Un combat de tous les instants

Chapitre 48 : Le négociateur

3170 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 22/03/2019 21:42

- On peut te tenir compagnie ? interrogea April.

Mikey acquiesça d’un hochement de tête. Il avait regagné la cuisine après avoir quitté le laboratoire et avait retrouvé son bol de glace à moitié fondue, auquel il s’obstinait à ne pas toucher. Marion prit sa cuillère et l’enfonça dans la crème glacée qu’elle se mit à engloutir machinalement, si bien que le ninja repoussa le récipient dans sa direction.

- Quoi de neuf ? demanda-t-il d’un ton las. Vous avez réussi à calmer Léo ?

- Donnie a pris le relai, indiqua April. Je suppose que nous allons tous avoir besoin de temps pour nous remettre de ce qui s’est passé aujourd’hui.

Elle trempa à son tour son index dans la glace et le porta à ses lèvres, le regard perdu dans le vague. Aucun d’eux n’était réellement présent dans cette pièce où ils étaient pourtant installés, leur esprit vagabondant ailleurs, porté par les flots tumultueux d’un océan de tourments.

- Qu’est-ce qu’on va devenir sans maître Splinter ? soupira Mikey.

Marion garda le silence. Elle savait combien Michelangelo tenait à son père adoptif, et elle n’avait aucune envie de le blesser en soulignant que, dans le fond, ils avaient jusque-là agi davantage sans lui qu’avec lui. Il était la figure tutélaire du clan, mais pour tout le reste, les tortues lui avaient toujours paru autonomes.

- J’imagine qui lui aurait su rétablir une certaine cohésion au sein du groupe, marmonna April, tandis que nous...

Sur ce point, en revanche, Marion ne pouvait lui donner tort. Splinter avait toujours su régler de la meilleure des façons les querelles qui opposaient ses fils les uns aux autres. Leur bande étant plus divisée que jamais, elle ne voyait pas comment ils parviendraient à se réconcilier sans ses conseils avisés.

- C’est vrai que la douleur finit par disparaître ? interrogea Mikey. Je n’ai jamais perdu personne, à part Leatherhead, et au final, il n’était même pas mort, mais vous, vous avez déjà connu ça avec vos mères, non ?

Le visage d’April s’assombrit à la pensée de sa génitrice. Elle n’avait toujours aucune idée de ce qu’il était advenu d’elle, et le fait d’avoir cru la retrouver à North Hampton n’avait fait qu’ajouter à sa souffrance. Ce fut donc Marion qui se chargea de répondre :

- Ça s’estompe, en effet. Au début, c’est presque insupportable, si bien qu’on a l’impression qu’on ne s’en remettra jamais, et puis un jour, sans crier gare, ça commence à faire moins mal. Le chagrin sera toujours là, mais tu apprendras à vivre avec. C’est comme une cicatrice, en fait. Elle va se refermer petit peu par petit peu, et même si tu en gardes à jamais la marque, au bout d’un moment, elle cesse d’être douloureuse.

Mikey la remercia d’un regard pour ses paroles réconfortantes, et Marion se força à lui adresser un sourire avant de lui rendre le bol de glace, dans lequel il restait un fond. Il marqua une légère hésitation, mais accepta la cuillère qu’elle lui tendait également et se mit à manger. C’était bon signe de voir qu’il recouvrait son appétit.

Le silence retomba sur la pièce, uniquement dérangé par les raclements du couvert contre les parois du récipient. Marion pianotait la table du bout des doigts et April fixait un point invisible sur le mur, semblant avoir oublié tout le reste autour d’elle. Même une fois que la glace eut été engloutie, ils demeurèrent ainsi, sans dire un mot.

Ce fut Donnie qui les arracha à la torpeur dans laquelle ils s’étaient progressivement enfoncés. Les trois amis se tournèrent vers lui à l’instant où il apparut dans le chambranle, les filles le scrutant avec davantage d’inquiétude que Mikey, car elles appréhendaient ce que Léonardo et lui avaient bien pu se dire dans le laboratoire.

- Réunion de crise dans le dojo, annonça-t-il d’un ton neutre. Marianne, Casey et Léo sont déjà là-bas, ils vous attendent.

April marqua une légère hésitation, la bouche entrouverte, mais elle renonça à s’exprimer. Elle se sentait comme vidée de son énergie et elle n’avait pas la force d’affronter une situation qu’elle avait désespérément cherché à fuir pendant des mois. Elle préférait encore laisser les évènements suivre leur cours, quel qu’il soit.

