Demi-Faucheuse

Chapitre 1 : L'Enfant de la Mort

3269 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/06/2024 17:34

AVERTISSEMENT : Attention, cette fanfiction traite de maltraitance infantile, ce qui est susceptible d'heurter les lecteurs les plus sensibles !


Olivia se tenait debout devant le grand miroir de sa luxueuse maison du 13, route Sanzissu, à Zarbville, qui l’accompagnait depuis des années. On ne comptait plus le nombre d’heures qu’elle avait passées à s’y observer au cours de ses bientôt soixante années d’existence. Grâce à lui, elle avait pu travailler minutieusement son regard, son attitude, une multitude d’expressions pour son visage. Cela lui avait permis de développer un charisme redoutable, grâce auquel elle avait tracé son chemin dans la vie, se faisant inviter aux soirées mondaines les plus en vues, obtenant l’oreille attentive de personnages illustres et haut placés, et faisant tomber nombre d’hommes à ses pieds. Elle avait ainsi accumulé, au fil des décennies, une fortune conséquente et une influence politique qui lui apportaient un sentiment de toute-puissance et un grand confort de vie. Jamais elle n’avait été ennuyée malgré toutes les histoires louches qui l’entouraient. Il y avait des rumeurs bien sûr, mais au niveau judiciaire, c’était le néant.

Seulement, rien n’est éternel. Et ce qu’elle voyait à présent dans la glace, ce n’était plus la magnifique Olivia d’antan, qui menait son monde à la baguette. L’érosion implacable du temps avait fini par l’atteindre, et commençait à l’altérer, comme elle altérait les plus grands monuments architecturaux, les plus extraordinaires œuvres d’art. Sa peau couleur café, jadis si lisse et soyeuse, commençait à se flétrir, et des tâches de vieillesse plus claires apparaissaient çà et là, comme des gouttes de lait qui auraient été ajoutées, lui faisant perdre son caractère et son intensité. Sa chevelure, jadis si noire et soyeuse, était désormais argentée et froissée comme une vieille feuille de papier aluminium. Et globalement, tout son corps s’affaissait. Garder le dos droit, ce ton altier qui lui donnait jadis toute sa prestance, devenait de plus en plus difficile. Des douleurs naissaient rapidement et la poussaient, inconsciemment, à courber sa colonne vertébrale.

Mais ce n’était pas sa déchéance physique qui l’inquiétait le plus. Non, son vrai souci, c’était ce ventre, qui s’était arrondi depuis quelques mois, et qui enflait à une vitesse que rien ne saurait expliquer. Rien, à part peut-être la présence d’un petit être en son sein, dont la division cellulaire dynamique nourrissait une croissance exponentielle. Mais comment diable aurait-elle pu tomber enceinte, à son âge ?

Son deuxième époux, Léon, était décédé depuis plusieurs mois, et même avant cela, elle n’entretenait plus de rapports intimes avec lui depuis bien longtemps. Elle ne voyait qu’une seule explication plausible, et celle-ci lui glaça le sang. Se pouvait-il que ce soit “son vieil ami” ?

Au cours des décennies précédentes, beaucoup de gens avaient péri de manière prématurée dans son entourage. Ses deux époux, Roger et Léon, mais également Éric, qui l’avait abandonnée devant l’autel, et un nombre important d’autres personnes plus ou moins proches d’elles. En tout, ce n’était pas moins de dix-neuf pierres tombales qui étaient érigées dans l’étrange jardin qui entourait sa demeure. Et à force de voir la Grande Faucheuse venir chercher toutes ces personnes, elle avait sympathisé avec elle, ou plutôt avec lui. Elle était devenue très proche de cet envoyé de la Mort. Effrayée les premières fois, elle s’était familiarisée avec cette créature d’outre-tombe, portant une longue bure à capuche noire, qui rendait son corps totalement invisible, et une faux à la lame démesurée, symbolisant sa fonction de ramassage des âmes fauchées. Il avait une voix incroyable, une voix grave et profonde, toujours très calme et posée, sereine et virile. La première fois qu’elle avait engagé la conversation avec l’étrange démon encapuchonné, c’était à la mort d’Éric DeRose. Éric était son premier véritable amour, elle avait été prête à tout sacrifier pour lui, prête à rejeter sa famille, renier ses amis, prête à mourir et prête à tuer.

Mais hélas, il l’avait trahie. Le jour de leur mariage, qui devait être le plus beau jour de sa vie, il se rétracta. Au moment de l’échange des vœux, lorsqu’on lui demanda s’il consentait à prendre Olivia pour épouse, il répondit d’un “Non !” sonore, et quitta l’église en courant. Ces trois lettres avaient littéralement fracassé l’esprit d’Olivia, résonnant dans sa tête avec un tempo lent et régulier pendant une bonne semaine. Elle ne gardait aucun souvenir des jours qui suivirent, et lorsque sa mémoire se réactiva, elle était chez elle. Éric, qui était venu récupérer quelques affaires, gisait au sol, le corps complètement carbonisé. Il faisait nuit, la Grande Faucheuse était passée, Olivia l’avait alors saluée.


