Transcendance
Luke profitait d’un répit dans le bunker de Mount Rock pour reprendre des forces. Autrement dit, avaler autant de barres énergétiques qu’il le pouvait, arrosées d’une bonne dose de café. Il pensait qu’au vu de ce qu’il avait traversé, ces derniers temps, son estomac serait incapable d’absorber quoi que ce soit. Mais non. Silyen aurait sûrement un tas d’explications à ce sujet, sauf que l’Egal n’était pas là, et Abi ne l’avait pas encore réprimandé pour cette alimentation déplorable, ce qui témoignait de la gravité de la situation.
Juché sur le lit métallique de sa chambre, le jeune homme revint au début de la vidéo qu’il était en train de visionner. La scène semblait tout droit sortie d’un jeu vidéo, pourtant, elle venait de se dérouler en Grande-Bretagne, une heure plus tôt. On y voyait une usine de fabrication d’armes exploser, soufflée par un missile envoyé par un avion confédéré. Des éclats de bois, de plâtre, de verre et de métal allaient transpercer les malheureux ouvriers qui tentaient de s’enfuir lorsqu’un phénomène incompréhensible se produisit: tous les éclats furent renvoyés vers l’usine en feu. Quant à l’avion, qui revenait, il explosa en plein vol, puis fut propulsé par une force invisible pour s’écraser au-delà de la zone industrielle, sur un terrain vague. La vidéo avait duré moins d’une minute, mais c’était l’image capturée dans les dernières secondes qui était la plus intéressante. Une mince silhouette, les mains levées, entourée d’un halo doré.
Luke plissa les yeux, comme si cela pouvait rendre l’image plus nette. Mais tout ce qu’il voyait, c’était une personne aux cheveux sombres, vêtue d’un pull et d’un pantalon noir. Il n’arrivait pas à distinguer ses traits pour savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, et encore moins à lui donner un âge. En tout cas, cela ressemblait à la mystérieuse contre-attaque douée à Brize Northon, d’origine toujours inconnue. Et le plus étrange, c’est qu’Abi avait assuré que tous les Néodoués se trouvaient en ce moment dans un bâtiment sécurisé du gouvernement de transition. L’état-major avait d’abord tenté de les envoyer au combat, ce qui s’était soldé par un fiasco complet. Alors le mystérieux Doué – ou la Douée - devait être un étranger qui avait réussi à entrer en Grande-Bretagne, et les aidait pour on ne savait quelle raison…
Trêve de réflexions: il était temps d’expérimenter quelque chose d’à la fois incroyable et effrayant. Luke n’avait jamais osé se lancer jusqu’à maintenant, utilisant toujours les mêmes fonctions du Don pour ne pas être dépassé: la défense, l’attaque, le pouvoir soporifique. Mais maintenant qu’il avait enfin quelques minutes… Pourquoi ne pas essayer? Son cœur s’emballa, ses paumes se couvrirent de sueur. Se raclant machinalement la gorge, il abandonna sur son lit, marcha jusqu’au centre de la chambre, ancrant fermement ses pieds dans le sol. Il inspira profondément. Tenta de court-circuiter toutes les pensées qui lui disaient que ce qu’il voulait faire était impossible. C’était possible: Silyen le lui avait prouvé à Far Carr, lui provoquant la peur de sa vie. Sa gorge s’assécha et le tambourinement de son cœur accéléra encore. Le trac, bon sang, il avait le trac. Mais il n’y avait aucun témoin. S’il n’y arrivait pas, ce n’était pas grave, se rabroua-t-il mentalement.
Bon. Il retourna au centre de la pièce, ferma les yeux, s’accrocha au lien avec Sil et s’aventura sur les chemins du Don, de plus en plus familiers. C’était la seule image qui lui venait en tête, comme s’il progressait mentalement dans un monde que l’Egal avait balisé: chaque embranchement conduisait à une utilisation différente du pouvoir.
Luke s’aventura plus loin qu’il ne l’avait jamais fait, jusqu’à trouver… Il appela doucement son Don à lui, n’en revenant toujours pas de sentir un tel pouvoir bouillonner dans ses veines. Des filaments dorés s’enroulèrent autour de ses bras, de son torse, de ses pieds…
Ses talons s’élevèrent, puis ce furent ses orteils. Soudain, il se mit à léviter à cinq centimètres du sol. Tout son corps se mit à fourmiller, comme s’il se rebellait contre cet acte contre-nature. La concentration se rompit. Le sol se rapprocha à toute vitesse. Le léger impact généra une giclée de poussière.