Mikey abandonna son bol dans l’évier et lui emboîta le pas, suivi de près par Marion. Alors qu’elle s’apprêtait à franchir l’encadrement, Donnie l’arrêta en lui barrant la route avec son bras. April et le ninja orange s’immobilisèrent pour observer la scène par-dessus leur épaule, mais le scientifique leur fit signe de s’éloigner. En temps normal, ils auraient sans doute tout fait pour rester, mais plus rien n’était normal depuis leur retour au repaire.

- Quelqu’un doit aller chercher Raph, indiqua Donatello sans détour.

- Vas-y, alors. Moi, j’ai eu ma dose de son mauvais caractère pour la journée.

- Tu connais mon frère... Il est impulsif et il s’emporte facilement, mais c’est son tempérament. Je suis certain qu’il regrette ce qu’il t’a dit.

- Ce n’est pas seulement ce qu’il m’a dit, Donnie. L’espace d’un instant, j’ai cru qu’il allait s’en prendre physiquement à moi. J’ai... Il avait le même regard que mon père quand il s’apprêtait à nous frapper, Marianne et moi.

Donnie ne releva pas immédiatement. Il avait fini par comprendre que les deux sœurs possédaient un lourd passé, sans jamais avoir su exactement de quoi qu’il en retournait. Ce qu’il entendait ne le surprenait pas donc vraiment, même s’il en était navré pour Marion.

- Raph... Il est incapable de contrôler ses émotions. La demi-mesure, ça n’existe pas chez lui. Oui, il est souvent colérique, irritable, odieux, et il peut aller jusqu’à la violence quand il souffre vraiment. Aujourd’hui, il a perdu Splinter, et il a bien failli te perdre, toi aussi. C’était trop pour lui. Mais Raph est aussi quelqu’un de loyal, qui n’abandonnera jamais ceux qu’il aime, même lorsque la situation est désespérée. Et il t’aime, c’est indéniable. C’est pour ça que je sais qu’il t’écoutera si tu montes le voir.

- Tu me surestimes, répliqua Marion. Et tu surestimes les sentiments que Raph me porte. Puisque tu m’en parles, je suppose que tu sais tout, n’est-ce pas ? Le désastre auquel ça nous a menés ne te suffit donc pas ?

- Si, justement. Je ne blâme personne, Marion. Ni toi, ni Raph, et même si j’ai été dur avec Léo, lui non plus. Simplement, on ne va pas se voiler la face : on est très mal. Shredder a failli nous massacrer, les Kraangs montent un peu plus en puissance chaque jour... On ne peut pas se permettre de laisser nos petites querelles passer avant la mission que nous avons à accomplir. C’est pour ça que j’ai décidé de prendre les choses en main.

- Ça veut dire que tu es notre nouveau chef ? déduisit Marion.

- Pas exactement. Je vous expliquerai tout dans le dojo, mais il faut que Raph soit présent. Que nous soyons tous présents. Enfin, sauf Karai, évidemment... Et, s’il te plaît, essaye de le convaincre de ne pas arracher les yeux de Léonardo avant de m’avoir écouté, d’accord ? Déjà qu’il n’a pas été facile à raisonner, il suffira d’une étincelle de la part de Raph pour mettre le feu aux poudres.

Marion ferma les paupières et laissa échapper un soupir hésitant. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle s’aperçut que Donnie la fixait avec un regard presque implorant. À contrecœur, elle marmonna :

- Je vais essayer... Mais je ne te promets rien. Encore moins en ce qui concerne Léo.

- Merci, Marion.

La jeune fille secoua la tête pour lui indiquer qu’il n’avait pas à la remercier. Elle ne le méritait pas, elle acceptait seulement de lui obéir dans l’espoir qu’il sache ce qu’il faisait, même si elle en doutait un peu. Au point où ils en étaient, de toute manière...

Tandis qu’elle se dirigeait vers l’escalier, elle songea à April. Donnie était donc au courant de toute la vérité, à propos de Raphaël et d’elle-même, ce que la rouquine redoutait. Il n’avait pas paru dépité, frustré ou en colère. Seulement las, comme Mikey, et comme plus ou moins chacun d’eux. Sans doute avait-il trop de choses en tête pour s’attarder sur celle-ci.

