'un autre, accroupi à côté d'un treuil, dans la pénombre. Un peu plus loin, on distinguait les formes imposantes et régulières d'une demi-douzaine de caisse et la silhouette compliquée d'une machine de chargement. Elle entendit des bruits de pas qui s'éloignaient mais ne parvint pas à localiser d'où ils provenaient. Elle darda un regard inquiet vers une petite porte de métal à une dizaine de pas d'elle.
Personne ne regardait dans sa direction. Du moins, elle l'espérait. Natsuki quitta la sécurité relative de l'ombre qui l'abritait et avança avec les précautions d'un équilibriste. Pas de gestes brusques. Elle se glissa par un sas ouvert dans le dos du conducteur et du mécanicien et se retrouva dans un long corridor aussi étroit que les coursives d'un bateau et dont la propreté rivalisait avec celle d'un hôpital.
Natsuki connaissait les règles du jeu. Des années à enquêter sur le First District lui avaient appris à être d'une vigilance redoutable et à étouffer son impulsivité lorsqu'elle tentait ce genre d'opération. Elle savait forger sa concentration sans craindre pour sa sécurité et agissait avec la détermination méthodique de ceux qui n'ont plus rien à perdre. Aujourd'hui, les enjeux étaient différents. Aujourd'hui, elle se lançait à l'aveuglette pour sauver la seule famille qui lui restait. La bouche sèche, la jeune femme ne parvenait pas à trouver le sang-froid dont elle avait besoin. L'angoisse la rendait fébrile et l'empêchait de garder les idées claires.
Elle détestait cet endroit, ces couloirs lugubres et aseptisés, cette lumière froide et sans âme qui tombait des néons avec un grésillement entêtant. C'était comme entrer dans une morgue et cette comparaison la révulsa lorsqu'elle imagina que sa sœur avait passé près de trois semaines ici. Dans quel état retrouverait-elle la fillette, si elle était bel et bien retenue prisonnière dans ce laboratoire ? Et si...
N'y pense pas !
Natsuki essuya ses paumes moites sur son pantalon. Elle se sentait prête à bondir à la moindre alerte. Pas une âme. La solitaire progressa à pas de loup. Les plans de la base la décrivaient comme un véritable labyrinthe bâti dans un réseau de couloirs et des salles souterraines naturels qui traversait la falaise comme une immense ville troglodyte. Sans un bruit, elle se plaqua contre un sas et attendit qu’un vigile achève sa ronde, immobile comme une statue. Ne pas bouger. L'œil détecte les mouvements en premier, pas les détails, se répéta-t-elle alors que son cœur cognait à tout va dans sa poitrine. Alyssa pouvait être n’importe où mais Natsuki avait décidé d’orienter ses recherches aux abords d’une immense salle où devaient être enfermés les orphans. Des créatures qui pouvaient la tuer d'un geste maintenant que ses pouvoirs avaient décliné.
N'y pense pas !
La jeune femme inspira profondément. Elle n'était pas prête, réalisa-t-elle avec panique. Pas de stratégie. Pas de plan de repli. Elle était venue ici sans attendre parce qu’elle ne supportait pas l'idée qu’Alyssa endure un jour de plus comme cobaye pour une bande de yakuza tarés. Mais à ce rythme, elle allait se faire prendre. Et personne ne retrouverait sa sœur.
Elle vit une ombre bouger à l’instant où une barre métallique s’abattait sur elle. Ses réflexes de HiME la firent bondir en arrière et l’arme la frôla d’un cheveu. Natsuki se fendit et son poing arracha un grognement de douleur à son agresseur quand elle frappa l’homme sous le plexus. L’air bougea dans son dos, trahissant une présence derrière elle. Elle n’eut pas le temps de se retourner, encore moins de se défendre. Un éclair de souffrance explosa sous sa nuque et la jeune femme tomba à genou, sonnée.
Relève-toi, relève-toi !
Une main l’attrapa par les cheveux et la tira cruellement en arrière.
- Oh, on a gagné le jackpot, on dirait, susurra une voix en découvrant son visage. Amenez là dans le zoo, on va rigoler.
La solitaire se débattit et l’homme lui décocha un coup de pied dans l’estomac. Deux yakuza la saisirent par les épaules sans ménagement et l'obligèrent à se mettre debout avant qu'elle ne s'effondre, le souffle coupé.
Natsuki n’avait pas la force de Mai ou de Shizuru, toute HiME qu’elle soit. Contre trois hommes, les bras maintenus dans le dos, elle ne pouvait rien faire. Elle enrageait, le cœur battant à tout rompre et le regard balayant frénétiquement les lieux à la recherche d’une issue. Comment l’avaient-ils repérée si vite ? Il n’y avait pas la moindre caméra, à peine quelques vigiles !
On la poussa dans une salle démesurée dans laquelle s’entassait une faune délirante, des centaines de formes bardées de crocs, de griffes, d’écailles et de serres. Le « zoo ». Des orphans par centaines. Et à quelques pas d'elle, dans une cellule, Natsuki reconnut la silhouette chétive de sa sœur.
- Alyssa !