Ramassé sur lui-même, Luke se mit à trembler de tous ses membres.
N’importe qui aurait rêvé de pouvoir voler, lui y compris, et depuis l’enfance, il chérissait chaque songe où il avait eu l’impression de s’élever dans les airs. Mais il n’aurait jamais pensé qu’il en serait un jour réellement capable. Il se prit la tête entre les mains, cherchant à se calmer. Il n’y avait aucune différence avec son Don d’attaque, de défense, se répéta-t-il. C’était une simple - et nouvelle - utilisation de son pouvoir. Puis il s’imagina soudain, planant à cent mètres au-dessus du sol et la peur revint. Il n’avait jamais pris l’avion et les seules fois où il s’était retrouvé dans les airs, c’était à bord d’hélicoptères d’Egaux. Il n’avait pas le vertige, mais s’il avait un raté, si son Don le lâchait, ce serait la mort assurée.
Allez. Un nouvel essai.
Millimètre par millimètre, les orteils de Luke s’arrachèrent du sol. Ses pieds dépassèrent la hauteur du matelas et son estomac remonta dans sa gorge. C’était à la fois merveilleux et effrayant. Vertigineux. Un tourbillon d’émotions contradictoires enflèrent, alors Luke se força à se concentrer sur ses sensations, sur cet incroyable miracle: il volait, il volait pour de vrai! Il se mit à planer jusqu’au plafond, poussa un cri de joie inaudible. C’était complètement dingue: l’impression de ne rien peser et de nager alors qu’il n’y avait pas d’eau, juste du vide. Il comprenait désormais pourquoi Silyen le regardait parfois avec une expression désolée… Comment avait-il pu vivre si longtemps sans ce fabuleux pouvoir? Il s’enhardit et au bout d’une heure, il réussit à se rendre invisible.
Le contrecoup finit par arriver. C’était comme d’avoir couru un marathon, puis s’apercevoir que l’adrénaline n’était plus qu’un souvenir. La fatigue tomba comme une chappe étouffante. Les mains de Luke tremblaient, son cerveau tournoyait et ses lèvres s’étiraient en un immense sourire. Mais son émerveillement s’effaça quand il avisa la feuille chiffonnée qui dépassait sous son coussin. Ce simple morceau de papier contenait un secret terrible, puissant. Chris l’avait transmis quand ils avaient discuté dans la forêt, juste avant le départ pour la Maison-Blanche. Son instructeur lui avait expliqué, durant son service militaire, une nouvelle façon d’utiliser son Don, secrète, uniquement connue par les plus haut gradés de l’armée conférédée. Cette méthode servait à éliminer la peur, les doutes. C’était la manière de survivre à une guerre sans devenir fou. On appelait ça le « heaume sentient », selon Chris. Lui-même n’y avait jamais eu recours, mais il avait pensé que cela serait utile à Luke. Bien sûr, il le prenait toujours pour « Alexis Jones », un banal adolescent devenu défenseur de la Grande-Bretagne grâce à son Don exceptionnel.
Luke lut et relut les quelques mots, regarda le schéma griffonné à la hâte par Chris. Le heaume sentient…
Il songea à son Don incontrôlable face à la flotte britannique, à son impuissance sur le tarmac de l’aérodrome, aux horreurs qu’il encaissait jour après jour. Arriverait-il à tenir le coup? Ou plutôt, jusqu’à quand arriverait-il à tenir le coup?
Il chiffonna la feuille d’un geste rageur.
Cette technique restait confédérée, il ne l’utiliserait qu’en dernier recours.
Soudain, le talkie-walkie qu’il gardait en permanence avec lui crépita. C’était son lien avec l’état-major de l’armée britannique.
- Escadron de F-16 en approche.
Il y eut une série de coordonnées géographiques, que Luke entra dans le minuscule ordinateur qu’il portait au poignet. Puis il fit apparaître un portail. Il repoussa l’escadron en prenant le contrôle de l’esprit des pilotes, pour les forcer à atterrir droit dans les bras des soldats britanniques. Mais pendant ce temps, une autre escadrille bombardait les usines navales de Riverhead. De son côté, l’aviation de Grande-Bretagne avait réussi à déjouer trois autres attaques, mais c’était comme devoir éteindre une ribambelle de petits feux alors qu’il n’y avait pas assez de pompiers.