Parvenue en haut des marches, Marion avança d’un pas lent jusqu’à la chambre de Raphaël. Elle s’arrêta face à sa porte, leva le poing, serrant et desserrant les doigts à deux reprises pour tenter de contenir sa nervosité. Ses mains étaient désagréablement moites et son cœur palpitait presque douloureusement. Elle s’apprêtait à toquer, mais se ravisa au dernier moment. À la place, elle plaqua sa joue contre le battant et murmura :

- Raph ? C’est moi. Est-ce que je peux entrer ?

La poignée cliqueta presque aussitôt et l’adolescente eut juste le temps de reculer d’un pas avant que le panneau pivote sur ses gonds. Raphaël tomba à genoux dans l’encadrement, tout en passant son bras valide autour de la taille de Marion pour l’attirer contre lui. Quoique surprise, la jeune fille se ressaisit rapidement pour poser une main sur son crâne lisse.

- Raph...

- Je suis désolé, Marion. Vraiment désolé. Je... Je ne pensais pas ce que je disais. Enfin si, je le pensais, mais...

- Chut, l’interrompit-elle en s’agenouillant à son tour. Je sais. Tu étais en colère, tu avais mal, tu te sentais coupable... C’est peut-être encore le cas, d’ailleurs, mais ce n’est pas en restant enfermé dans ta chambre et en effrayant tout le monde que ça va nous aider. Tu dois prendre sur toi, même si c’est dur.

- Est-ce que ça veut dire que... tu me pardonnes ?

Marion ne répondit pas immédiatement. Elle avait vraiment eu peur quand Raph avait tempêté sur elle, au point de ne pouvoir s’empêcher d’établir le parallèle avec son père. Rien qu’à cette pensée, elle sentait encore son sang se glacer dans ses veines, pourtant elle finit par hocher la tête.

- Oui, Raph, je te pardonne, mais à une condition. Que tu viennes avec moi dans le dojo et que tu écoutes ce que Donnie a à nous dire, le tout sans provoquer Léo.

- Léo ? siffla-t-il. Il sera là ?

- Raph ! soupira Marion. Contente-toi de ne rien dire et Donnie s’assurera qu’il en fera de même. Si vous avez des comptes à régler entre vous, on verra ça plus tard.

En réalité, elle n’avait aucune preuve que Donatello parviendrait à maîtriser Léonardo si la situation devait s’envenimer, mais elle avait foi en l’intégrité du ninja mauve. Ce qu’il voulait, après tout, c’était ramener un semblant de paix au sein du groupe.

Marion embrassa Raphaël à la commissure des lèvres, puis se redressa en grimaçant, à cause de ses muscles fourbus. Elle tendit ensuite la main au mutant pour l’encourager à en faire de même, tout en murmurant :

- S’il te plaît. Allons-y.

***

Donnie sentait son angoisse monter d’un cran à chaque nouvelle minute qui s’écoulait, mais son cœur cessa de palpiter désagréablement lorsque Marion franchit enfin la porte du dojo avec Raph dans son sillage. Du coin de l’œil, le ninja mauve observa Léonardo, qui serra les dents mais ne broncha pas. C’était au moins cela.

L’aîné des tortues se trouvait auprès de Karai, comme il fallait s’y attendre. Marianne se tenait elle aussi à l’écart du groupe formé par Casey, April et Mikey, assis côte à côte. Les deux derniers arrivants les rejoignirent, et Donnie, debout au milieu de la pièce, s’éclaircit la gorge.

Il n’avait jamais été très doué pour se placer au centre de l’attention, hormis lorsqu’il s’agissait de présenter ses nouvelles expériences ou d’expliquer ses théories. Dans ces moments-là, il se sentait comme un poisson dans l’eau, parce qu’il maîtrisait son sujet dans les moindres détails. Là, c’était différent. Le leadership n’était pas son point fort.

- Pour commencer, je tiens à dire que je n’ai pas l’intention de revenir sur les évènements de la matinée. Nous avons traversé des heures sombres, nous avons subi une lourde perte, mais maintenant, ce dont nous avons besoin, c’est de cicatriser, et ce n’est pas en grattant sans cesse nos plaies que nous y parviendrons.

Tous hochèrent la tête pour approuver ses paroles, à l’exception de Raph et Léo qui restèrent hermétiques. Les deux frères ennemis prenaient sur eux pour ne pas se regarder, car ils savaient qu’ils ne pourraient pas résister à la tentation de se foudroyer des yeux.