La fillette était prostrée dans un coin de sa prison. Lorsqu'elle redressa la tête à l'appel de son nom, le regard éberlué qu'elle posa sur son aînée était rougi par l'épuisement. Elle se leva et courut en titubant vers elle, d'une démarche si incertaine que Natsuki crut qu'elle allait tomber. Alyssa était d'une pâleur maladive. Son aînée avait l'impression de se trouver face à un fantôme tant elle était frêle. Elle rua pour se libérer, toute prudence jetée aux orties et le regard rivé sur la silhouette fluette de sa cadette. Était-elle blessée ? Que lui avait-on fait ?
- Hé là, tout doux !
On la frappa au visage. Natsuki trébucha et jeta un regard féroce au yakuza. La fureur rugissait dans ses veines, tellement brûlante qu’il lui fallut toute sa maîtrise pour ne pas se débattre davantage. Sa sœur s’était précipitée contre les parois transparentes de sa cellule et la suppliait du regard, terrorisée. Elle allait bien, se répéta ma jeune femme en calmant la panique qui lui dictait de se ruer vers elle. Elle allait bien.
- C’est grâce à elle, tu sais, lança l’homme qui la tenait d’un ton triomphant. Le truc sur ton épaule.
La solitaire tressaillit en voyant une sorte de grosse araignée escalader son blouson.
- Qu’est-ce que c’est que ça ? gronda-t-elle.
Il fallait le faire parler. Gagner du temps, pour retrouver ses esprits, repérer une issue et agir.
- Un orphan. C’est ta sœur qui l’a dressé. Il est ridicule hein ? Mais il est rapide et en altitude il détecte mieux les choses qu’une chauve-souris ! On lui a mis un capteur sur le dos et on l’a lâché dans la forêt : s’il revient au laboratoire c’est qu’il s’est posé sur un intrus qui a réussi à entrer. On a…
- Ta gueule ! rugit le meneur.
Il était grand, avec des traits taillés à la serpe. Natsuki le baptisa immédiatement Vautour. Il tenait un katana rangé dans son fourreau et jouait avec en le balançant comme une canne. L’orphan déploya des ailes transparentes et traversa les airs pour se placer à sa hauteur.
- Natsuki Kuga, c’est ça ? C’est sympa de venir rendre visite à ta sœur. Tu as mis du temps pour venir. C’est à cause de notre orphan qui t’a un peu esquintée quand tu as voulu faire de l’alpinisme sur notre immeuble, l’autre jour ?
- En plein centre de Kyoto, c’était une surprise…
Tant que cette petite discussion se prolongeait, elle était en sursis. Il lui semblait avoir repéré un verrou de cage mal fermé, juste derrière son dos. Avec un peu de chance…
- On le libère la nuit et on le récupère le lendemain matin avant l’arrivée des employés avec un steak et quelques seringues de tranquillisant. De toi à moi, ça vaut n’importe quel dressage.
- J’ose pas imaginer les dégâts lorsqu’il décide de se faire les griffes sur vos fauteuils de bureau, maugréa-t-elle.
Un sourire grotesque étira les lèvres de Vautour et il s’approcha d’elle. Son expression ne changea pas d’une ride lorsqu’il leva son arme et l’abattit de toutes ses forces, comme une matraque. La douleur aveugla la solitaire comme un flash. Les oreilles bourdonnantes, elle n’eut même pas la force de hurler, persuadée qu’on lui avait ouvert le crâne.
- C’est marrant, ce que tu viens de dire, ricana-t-il alors qu’elle tentait de se redresser. Très marrant. J’adore !
Il lui décocha un coup de pied dans les côtes et les autres yakuza la lâchèrent. Il se jeta sur elle comme un forcené. À demi assommée, Natsuki eut à peine le temps de lever les bras pour se protéger du déluge de coups qui tomba sur elle.
Vautour éclata de rire. Un rire de dément qui lui glaça le sang. Natsuki s'était roulée en boule sur le sol. Il allait la tuer à main nue. Défends-toi ! hurla son instinct.
La solitaire bloqua un coup de pied qui allait lui écraser le visage et se tendit comme un arc. Sa jambe faucha Vautour derrière le genou et le yakuza s’écrasa sur le béton, privé de son seul appui.
- Salope !
Les deux autres yakuza intervinrent et la clouèrent au sol pour l’empêcher de se relever. Natsuki se débattit avec l’énergie du désespoir, à peine consciente et haletante comme un poisson hors de l’eau. Elle cria de rage et de douleur, un cri qui s’étouffa en un sanglot d’impuissance lorsqu’on lui plia un bras dans le dos. Trois contre un. Ses doigts griffèrent l’air en une ridicule tentative de se défendre.
- Tu es amusante Natsuki, très amusante !
Vautour l’agrippa par les cheveux et la força à relever la tête. Natsuki sentit son souffle tout prêt de son cou et la panique la transperça comme une lame de glace.
- Oh oui, on va bien s’amuser tous les deux ! On va bien rire !
La solitaire se cambra pour s’éloigner de lui et de ses mains serrées sur son corps, le cœur au bord des lèvres et à deux doigts de défaillir.
- Mais avant il y a plein de choses à faire !
Vautour la lâcha et s’éloigna d’elle, ses mains s’agitant dans l’air comme s’il tissait une toile invisible.
- Des petits soucis à régler, tout ne se passe pas bien, ici !
Son expression prit celle d’un gamin boudeur. Taré, complètement barge, songea Natsuki qui gisait à terre, plaquée contre le béton. Dans sa cellule, Alyssa pleurait, impuissante.
