Entre cosmos et Don

Chapitre 1 : Quand la télévision avala un arc en ciel et un stroboscope

2171 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 5 mois

La vallée des arcs-en-ciel brillait de mille feux. Les oiseaux se répandaient en trilles et en chants mélodieux, la rivière de guimauve glougloutait joyeusement, des myriades de diamants ornaient les arbres et les licornes brossaient leur crinière rose pétant. Car aujourd’hui était un jour particulier. La reine des Faës allait se marier et tout le royaume enchanté était invité! L’heureux élu n’était autre que le prince qui l’avait sauvée des griffes d’une maléfique sorcière. Les deux jeunes gens étaient immédiatement tombés amoureux et avaient décidé de s’unir, dans l’objectif de vivre heureux et d’avoir beaucoup d’enfants.


Soudain, Luke Hadley ouvrit un œil. Le referma, soulagé de découvrir que tout ça n'avait été qu'un rêve. Il grommela un peu, regarda le réveil… 11h. OK, il était peut-être temps d’émerger. Repoussant sa montagne de couvertures, il s’étira en jetant un coup d’œil à la liste de mots posée sur la table de nuit : apex, duramen, badane, aubier, item, arboréen.

Tout ça était dû à un hasard malheureux. Depuis que Silyen avait appris qu’il ignorait le sens du mot « ostensiblement », Luke était condamné à apprendre du vocabulaire compliqué chaque jour. Il avait essayé d’y échapper en jouant la corvée à feuille-cailloux-ciseaux, mais avec sa veine habituelle… bref.

Son nez se réveilla à son tour et l’attira jusqu’à la cuisine, où l’air sentait l’omelette à moitié carbonisée. A peine une semaine plus tôt, les plats mitonnés par Sil ressemblaient systématiquement à de vieux morceaux de charbon, mais là, miracle ! La moitié des œufs semblait comestible, ce qui signifiait un réel progrès ! Luke se servit dans la poêle, remplit un bol de cornflakes, renifla le lait du réfrigérateur pour être sûr qu’il n’était pas périmé et s’en versa une généreuse rasade. Il scruta ensuite le plan de travail, sur lequel se dressait un capharnaüm pas possible, tenant à la fois de la tour de Pise et de sa propre collection de figurines de 40K, et son cœur se serra. Il aurait espéré trouver quelque chose, en ce matin si spécial, mais évidemment, Silyen avait dû oublier. Enfin, ça ne faisait rien.

Comme chaque fin de matinée, la télévision semblait avoir avalé un arc-en-ciel et un stroboscope, signe qu’un épisode de Saint Seiya avait démarré. Franchement, il y avait pire pour passer le temps, songea Luke, en replongeant avec bonheur dans les graphismes familiers. Tout ça lui rappelait les dimanches matin à Manchester, avant que sa vie ne parte en vrille. Dans ces moments-là, Abi lâchait un commentaire méprisant avant de s’enfermer dans sa chambre pour étudier, tandis que Daisy venait parfois se blottir contre lui, emmitouflée dans un plaid douillet.

-         Luke ! Viens là ! appela soudain la voix de Silyen.

Un morceau d’omelette dans la bouche, Luke se dépêcha d’avaler et se précipita vers le deuxième salon. Chose rare, Sil semblait exténué, mais heureux. Ses cheveux étaient plus décoiffés que jamais, ses yeux cernés et sa main tambourinait contre le cadre d’une porte à moitié ouverte, au milieu de la pièce. C’était là qu’il essayait, depuis des jours, de trouver la signature du Roi Merveilleux dans les milliers de mondes existants. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin… Enfin, jusqu’à maintenant, apparemment…

-         Je crois que nous tenons enfin une piste, confirma l’Egal en ouvrant la porte d’un air théâtral. Si tu veux bien te donner la peine ?

Mais Luke ne se laissait plus avoir :

-         Tu me jures que rien n’essaiera de me tuer, là-dedans ?

-         Je serai avec toi.

Pff, comme si c’était une réponse. Normalement, Luke aurait insisté, mais là, il avait une autre préoccupation en tête :

-         Sil, fit-il en se raclant la gorge.

-         Quoi ?

-         Tu n’oublies pas quelque chose, par hasard ?

L’Egal balaya la porte, puis Luke du regard en haussant à nouveau les épaules :

-         Si tu t’inquiètes pour le repas de midi, tu peux aller prendre des provisions.

-         Je ne parle pas de ça.

-         Alors de quoi ?

Luke haussa les sourcils, le cœur de plus en plus serré. Franchement, il n’allait pas en faire tout un plat, mais il avait tellement espéré que Sil s’en souvienne.

-         Ah ! Je sais ! La télévision! Tu veux sûrement aller l’éteindre.

  Soupirant ostensiblement, Luke fit l’aller-retour au salon.



*****



Le monde qui se trouvait derrière la porte semblait accueillant, au grand soulagement de Luke. Un pétale et une feuille voltigeaient dans la brise fraîche, semblant se livrer un duel sans merci. Tous deux se fouettaient et se percutaient au gré des bourrasques qui les emmenaient toujours plus haut, par-delà les cimes des monts enveloppés d’une brume estivale. Puis ils furent avalés par un flot scintillant comme de la poussière d’étoiles, car juste derrière, une cascade constellait l’air de milliers de gouttelettes dans un rugissement de fin du monde.

Tournant la tête, Luke aperçut trois arbres. Coïncidence, ceux-ci lui rappelèrent les mots appris hier : apex, duramen, badane, aubier, item.