- Léonardo, pour des raisons qui ne concernent que lui, a souhaité se décharger de son rôle de chef d’équipe pour une durée indéterminée, poursuivit Donatello.

Casey, que la nouvelle ne manqua pas de surprendre, ouvrit la bouche pour émettre un commentaire, ce dont April le dissuada à l’aide d’un coup de coude dans les côtes.

- Personne ne le remplacera. Nous prendrons désormais les décisions ensemble, au terme de discussions auxquels nous serons tous tenus de participer. Et si des problèmes ou des désaccords nous opposent, vous devrez passer par moi pour les résoudre. Je serai votre médiateur.

- Quelle est la différence avec le fait d’être chef ? interrogea Mikey.

- Je ne m’occuperai que de désamorcer les conflits, faire avancer les négociations et tâcher de trouver des terrains d’entente pour tout le monde. En revanche, je ne déciderai de rien par moi-même.

Donnie s’abstint d’ajouter que Léo avait lui-même perdu ce privilège depuis longtemps, étant donné que, depuis leur retour de North Hampton, tout le monde n’en faisait majoritairement qu’à sa tête. La dégradation de sa relation avec Raph, d’abord par rapport à Karai, puis par rapport à Marion, avait achevé d’envenimer les choses.

- C’est non seulement pour vous annoncer ça que je vous ai tous rassemblés ici, mais également pour vous soumettre la question qu’il nous faut régler dans l’immédiat, à savoir que faisons-nous ?

Marianne toussota pour indiquer qu’elle souhaitait prendre la parole, et tous les regards se tournèrent aussitôt vers elle, tandis que Donnie pivotait d’un quart de tour pour lui faire face.

- Avant que tous ces chamboulements ne surviennent, je venais d’avoir une idée. Enfin, c’est moins une idée qu’une conclusion à laquelle je suis parvenue.

- Nous t’écoutons.

- Les recherches sur le rétro-mutagène plafonnent, or je sais exactement comment en fabriquer dans la dimension X. Je suis d'avis que nous devrions retourner là-bas. J’ai survécu seule pendant des mois, alors avec toi pour m’assister et les autres pour couvrir nos arrières, je pense que nous pourrions en mettre au point une assez grande quantité pour retransformer les habitants de New York en peu de temps.

- Oui, mais après ? intervint Casey. C’est pas tout de rétro-mutagéner tout le monde. Si on ne fait pas ravaler leurs tentacules à ces faces de cerveau, on ne sera jamais tirés d’affaire.

- Casey a raison, approuva April. Secourir les victimes des Kraangs ne servira à rien si on ne reprend pas New York, or nous ne sommes pas en état de le faire.

- L’idée de se terrer dans la dimension X n’est pas mauvaise, pourtant, intervint Mikey. Ou plutôt, pas moins dangereuse que de rester ici. Jusqu’à présent, Shredder a toujours évité de nous attaquer de front, probablement parce que la présence de maître Splinter l’en dissuadait. Maintenant qu’il n’est plus là...

Tout le monde cligna des yeux, abasourdis. C’était bien la première fois qu’ils entendaient autant de sagesse dans les paroles du benjamin de la bande, et cela les laissait sans voix. Donatello secoua la tête pour se ressaisir, mais April le devança :

- Et si on retournait à North Hampton ? On a eu quelques ennuis là-bas, c’est vrai, mais nous y serons toujours plus en sécurité qu’ici. On pourra y demeurer le temps nécessaire pour mettre au point un plan et laisser les blessés guérir. Marianne, ton arme principale est peut-être ta tête, mais même toi, tu auras besoin de tes deux jambes lorsque nous repartirons dans la dimension X.

L’intéressée haussa les épaules, indiquant par ce geste qu’elle n’avait aucun argument à opposer à la suggestion d’April. Comme personne ne prononça un mot, Donnie reprit la parole :

- Est-ce que tout le monde est d’accord avec cette proposition ? On quitte New York et on va se réfugier dans les bois pour planifier une future offensive contre les Kraangs ?

Les humains furent les premiers à approuver l’idée, suivis de près par Mikey et Raph. Léonardo parut hésiter, mais il finit par se ranger à l’avis général et acquiesça également. Donnie éprouva une pointe de soulagement à la pensée qu’il avait au moins réussi à tenir une réunion sans que quiconque cherche à s’écharper.

- Très bien, conclut-il. Nous partirons le plus tôt possible. En attendant, reposez-vous et essayez de réfléchir à un moyen de quitter la ville en toute discrétion.

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