- Vois-tu Natsuki, Alyssa ne nous aide pas beaucoup. Mais c’est bien que tu sois venue, ça tombe très bien parce que j’avais très envie de régler ça. Oui, c’est bien. Arata, tu veux bien ouvrir la cellule, s’il te plaît ?
Vautour poussa la grille et entra à l’intérieur.
- Qu’est-ce…qu’est-ce que vous allez faire ?
- La Searrs était une belle société. Mais les orphans…
Il secoua sa tête de rapace, et un sourire cruel s’étira sur son visage.
- Ce n’est pas une bonne idée. Ça ne peut pas marcher. Et il y a d’autres choses plus rentables ici. Alors, Alyssa ne nous sert plus à grand-chose.
Il haussa les épaules avec un petit rire. Le sang de Natsuki se figea dans ses veines. La fillette recula, son regard agrandi par la peur sautant du Yakuza à sa sœur clouée face contre terre.
- Non, attendez !
Le yakuza qui l’immobilisait enfonça son genou entre ses omoplates et lui arracha un cri de douleur lorsqu'il tira ses bras en arrière.
- On ne peut pas garder quelque chose qui n’est pas utile, tu es d’accord, n’est-ce pas ? marmonna Vautour.
Le yakuza plongea la main dans les plis de sa veste pour attraper son revolver et le braqua sur Alyssa.
- Non !
- Non ? Qu'est-ce que tu proposes comme solution, Natsuki ?
La solitaire s'accrocha à ces mots, éperdue. Une solution? Elle était prête à tout pour arrêter ce cauchemar. Eloigner cette arme de la tête de sa sœur qui s'était figée, pétrifiée par la peur. Elle aurait fait n'importe quoi.
- Je...ce n'est qu'une gamine...vous voulez des informations intéressantes ? Quelque chose d'utile ?
Elle ne contrôlait plus ses mots. La seule chose à laquelle elle songeait était toutes ces données qu'elle avait volé de l'ordinateur de Shizuru et qui étaient enregistrées dans une clé USB. C'était peut-être sa seule monnaie d'échange. Le seul moyen que sa sœur soit épargnée. Alyssa ne la quittait pas du regard, ses grands yeux bleus braqués sur elle, écarquillés de terreur.
Vautour la regarda avec une expression peu convaincue.
- Tout dépend de ce que tu appelles...intéressant...il faut que ça vaille le coup, je ne supporte plus de perdre mon temps, tu comprends ?
Il appuya sur la détente, sans prévenir. Natsuki retint un cri et manqua s'évanouir. Le sang qui lui battait les tempes était aussi assourdissant que l'écho de la détonation. La balle avait frôlé la tête d'Alyssa, faisant voltiger des mèches de cheveux blonds. La fillette avait fermé les yeux et tremblait de tous ses membres.
- Oups, murmura Vautour avec un sourire.
- Stop ! Je...je vais vous donner des noms, d'accord ? haleta Natsuki, morte d’angoisse. J'ai des informations, je sais qui travaille contre vous !
Vautour leva son revolver et se gratta pensivement le front en se servant du canon de son arme.
- Hum. Oui. J'admets que ça peut être intéressant. Mais vois-tu, Natsuki, je n'ai pas besoin de toi pour savoir tout ça. Et ce n'est pas très sympa de jouer contre son camp. Je n'ai pas envie de t'obliger à trahir tes contacts, je m’en voudrais trop, après.
Vautour soupira et tendit le bras. Natsuki comprit avec horreur qu'il avait juste voulu jouer avec elle.
Elle rua pour se libérer et le yakuza qui lui maintenait le bras dans le dos tira à en faire craquer ses articulations. Natsuki hurla, des larmes de détresse dévalant son visage barbouillé de sang. Les yeux fous, elle ressemblait à une bête sauvage.
- Arrêtez ! Je…je ferai tout ce que vous voudrez, ne lui faites rien !
Sa voix était rauque et ses supplications se noyèrent dans un sanglot pathétique. Natsuki ne ressentit aucune douleur lorsqu’on lui déboita l’épaule pour la forcer à se calmer.
- Tu sais, le plus amusant dans toute cette histoire, c’est que si tu n’étais pas venu je crois que je n’aurais jamais été obligé de faire ça.
La détonation résonna tel un claquement de tonnerre. Le corps d'Alyssa partit en arrière, frappé à bout portant. L'espace d’un instant, Natsuki aperçut l’impression incrédule figée sur son visage. La balle l’avait atteinte en pleine poitrine. Elle s’effondra comme une poupée de chiffon. Et ce fut le silence.
- ALYSSA !
Natsuki se tendit de tout son être, les pupilles dilatées par l’horreur. Le mur blanc était constellé de petites taches rouges, comme un tableau d’art moderne. Oh Kami, ce n’était pas possible…
Quelque chose lâcha en elle. Brisée, Natsuki ne vit pas Vautour se détourner et ne l’entendit pas prendre la parole.
- Emmenez-la dans une cellule, dans l’aile ouest. Je viendrai la voir plus tard, il y a d’abord d’autres choses à régler avant de s’amuser, expliqua Vautour en rangeant son arme comme si de rien n’était. Oui, beaucoup d’autres choses.
Natsuki n’opposa aucune résistance lorsqu’on la tira au bout de l’allée. Son regard vide était rivé sur le sang qui mouchetait la peinture blanche. Alyssa était morte.
- Tu n’as pas l’air en forme.
- Il est presque six heures du matin, Kenji. Rien ne me ferait plus plaisir que d’aller me coucher.