De son côté, Silyen contemplait avec attention les trois végétaux – un santal, un mûrier et un pêcher. Son odorat doué analysait la saveur de l’air, détectant la fragrance à la fois terreuse et crémeuse, aux relents presque animaux, qui émanait du bois. Mais ce parfum ne retint pas son attention plus d’une seconde. Ce qui l’intéressait se trouvait dans le santal. Il s’agissait de la signature qu’il avait détectée en ouvrant une porte sur ce monde. Hélas, à moins que le Roi Merveilleux soit capable de se transformer en arbre, il s’agissait d’une fausse piste. Encore une.

Cette vibration restait néanmoins intrigante. Elle avait la texture et l’apparence du Don, mais pas la saveur, comme si une note d’amertume brisait sa perfection. Était-ce un Don corrompu ? Un autre pouvoir ? Il n’existait qu’un moyen d’avoir le cœur net. Ce serait certes dommage pour le santal, qui avait certainement mis des centaines d’années à pousser, mais l’expérimentation conduisait parfois à quelques malheureux sacrifices. C’est alors que Luke s’exclama :

-         Ce n’est pas possible !

Silyen s’interrompit, rappelant le Don au bout de ses doigts. Rouge tomate, Luke ressemblait à geyser sur le point d’exploser.

-         Je sais où on est ! C’est dingue !

Alors là, c’était une première. Comment le jeune homme pouvait-il savoir une telle chose ? Aux dernières nouvelles, ce n’était pas lui qui ouvrait des portes entre les mondes.

-         C’est le Mont des Cinq Vieillards, Sil ! Les Cinq Pics !

L’Egal secoua la tête.

-         Saint Seiya ! Les chevaliers du zodiaque. C’est dingue ! Complètement dingue ! Je n’arrive pas à y croire ! poursuivit Luke.

-         Saint Seiya. Les chevaliers du zodiaque, répéta lentement Silyen. Aurais-tu la bonté de me traduire ce charabia ?

-         Ah oui, j’oubliais. On n’a pas vraiment eu la même enfance, toi et moi.

-         Les faits, Luke ! Viens-en aux faits.

-         C’est ce que je regarde à la télé tous les matins. Tu sais, l’anime avec les chevaliers et tout ça ! Mais je n’aurais jamais cru que… Que ça existait réellement !

Tournant sur lui-même, Luke regarda les environs d’un œil neuf. Tout y était, exactement comme à la télé. Et s’il avait vu juste…

-         Ne touche surtout pas à cet arbre ! lança-t-il.

-         C’est un arbre du zodiaque, c’est ça ?

-         Haha, très drôle, Sil. Ce que tu sens, c’est une perle du dragon. Une chose très puissante ! Erichtonios s’en servira pour fabriquer une canne, qu’il donnera à...

-         … Merci pour ces fascinantes explications, mais je tiens à voir moi-même cette perle, comme tu dis.

-         Surtout pas ! Tu modifierais toute l’histoire. Dhoko n’aura jamais sa canne, et… Pitié, ne fais pas ça ! Tu ne te rends pas compte !

Silyen leva les yeux au ciel, mais le Don reflua du bout de ses doigts. L’instant d’après, il était à moitié étouffé par Luke, qui l’avait enserré dans une étreinte d’ours.

-         Merci ! tonitrua le jeune homme, avant de relâcher l’Egal, les yeux brillants. Bon, et maintenant, on pourrait aller explorer un peu ! Athéna doit être à quelque part ! Et woaow, on verra même des chevaliers en vrai ! Tu images, je pourrai demander un autographe à Shiryu ! Quoique… Zut, il ne doit pas encore être né, en fait. N’empêche que c’est génial, Sil ! Si on m’avait dit que tu trouverais le monde de Saint Seiya un jour.

C’était du Luke tout craché, songea l’Egal en tambourinant du pied. Parcourir ce monde dans l’espoir d’apercevoir des chevaliers des étoiles, gaspillant ainsi un temps précieux, n’était cependant pas une option. Désormais, une seule chose pouvait désamorcer ces velléités touristiques. Bien sûr, cela prendrait aussi du temps, mais un peu moins.

-         Très bien. Je comptais te faire la surprise un peu plus tard, mais tu ne me laisses pas vraiment le choix.

Le flot de paroles aussi débridées et qu’enthousiastes de Luke s’arrêta net.

-         Tu pensais que j’avais oublié ton anniversaire ? reprit l’Egal.

Luke eut alors une expression très étrange comme s’il n’avait pas été aux toilettes durant plusieurs jours et qu’il s’efforçait de… Ah non, se corrigea Sil voyant une minuscule larme apparaître au coin de son œil. Il se retenait de pleurer. Décidément, les émotions restaient un écheveau difficile à démêler. Et ce n’était qu’une petite attention, rien de plus.

D’habitude, ce type de joyeusetés passait au-dessus de la tête de l’Egal, et il avait toujours réussi à y échapper, sauf quand cela concernait sa famille, où sa présence était - semblait-il -, indispensable. Seul l’anniversaire de Mère trouvait grâce à ses yeux, parce qu’une partie de l’après-midi était consacrée à se balader dans le jardin de Kyneston, à contempler chaque rose.

Mais voilà, Sil se doutait que Luke tenait à marquer le coup. Il s’était donc creusé la tête pour trouver ce qui lui ferait le plus plaisir. Force était d’admettre qu’il n’était pas vraiment doué pour cette tâche, alors que Jenner aurait certainement proposé une dizaine d’activités assorties d’un planning minuté, mais il avait finalement eu une idée.

Il créa donc une nouvelle porte.

Elle ne menait pas à Far Carr.

Ni même à leur monde.


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