« Ce n’est pas pour vous que je suis venu, lui avait répondu l’étrange silhouette.

_ Je sais bien. »


Les années passèrent, les décès s’accumulèrent, et chacun était l’occasion d’une conversation avec la Grande Faucheuse. Des conversations qui devenaient de plus en plus longues et de plus en plus intimes. Olivia avait développé une véritable fascination pour la créature d’outre-tombe. Elle était comme envoûtée. L’image de la silhouette encapuchonnée, le son de sa voix, venaient régulièrement s’inviter dans ses rêveries éveillées. Elle vivait dans l’attente de leur prochaine rencontre. Elle continuait à rencontrer et à séduire de nombreux hommes, mais tous la frustraient. Aucun n’arrivait à la cheville de la Grande Faucheuse. Il fallait se rendre à l’évidence, son adoration pour cette créature surnaturelle avait donné naissance à des sentiments très humains, de l’amour, et une irrépressible attirance physique. À chaque rencontre, derrière l’attitude calme et professionnelle de l’objet de ses désirs inavouables, elle croyait déceler des signes d’intérêt. Le messager de l’au-delà ne dévoilait jamais ses sentiments, il les cachait derrière des réponses évasives comme il cachait son apparence sous sa bure noire. Mais Olivia avait besoin de sentir qu’elle était spéciale à ses yeux. Elle parvenait presque à s'en convaincre, en analysant chaque geste, en interprétant chaque mot dans le sens qui lui convenait le mieux. Au fond d’elle toutefois, le doute subsistait. Et ce doute la maintenait en vie. Elle avait envisagé de mettre fin à ses jours, afin de le rejoindre pour l’éternité, mais au moment de poser la lame de son couteau sur la veine saillante de son poignet, ce doute revenait. Et si elle n’était pas si spéciale que cela à ses yeux ? Si en agissant de la sorte, elle se condamnait à devenir un spectre parmi les autres. Un de plus, parmi les milliards qui errent dans l’au-delà ? Elle en vint à la conclusion qu’il lui fallait continuer à voir la Grande Faucheuse en tant que vivante, pour se distinguer toujours davantage, jusqu’à ce que la Nature, ou peut-être le Destin, ait jugé qu’il ne lui était plus permis de vivre plus longtemps.

Et à l’évidence, elle avait vu juste. Lorsque le feu avait emporté Léon, son deuxième époux, elle l’avait regardé se consumer en vidant une bouteille de vodka. Puis la Grande Faucheuse était apparue pour remplir sa mission. Olivia, totalement désinhibée sous l’effet combiné de l’alcool et des émotions, avait trouvé l’audace de le séduire. En s’unissant à lui, elle avait découvert qu’il était constitué comme un homme, bien qu’il parût supérieur en tout point à tous ceux qu’elle avait jadis fréquentés. Ses caresses, bien que glaciales, étaient plus enveloppantes, sa voix plus envoûtante, et l’orgasme qu’il lui avait procuré dépassait tout ce qu’elle aurait pu imaginer. Elle ne s’était jamais sentie aussi vivante qu’en s’unissant à la froideur de la Mort.

Seulement, maintenant, elle portait son enfant en son sein, et à aucun moment elle n’aurait imaginé que ce fût possible. Cela remettait complètement en cause ce qu’elle avait prévu pour les dernières années de son existence. Elle avait rêvé d’une retraite tranquille, au cours de laquelle elle se serait adonnée à ses passions, avant de rejoindre son bien-aimé. Mais devoir surveiller un enfant rendait inaccessible toute aspiration à une telle tranquillité. Elle ne voulait pas de cet enfant, fût-il de son grand amour ! De plus, imaginer que la Grande Faucheuse puisse se reproduire comme un quelconque mortel avait quelque chose de cruellement désacralisant. Elle voulait se débarrasser de ce petit être qui grandissait en elle. Mais pouvait-on se débarrasser si facilement de l’enfant du messager de la Mort ?

Elle attrapa un cendrier stylisé que lui avait offert quelque amant sorti depuis bien longtemps de sa mémoire, et le jeta avec un cri de rage sur le miroir, qui s’effondra avec vacarme en un torrent de bris de verre.