Shizuru réajusta son tailleur avec un soupir las. Le Yamagushi-gumi et l’Aizukotetsu-kai avaient beau avoir signé une alliance, aucun ne voulait prendre le risque de se trouver en position de faiblesse face à l’autre et l’ambiance des réunions des deux grands clans yakuza était électrique.
- Ryushi est encore à l’intérieur. Quelques détails à régler, il ne devrait plus tarder. Je t’offre un café en l’attendant ?
Il montrait du pouce le restaurant d’un hôtel de l’autre côté de la rue. Les larges fenêtres laissaient voir une grande salle déserte baignée d’une lumière dorée et la silhouette d’un serveur qui somnolait derrière le bar.
- Merci. Un thé, s’il te plait.
Le yakuza qui les escortait s’assit à la table d’à côté, en lançant des regards appuyés au serveur pour lui faire comprendre qu’il n’avait pas n’importe qui dans son restaurant. Ce que Shizuru jugea du plus grand ridicule. Deux autres shatei montaient la garde à l’entrée. Ne pouvaient-ils pas passer une simple commande sans déployer tout ce cirque ?
- J’en ai assez. J’arrête.
Les mots avaient jailli de sa bouche sans même qu’elle ne le réalise. Kenjiro lui jeta un regard en coin.
- Tu arrêtes quoi ?
Shizuru prit une gorgée de thé et se tourna vers leur escorte, son plus beau sourire plaqué sur le visage.
- Excusez-moi, Kuroda-san, mais ma boisson est froide, pourriez-vous demander au serveur d’en apporter une autre ?
Le shatei hésita un instant et se leva pour aller chercher l’homme. Shizuru plongea ses yeux dans ceux de son cousin.
- Les réunions. Le Fujino-kai. Les magouilles. Je n’en peux plus.
- Shizuru !
- Ne dis rien, je sais très bien ce que tu penses.
- Je ne pourrais pas te protéger si tu tournes le dos à l’organisation. Pas maintenant. Pas si tôt.
Vraiment ? songea-t-elle. Shizuru estimait qu’elle était désormais en position de négocier avec la police. Les informations concernant les Gurentai qu’elle avait transmises à l’inspecteur Nagoshi suffisaient largement pour permettre aux autorités d’agir. Il y avait des noms, des preuves, et aucun yakuza de Kyoto ne lèverait le petit doigt pour leur venir en aide, bien au contraire. Elle avait largement rempli sa part du contrat.
Nagoshi pourrait lui fournir une nouvelle identité. Elle n’aurait qu’à quitter la ville pour pouvoir commencer une nouvelle vie. Arrêter de mentir pour de bon. Oui, elle pouvait…
Alyssa.
Ses illusions furent aussitôt réduites à néant. Tant que la fillette serait aux mains des yakuza, elle ne pouvait pas se permettre de quitter la pègre et son réseau d’informateurs.
Shizuru porta sa tasse à ses lèvres, découragée. Plus de mensonge, décida-t-elle en désespoir de cause. Même si elle était liée au Fujino-kai, Natsuki méritait au moins de savoir à quel jeu elle jouait. Oui, en rentrant à Kyoto, elle lui raconterait toute l’histoire depuis le début.
Son téléphone sonna à cet instant et elle reconnut le numéro de Nagoshi. Si tôt, c’était une première…
- Excuse-moi, Kenji. Je dois prendre cet appel.
Elle décrocha.
- Fujino, on a un problème.
Nagoshi l’attendait sur le quai du Shinkansen, l’air encore plus morne que d’habitude.
Shizuru avait pris le premier train, faussant compagnie à son cousin sans autre forme de procès.
- La patrouille l’a trouvée au bord d’une route, déclara-t-il de but en blanc en l’escortant hors de la gare. Elle était perdue au milieu de nulle part, sans papiers, ni rien. Vous avez de la chance que mes gars m’aient appelé au lieu de la coller immédiatement au trou comme ils auraient dû le faire !
- Comment va-t-elle ?
- Épaule déboitée. On s’en est occupé, et ça à l’air d’aller. On l’a tabassée, mais vous guérissez vite, non ? Bordel, je vous avais dit d’éviter de vous faire remarquer ! Kuga est toujours recherchée ! pesta l’inspecteur.
Seule une poignée de personnes connaissaient les tenants de l’affaire. N’importe quel autre flic l’aurait trainée en garde à vue, menottes au poing.
Nagoshi avait l’air furieux. Shizuru l’ignora et courut vers la voiture de police alors que la panique se déversait dans ses veines.
Natsuki se glissa hors du véhicule, sa silhouette brisée plus fragile qu’une ombre.
- Natsuki !
La solitaire ne l’entendit pas. Voutée, elle semblait sur le point de s’effondrer.
- Oh, Kami…
Shizuru se précipita vers elle et la prit dans ses bras, doucement, comme si elle était faite de cristal. Natsuki n’esquissa pas un geste et Shizuru eut l’impression terrible d’étreindre une statue de glace. Elle ne savait pas laquelle des deux tremblait le plus fort.
- Natsuki, regarde-moi, supplia-t-elle.
Elle recula pour lui laisser un peu d’espace, cherchant en vain à croiser son regard.