« Tu ne me seras plus d’aucune utilité ! »


Elle laissa ensuite tous les débris en l’état, et sortit prendre l’air. Le jardin qui entourait sa maison était assez particulier. L’essentiel du terrain présentait le sol aride caractéristique de Zarbville, avec quelques palmiers et cactus qui avaient su pousser çà et là. Mais il y avait aussi une zone délimitée par un enclos, où les dix-neufs pierres tombales étaient disposées de manière un peu anarchique sur un gazon hétérogène, qui peinait à survivre en puisant dans un sol aussi pauvre. Deux cactus encadraient ce cimetière privatif. Olivia alla s’asseoir sur le petit banc qu’elle y avait installé, afin de pouvoir venir y méditer sur tout un tas de sujets. La nuit était à présent tombée, mais elle ne souhaitait pas aller se coucher. Elle était trop énervée pour pouvoir dormir, malgré une fatigue qui se faisait de plus en plus sentir. Des pensées tourbillonnaient dans son esprit.

Quelques lanternes étaient disposées le long de l’enclos, et elles éclairaient les pierres tombales, qui perçaient le ciel noir telles des fenêtres argentées, ouvrant sur un monde caché derrière la nuit. Petit à petit, des formes translucides, comme des voiles de fumée, commencèrent à apparaître autour des sépultures. C’était un phénomène fréquent, les fantômes des défunts sortaient de leur tombe, et erraient jusqu’au lever du soleil. Deux silhouettes rouges et diaphanes s’approchèrent tout près d’Olivia, et semblaient particulièrement intriguées par son ventre. C’étaient les spectres de ses ex-maris. 


« Aucun de vous deux n’aurait été capable de me faire ça. », déclara-t-elle avec un mépris non dissimulé. 


Les deux fantômes baissèrent la tête, l’air penaud, puis ils se retournèrent et partirent errer en silence à l’intérieur de la demeure, dont ils pouvaient traverser les murs.


« Pff, quels parasites ! »


Finalement, elle retourna elle aussi vers la maison, et alla se rouler dans son grand lit, sans avoir trouvé la moindre solution au problème qui la préoccupait.


Les jours passèrent et son ventre ne cessait d’enfler. Il n’était plus possible de le cacher. En soi, ce n’était pas très important, elle ne quittait que rarement son foyer dernièrement, préférant passer ses journées chez elle à ranger sa collection de champignons, aiguiser des bouts de bois, ou encore déambuler dans son cimetière privatif.

Il n’y avait qu’une personne qui pouvait vraiment en suivre l’évolution, c’était Anna Langlois, sa bonne, âgée d’une vingtaine d’années, qui venait l’aider à tenir sa maison cinq jours par semaine. Elle avait essayé de poser des questions, mais Olivia était restée muette. Elle n’avait de toute façon jamais été très avenante avec le personnel, de sorte que ce comportement n’avait rien de très suspect. Anna n’aimait pas travailler dans cette maison, elle la trouvait lugubre, et la maîtresse des lieux lui était particulièrement antipathique. Mais elle payait très bien, ce qui la motivait malgré tout à revenir à chaque fois.

Un matin cependant, alors qu’elle descendait de son véhicule et récupérait son matériel dans le coffre, elle entendit des hurlements atroces qui venaient de l’intérieur de la maison. Elle se précipita pour voir ce qu’il se passait, et découvrit Olivia recroquevillée sur le sol du salon, qui se tordait de douleur. Des fluides étaient répandus tout autour d’elle, imbibant sa robe, et souillant le tapis. Son visage, totalement déformé par la douleur et la bouche hurlante qui s’étirait comme un puits sans fond, semblait être celui d’un mort-vivant. Anna était extrêmement perturbée par ce spectacle, mais elle se devait d’intervenir. Elle s’approcha alors en tremblant de sa patronne, qui s’allongea sur le dos, écarta ses jambes, et lui fit signe de l’aider. La jeune femme de ménage resta quelques instants en état de sidération lorsqu’elle vit une boule de poils humides apparaître entre les jambes d’Olivia. Cette vieille cinglée était en train d’accoucher !

Prise de panique, elle se mit à regarder dans toutes les directions en criant, ne sachant pas par où, ni par quoi, commencer. Elle n’était pas sage-femme, et n’avait jamais assisté à un accouchement. Elle retourna finalement en vitesse à la cuisine pour y enfiler une paire de gants propres, puis revint auprès de sa maîtresse. Elle posa ses mains autour de la tête, et guida l’enfant alors qu’il cherchait comment sortir. Elle se contenta de le soutenir, afin d’éviter qu’il ne se cogne ou ne s’étouffe, mais laissa ses mouvements et les contractions de la mère faire l’essentiel du travail. De sa position, c’était particulièrement impressionnant à observer, d’autant qu’elle n’avait pas eu le loisir de s’y préparer. Cette sortie ressemblait à un combat, le petit être s’extirpait du tunnel étroit en glissant très doucement, accompagné de fluides qui s’écoulaient à intervalles réguliers, à mesure que l’écartement grandissait. Finalement, elle sentit comme une masse venir appuyer sur ses poignets, et tout le bas du petit corps encore coincé se dégagea subitement. Le bébé était dans ses mains, rouge et visqueux, encore relié à sa mère par un long cordon. C’était un garçon.

Il poussa un cri. Anna lui sourit.

Elle le posa ensuite doucement sur le ventre de sa mère, et alla chercher une couverture pour le couvrir. Puis elle attrapa le téléphone et composa le numéro des urgences, afin de passer le relais à des gens plus compétents face à ce genre de situation.

Olivia était complètement sonnée, et ne regarda pas son enfant. 

Anna la félicita, mais ne reçut aucune réponse. Elle alla s’asseoir sur une chaise pour attendre l’arrivée des secours. La tension redescendit brutalement, et elle se sentit complètement vidée, incapable de reprendre son travail. Elle n’avait pas signé pour endosser une telle responsabilité, s’assurer de la sécurité de la mère et de l’enfant lors d’un événement aussi délicat qu’un accouchement, regarder l’entrejambe de sa maîtresse, voir du sang et des viscosités se répandre partout, garder le geste sûr malgré la situation et les cris… Elle avait assuré, elle s’en étonnait elle-même, mais après le moment de panique initial, elle avait pris les choses en main avec un calme et un détachement dont elle ignorait être capable de faire preuve. Son seul faux-pas avait sans doute été de ne pas avoir commencé par appeler les secours. Cependant, toutes les images, tous les sons, toutes ses sensations qu’elle était parvenue à inhiber dans le feu de l’action, refaisaient à présent surface, ensemble, et elle plia sous leur poids. Elle avait l’impression d’être devenu un ballot de foin, sec et friable. Il ne fallait plus grand chose pour la briser.


« Parle à ton enfant, putain… », murmura-t-elle les dents serrées et la gorge nouée.


Les urgentistes arrivèrent au bout de quelques minutes, qui parurent une éternité à Anna, mais qui étaient en faite assez courtes, et en les entendant, Olivia écarquilla les yeux comme si elle avait été réveillée en sursaut:


« Qu’est-ce que c’est que cette chose ? demanda-t-elle, du dégoût dans la voix.

_ Votre enfant, répondit sèchement Anna.

_ Mais comment pourrait-il être mon enfant ? Il est tout rose. Il ne me ressemble pas du tout, c’est impossible !

_ Pourtant, il est sorti de vous, aucun doute là-dessus, j’ai pu m’en assurer de là où j’étais…

_ Bonjour Mesdames, fit un infirmier en pénétrant dans le salon. Oh, nous arrivons un peu tard on dirait. Bien, ne vous inquiétez pas, nous prenons tout en charge à partir de maintenant ! »


Il attrapa l’enfant délicatement entre ses grosses mains, s’excusant auprès de la mère qui ne réagit pas, pendant qu’une de ses collègues coupait le cordon ombilical. Puis l’enfant fut nettoyé, ausculté, pesé et mesuré.


« Alors, comment s’appelle-t-il ce petit bout ? »


Olivia poussa un soupir, elle n’avait pas réfléchi à la question. Elle se tourna vers Anna:


« Si vous aviez un fils, vous l’appeleriez comment ?

_ Oh, eh bien, je ne me suis jamais vraiment posé la question, mentit pudiquement Anna. Peut-être Hector, en référence à l’Illiade. J’aime beaucoup sa personnalité, c’est lui le vrai héros de la Guerre de Troie, qui protège sa cité contre les envahisseurs. Oui, Hector c’est un joli prénom.

_ Alors va pour Hector !

_ Mais enfin Madame, vous me volez mon idée !

_ Oui mais vous n’avez pas d’enfant, vous. C’est comme ça. De toute façon vous pouvez rentrer chez vous maintenant.

_ Mais je viens juste de prendre mon service, je n’ai pas encore eu le temps de faire la moindre tâche…

_ Eh bien, je vous offre votre journée, mais par pitié, ne traînez pas dans mes pattes aujourd’hui ! »


Anna resta interdite un instant, mais devant l’insistance d’Olivia, elle finit par prendre congé, et s’en retourna, hagarde.

Les urgentistes finirent leurs examens sur l’enfant, félicitèrent Olivia, lui firent quelques recommandations, et lorsqu’ils lui proposèrent un protocole de soutien pour les premiers jours, elle les congédia à leur tour, prétextant être parfaitement en mesure de gérer.

Elle souleva alors l’enfant afin de le regarder dans les yeux.


« Que tu es laid. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? »

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