- Regarde-moi…
Lentement, très lentement, elle écarta les mèches sombres qui voilaient son visage et retint un gémissement. On l’avait rouée de coups et sa peau était couverte d’ecchymoses. Les yeux de Shizuru s’attardèrent sur ses lèvres fendues. Sur la plaie qui s’ouvrait sur sa pommette, à l’endroit où la peau avait explosé quand on l’avait battue. Sur le sang séché qui couvrait la moitié de son visage tel un masque. L’éclat qui jouait en permanence dans son regard d’émeraude s’était éteint. Ses yeux étaient vides. Morts. Comme ceux de sa mère. Les mots franchirent ses lèvres, vibrant de douleur, sans qu’elle puisse les retenir.
- Oh, Natsuki, que t’ont-ils fait ?
Un élan de désespoir lui comprima la poitrine et Shizuru s’agrippa à ses épaules comme pour lui insuffler un peu de vie. La solitaire siffla de douleur et elle la lâcha, coupable et au bord des larmes.
- Pardon Natsuki, pardon…je…
- Reprenez-vous, Fujino !
Elle n’avait même pas entendu l’inspecteur arriver et sursauta lorsque sa voix retentit, si proche.
- Vous avez l’air encore plus terrifiée qu’elle, arrêtez ça tout de suite ou dégagez d’ici ! aboya-t-il durement.
La jeune femme était blême, folle d’inquiétude et les yeux exorbités par la panique. Shizuru cligna des yeux comme si elle sortait d’un cauchemar et prit brutalement conscience de l’image désespérée qu’elle devait renvoyer. Elle se força à reprendre le contrôle d’elle-même. C’était comme tenter d’empêcher un volcan d’entrer en éruption et elle ne parvint pas à calmer les frissons qui la parcouraient impitoyablement.
- Je ne voulais pas te faire mal…pardonne-moi…ça va aller, ça va aller, murmura-t-elle en attirant doucement la solitaire contre elle.
Nagoshi leur laissa un peu de temps et fit signe à ses hommes de monter dans les voitures. Shizuru leva brièvement la tête vers lui, mille questions traversant son regard. Il secoua la tête.
- Je ne sais rien, impossible de lui arracher un mot. Vous voulez que j’appelle une ambulance ?
- Non ce…ce ne sont que des bleus…je n’ai rien…
La voix de Natsuki était un murmure étouffé, vide d’émotion.
- Je n’ai rien, répéta-t-elle en regardant Shizuru pour la première fois.
Son amie ferma un instant les yeux pour absorber ces mots. Les scénarios de cauchemar qui se tissaient dans son esprit se déchirèrent comme des toiles d’araignée et une part d’elle aurait pleuré de soulagement. L’autre frémit en comprenant que la raison pour laquelle Natsuki se tenait devant elle, brisée, était tout aussi terrible. Natsuki était revenue seule d’Asward. Natsuki et personne d’autre. Shizuru resserra son étreinte et sa gorge se noua lorsque son imagination lui présenta la silhouette frêle et timide d’Alyssa Sears.
Nagoshi hocha la tête et s’éclipsa. Les voitures démarrèrent, les laissant seules.
- Alyssa…murmura Natsuki.
Sa voix s’étrangla et elle éclata en sanglots.
- Est-ce que tu peux me dire ce qu’il s’est passé ? demanda doucement Shizuru.
Natsuki s’était effondrée dans un fauteuil, la tête entre les mains. Elle avait vaguement conscience de l’odeur d’alcool qui s’accrochait dans l’air autour d’elle. Le désinfectant la brûlait un peu réalisa-t-elle, une douleur lointaine et engourdie comme si tout son être était transi de froid. L’appartement. Elle était incapable de se souvenir comment elles étaient arrivées ici. En voiture ? On l’avait porté, peut-être ? Les lèvres de Shizuru s’animèrent. Des mots. Elle n’entendait rien. L’air était dense et pesant autour d’elle. Assourdissant. Comme si elle s’était empêtrée dans une gigantesque boule de coton.
- ça n’a pas d’importance, entendit-elle finalement, lorsque Shizuru acheva sa phrase en un murmure. Il lui semblait que sa voix lui provenait de l’autre bout de la pièce.
Un rire monta en elle, prêt à éclater comme une bulle emplie d’amertume et de folie lorsque le sens de ces mots s’imprima dans son esprit. Oui, ça n’avait pas d’importance.
- Viens dans la chambre. Il faut que tu t’allonges et que tu dormes un peu.
Un poids sur son épaule. La main de Shizuru qui s’attarda un instant avant de descendre le long de son omoplate pour la pousser gentiment en avant.
Des cris. Des hurlements à glacer le sang qui s’achèvent dans des gargouillis écœurants. La porte de sa cellule vole en éclat. Dans le couloir, des câbles jaillissent des parois éventrées et se tordent sur le sol comme des serpents en crachant des gerbes d’étincelles.
- Natsuki ?
Autour d’elle l’air se brouille et tourbillonne, déforme les objets et les murs qui ondulent comme des tentures. Et après ?
Elle vole, filant à travers des dizaines de couloirs et parcourant des hangars gigantesques en un battement de cil. Des coups de feu retentissent. Elle déchire des murs de métal fragiles comme des feuilles de papier d’aluminium. Des machines et des panneaux de commandes explosent. Les alarmes hurlent et l’atmosphère est saturée de fumée et de sons. Puis le chaos meurt d’un coup.
Le silence de la forêt est surnaturel. Il lui faut plusieurs secondes pour que sa vue s’habitue à la pénombre. Les silhouettes des troncs d’arbres et des taillis s’étirent comme des taches d’encre dans la grisaille de l’aube, alors qu’elle les dépasse à toute allure…
Natsuki secoua la tête pour s’éclaircir les idées. La jeune femme se souvenait mal des circonstances de son évasion et ne retenait que des images confuses et délirantes. Elle ne se rappelait même pas avoir eu envie de s’échapper. Et ça n’avait plus aucune importance. Docilement, elle laissa Shizuru l’entrainer dans la chambre.
Qu’avait dit Vautour, déjà ? Si tu n’étais pas venu, je crois que je n’aurais jamais été obligé de faire ça.
Il n’avait pas menti, Natsuki en avait cruellement conscience. Tuer Alyssa n’avait été qu’un jeu, un divertissement aussi absurde que sadique pour le yakuza. Si elle n’avait pas cherché à la libérer, rien de tout ceci ne serait arrivé réalisa-t-elle alors que les larmes lui montaient aux yeux. La vie de sa sœur était en jeu et elle avait échoué, lamentablement échoué. Tout était de sa faute.
Shizuru se tenait à ses côtés et elle fut incapable de soutenir le regard qu’elle lui adressait. A cet instant, alors que le revolver de Vautour était braqué sur Alyssa, Natsuki l’aurait trahie sans hésiter. Un mot de lui et elle aurait raconté tout ce qu’elle avait appris du Fujino-kai, de ses clients et de ses cibles, lorsqu’elle avait fouillé dans l’ordinateur de son amie.
Elle avait précipité la mort de sa sœur et aurait vendu son être le plus cher sans marquer la moindre hésitation. Natsuki se figea et avala péniblement sa salive. La culpabilité qui la consumait était écrasante. Intolérable Elle avait l’impression que des centaines d’yeux étaient braqués sur elle et que le moindre de ses gestes trahissait sa responsabilité dans ce cauchemar. La gentillesse de Shizuru à son égard était une véritable torture. Insupportable et brûlante comme du sel sur les plaies à vif que les remords ouvraient dans sa conscience.
Un sifflement terrible lui vrilla les tympans. La solitaire porta les mains à sa tête et se sentit partir. Lorsqu’elle ouvrit de nouveau les yeux, elle était assise sur le lit et le visage de Shizuru était à vingt centimètres du sien, les traits creusés par l’inquiétude.
- Doucement, ne te lève pas. Je vais appeler une ambulance.
La solitaire était livide et tremblait de tous ses membres, les yeux écarquillés comme si elle venait de voir un fantôme.
- Non, non, hoqueta-t-elle fiévreusement. Je sais…je me souviens.
Shizuru l’empêcha de se lever mais elle se déroba, fébrile.
- Je sais…où est Alyssa…
Le cœur de Shizuru se comprima dans sa poitrine en l’entendant délirer. C’était les seuls mots que Natsuki avait prononcés avant de s’enfermer dans le silence en arrivant : on avait abattu Alyssa. Une balle en plein cœur, juste sous ses yeux.
- Natsuki, commença-t-elle d’un ton apaisant, Alyssa est…
- Je sais ! Je sais…mais il faut que j’aille là-bas, supplia-t-elle. Je ne peux pas la laisser…même s’il est trop tard…
Shizuru la dévisagea avec attention et tâcha de sonder son regard. Ce qui s’était produit était terrible et n’importe qui aurait rejeté la réalité en bloc. A l’entendre, elle n’était pas certaine que Natsuki ait bel et bien conscience de la mort de sa cadette.
- De quoi est-ce que tu te souviens, exactement ? Décris-moi.
Le regard de Natsuki partit dans le vague.
- C’est dans la forêt. Pas très loin de la base.
- Et tu te souviens avoir vu Alyssa, à cet endroit ?
- Je…je ne sais plus très bien. Mais elle est là-bas. Je sais qu’on l’y a emmenée.
Que s’était-il passé ? se demanda Shizuru. Alyssa est morte…et après ? Les yakuza avaient sûrement voulu se débarrasser du corps. Dans la forêt ? Alors qu’ils se trouvaient au beau milieu d’un laboratoire infesté d’Orphans qui l’aurait dévorée en un clin d’œil ? Trop compliqué. Illogique. Et à supposer qu’ils aient sorti son cadavre du bâtiment, pourquoi auraient-ils emmené Natsuki avec eux ? Non. Stupide. Ça n’avait aucun sens. Ou alors, elle avait surpris les yakuza après qu’elle se soit enfuie du laboratoire ? Est-ce qu’une coïncidence aussi énorme était possible ? Et surtout, Natsuki aurait-elle oublié une telle vision ? Non, trop d’incertitudes, trop d’hypothèses…Shizuru avait du mal à y croire.
- Tu m’as dit qu’on l’avait tué, Natsuki, déclara-t-elle en haïssant chacun de ces mots. Un yakuza lui a tiré dessus. Que s’est-il passé, après ?
Ce qu’elle disait était trop confus pour que Shizuru comprenne où elle voulait en venir. Le visage de Natsuki se ferma immédiatement, comme si on venait de la frapper.
- Je ne sais plus, répéta-t-elle. Je ne suis pas sûre…
Shizuru renonça. Aucune question ne méritait que la jeune femme se débatte plus longtemps dans des bribes de souvenirs aussi sombres. Peu importe ce qui avait pu se produire. Ça n’inverserait pas le cours des choses. Elles auraient tout le temps d’y réfléchir, mais plus tard. Bien plus tard. Quand Natsuki aurait dormi une douzaine d’heures et que sa santé mentale serait moins fragile.
- Rien ne presse, d’accord ? N’y pense plus. Laisse-toi un peu de temps. Tu es en état de choc...
Natsuki lui lança un regard de défi désespéré.
- Ne me regarde pas comme ça ! Je veux juste…voir son corps de mes propres yeux…ça s’est passé si vite…
Elle se massa les temps, l’air complètement perdue et les yeux luisants de larmes et de folie. Shizuru se pencha un peu plus en avant, pour tenter de capter son attention qui vacillait. Voix douce et une main posée sur son épaule. Natsuki était au bord de la crise de nerfs.
- Dis-moi où est cet endroit, décris-le-moi et j’irai moi-même, avec la police. On fouillera tous les environs, proposa-t-elle en compromis.
Elle doutait de trouver quoi que ce soit. Shizuru était prête à examiner chaque possibilité. Admettre qu’il y avait une part de vérité. Mais la détresse de la jeune femme était si forte qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que Natsuki ne savait plus où elle en était. Que sa mémoire torturée la poussait à imaginer pour combler les vides.
Je sais qu’on l’y a emmenée…
Peut-être avait-elle entendu une discussion entre deux yakuza et que son esprit avait fait le lien ?
- Non ! Non…J’y vais.
Quelle tête de mule ! Quel besoin avait-elle de se torturer davantage ?
- Je dois en avoir le cœur net, tu comprends ? Sinon jamais je ne pourrais…j’en ai besoin…Pour accepter tout ça.
- Repose-toi d’abord. Natsuki, tu ne tiens plus debout ! Après ce que tu viens de vivre…
- On parle de ma sœur. Je pars maintenant. N’essaie pas de m’en empêcher.
Natsuki était blême et à bout de force, traumatisée comme la rescapée d’un champ de bataille mais Shizuru n’avait rien à rétorquer à un tel avertissement. Par lorsque le ton était aussi désespéré qu’une prière. Natsuki irait au bout de son cauchemar. Elle ramassa son blouson dans un état second, avec la rigidité d’un automate et un regard hanté. Shizuru capitula, bouleversée.
Le trajet en taxi s’effectua dans un silence mortel. Le véhicule quitta rapidement la ville pour emprunter des routes sinueuses qui s’enfonçaient à travers la forêt. Assise à côté d’elle sur la banquette arrière, Natsuki se décomposait au fil des kilomètres. Shizuru posa sa main sur la sienne. La solitaire ne broncha pas, recroquevillée contre la portière, et le poing serré sous sa paume était froid comme la pierre.
- On y est bientôt, murmura-t-elle finalement.
Shizuru hocha sombrement la tête, plus intéressée par surveiller l’état de son amie que de connaître leur destination. Les doigts de la solitaire s’étaient noués autour des siens et lui serraient les phalanges à lui en faire mal. Elle ne semblait même pas en avoir conscience. Son amie avait l’air hagard, le regard perdu comme si elle était en transe.
- Stop ! Stop, c’est là…
Natsuki la lâcha et se glissa hors du taxi. Elle n’était pas loin, moins d’un kilomètre, souffla une voix dans son esprit alors qu’elle considérait la cime des pins noyés dans la brume. Comme un somnambule, elle se mit en route.
C’était comme progresser dans un rêve. Autour d’elle, la forêt était irréelle. Morte. Comme si un gigantesque incendie avait tout brûlé, jusqu’au dernier brin d’herbe. Le brouillard la peuplait de spectres décharnés. Flous. Imprécis. Natsuki s’enfonçait dans un nuage. Était-ce le bon chemin ? Le ciel gris nimbait les lieux d’une luminosité surnaturelle. Toutes les couleurs avaient été englouties par la brume, laissant un décor onirique de cendres et d’ombres argentées.
Un peu plus loin…
Des formes éthérées dansaient à la lisière de sa vision. Inquiétantes. Menaçantes. Natsuki se frotta les yeux et promena autour d’elle un regard halluciné. Des silhouettes fantastiques se dessinaient entre les arbres. Mouvantes et sombres comme de l’encre liquide. Un croassement rompit le silence et Natsuki sursauta. Quelque chose agrippa à sa cheville et elle perdit l’équilibre. Éperdue, elle se retourna pour faire face à la créature qui l’avait attaqué et tomba nez à nez sur la racine d’arbre dans laquelle elle s’était empêtrée. Pas de griffes. Pas de crocs. Pas d’orphans. Rien que cette forêt pétrifiée envahie de fantômes.
- Tu vas bien ?
Shizuru l’aida à se relever. Natsuki s’appuya un instant sur un rocher couvert de givre, désorientée. Depuis combien de temps marchaient-elles, déjà ? Où était-elle ? Tout était si différent de ses souvenirs…Elle se remit en route, dans ce délire sans couleurs sorti tout droit d’un livre de contes.
En bas du talus et quelques pas sur la droite…
L’air ondoya comme un mirage. Des mots. Un murmure imperceptible. Rien qu’une brise, corrigea-t-elle alors qu’une angoisse sourde s’insinuait dans ses veines. Le vent. Elles dépassèrent le squelette dépouillé d’un arbuste engoncé dans la brume et Natsuki se figea.
- C’est ici…
Le murmure était tellement ténu que Shizuru crut l’avoir rêvé. Natsuki les avait conduites aux abords d’une clairière. Cinquante mètres plus loin, on apercevait une parcelle de terre fraîchement retournée, plus sombre que les autres.
- Kami…murmura-t-elle, sidérée.
La solitaire s’élança en avant. Elle tomba à genou devant la tombe de sa sœur, les doigts enfoncés dans la terre meuble. Shizuru la rejoint, la bouche sèche et les jambes en coton.
Son amie avait commencé à creuser avant de s’interrompre, la tête rentrée dans les épaules, écrasée par le chagrin.
- Je ne peux pas, je ne peux pas !
Shizuru s’agenouilla à ses côtés et la tira contre elle, en prenant entre ses mains ses poings serrés convulsivement sur la terre.
- Arrête Natsuki, arrête, murmura-t-elle. Il faut partir d’ici.
Appeler la police et leur dire d’envoyer une équipe. Elle devait éloigner son amie de cet endroit, immédiatement.
La jeune femme secoua la tête.
- Non, gémit-elle d’une voix cassée. Alyssa…Je dois…
Elle se pencha hors de son étreinte pour déblayer le sol mais Shizuru la maintint résolument entre ses bras.
- Lâche-moi !
- Natsuki…
- Fous-moi la paix ! On peut pas partir comme ça ! Shizuru !
Natsuki se débattit avec autant de vigueur que le lui permettait son corps épuisé et lui griffa les bras avec frénésie pour s’arracher à son étreinte. Elle les fit tomber toutes les deux en essayant de lui échapper. Shizuru la plaqua à terre de tout son poids et agrippa fermement son poignet lorsqu’elle tenta de la frapper.
- Lâche-moi ! hurla-t-elle de nouveau.
La solitaire lutta pour se dégager et la jeune femme tenta de la raisonner avant qu’elle n’aggrave ses blessures.
- Arrête ! Calme-toi ! Je vais le faire, d’accord ?
Les yeux de Natsuki, rivés aux siens, étaient deux puits de douleur. Shizuru aurait tenté n’importe quoi pour soulager sa détresse. N’importe quoi.
- Je vais le faire, répéta-t-elle d’une voix apaisante, comme si elle parlait à un enfant. Je m’en occupe. Reste à l’écart.
Son cœur battait la chamade à cette idée. Elle ne savait pas jusqu’à quel point elle serait capable d’aller. Son amie se calma d’un coup, brisée et sans force. Shizuru ignorait comment Natsuki avait pu les mener à cet endroit mais tout ce qu’elle avait dit était d’une terrible exactitude. Elle n’avait plus aucun doute sur ce qu’elle allait découvrir en creusant à sa place et tout son être hurla lorsqu’elle écarta doucement sa chère solitaire pour se mettre au travail. Comment Natsuki avait-elle pu simplement s’approcher de cet endroit ?
Elle progressait à une lenteur insoutenable, enlevant mécaniquement une poignée de terre après l’autre. Lorsque sa main heurta quelque chose, Shizuru frémit d’horreur et le cri qui lui échappa s’étouffa dans un sanglot. Sous ses doigts, la peau qu’elle effleurait était glacée. Terrifiée, elle dut faire appel à tout son courage pour lever ses yeux vers Natsuki. Elle ne prit même pas conscience des larmes qui dévalaient son visage. Elle avait retrouvé Alyssa.
Son corps était raide et froid comme une statue de glace. L’obscurité s’enroulait autour d’elle en un carcan étouffant et elle suffoqua, écrasée dans cette enveloppe bien trop petite pour elle. Terrifiée, elle se débattit dans les liens invisibles qui l’enchaînaient. On l’emmurait vivante et ses cris d’horreur se perdirent dans ce monde aveugle et pétrifié. Plutôt mourir, supplia-t-elle, submergée par la panique.
L’atmosphère ondula comme une cape de velours et elle se figea en sentant un frôlement plus léger qu’un souffle. Quelque chose s’agitait, loin, très loin. Lentement, elle essaya de bouger de nouveau, l’espoir tonnant dans tout son être. Les sensations devenaient de plus en plus précises. Le vent, une brise imperceptible. L’humidité contre sa peau. L’odeur des pins. Le froid, vif et piquant qui se déversa dans ses poumons lorsqu’elle engloutit une bouffée d’oxygène.
La douleur lui brûla la poitrine, comme si elle respirait pour la première fois de sa vie, et Alyssa s’étrangla dans une quinte de toux. Autour d’elle, le monde était si lumineux qu’elle referma aussitôt les yeux. Le froid avait disparu et elle était blottie contre une chaleur rassurante. Quelqu’un pleurait et il fallut plusieurs instants avant qu’elle ne reconnaisse la voix de sa sœur, altérée par les sanglots. Natsuki la serrait contre elle comme si sa vie en dépendait et Alyssa se laissa bercer entre ses bras, trop épuisée pour esquisser le moindre geste. Elle ouvrit un œil et distingua quelques ombres qui se précisaient peu à peu dans la clarté qui l’aveuglait. Entre les arbres, il lui sembla apercevoir la silhouette d’un loup. Un loup gris aux yeux d’or. La voix de Cauchemar résonna dans sa tête, amusée et arrogante :
- Tu m’en dois une belle, sur ce coup-là.