En plus, ce harcèlement ne devait servir qu’à masquer le véritable danger: le débarquement, songea Luke, lorsqu’il put enfin faire une pause. À l’état-major, on lui avait assuré que les radars n’avaient repéré aucun navire confédéré au large des côtes. Mais le jeune homme n’arrivait pas à se défaire de l’idée qu’une deuxième flotte devait être en route. Et si c’était le cas… si c’était vrai… Luke se passa frénétiquement les mains dans les cheveux, une boule d’angoisse dans la gorge. Qu’est-ce qu’il pouvait faire? Mais qu’est-ce qu’il pouvait faire, bon sang? Soulever la mer une deuxième fois ? Rien qu’à cette idée, son corps commença à trembler, la nausée lui souleva l’estomac. En plus, Chris et Enya n’avaient donné aucune nouvelle, alors qu’ils auraient dû donner la localisation de Spencer Grailingstream depuis longtemps.
Le lendemain, Luke découvrit que Daisy avait désobéi à ses ordres. Il fendait le ciel, invisible, pour défendre la ville côtière de Baden contre une partie de la flotte confédérée, lorsque de gigantesques vagues firent s’entrechoquer les navires de tête. Simultanément, des cris de douleur et des gémissements s’élevèrent de tous les bateaux. Des avions britanniques firent un passage, lâchant des missiles. Le souffle de l’explosion catapulta Luke plusieurs mètres plus loin.
Rouge de colère, le jeune homme se posa au milieu d’un groupe de soldats britanniques, qui s’écartèrent pour le laisser, car il inspirait désormais une sorte de respect sacré. Toute couleur déserta le visage de sa soeur lorsqu’elle l’aperçut. Gavar la tira immédiatement derrière lui. Par contre, il n’avait pas l’air surpris, songea Luke alors qu’il avait toujours l’apparence d’Alexis Jones. Daisy devait l’avoir mis au courant de sa véritable identité. Il faudrait donc lui imposer une Réserve dès que possible.
- C’est moi qui lui ai demandé de venir, gronda l’ex-Egal.
- Écarte-toi, cracha Luke.
Son talkie-walkie crépita, mais il l’éteignit.
- C’est bon, fit Daisy en contournant Gavar et en se plantant devant Luke, les poings sur les hanches. Allons discuter.
Ils se mirent à arpenter la côte de long en large. Luke n’osait imaginer combien de soldats sa sœur venait d’aider à tuer, ni ce que son absence de remords signifiait.
- Qu’est-ce qui n’était pas clair dans « Rentre à Manchester »? éclata-t-il.
- C’est ce que j’ai fait. Mais Gavar serait peut-être mort si je n’étais pas venue. Il ne contrôle pas l’eau…
Daisy s’interrompit lorsque Luke lui saisit soudain le poignet et releva la manche de son manteau. Des tatouages bleus phosphorescents s’entrelaçaient sur le bras de sa soeur, pâlissant vue d’œil. Interdit, le jeune homme envoya son propre Don s’enrouler dans les vagues, en contrebas et vit les mêmes motifs se dessiner sur ses bras.
- Qu’est-ce que ça veut dire? murmura-t-il.
Il n’avait jamais vu un tel phénomène sur Sil, ni chez aucun autre Doué, d’ailleurs. Daisy haussa les épaules.
Le mystère ne se résoudrait pas aujourd’hui, conclut Luke, et comme ces lignes ne semblaient pas dangereuses, il revint au principal problème.
- Tu vas tout de suite retourner avec moi chez maman, lança-t-il.
- Tu ne comprends vraiment rien, hein? répondit méchamment sa sœur.
- Non, tu as raison, je ne te reconnais même plus, Daisy.
- J’ai changé, figure-toi. Au moins maintenant, je me sens utile. Je ne vais pas rester là à rien faire.
- Et tu t’es transformée en tueuse! On dirait que tu ne te rends pas compte de ce que tu fais!
L’expression de Daisy se fendilla et enfin, Luke aperçut derrière cette façade sa vraie petite sœur. Celle qui ne supportait pas qu’on tue une mouche. Elle éclata en sanglots.
- Si je ne le fais pas, qui d’autre le fera? hoqueta-t-elle. Gavar et moi, on n’a pas le pouvoir d’endormir ou de contrôler les gens, comme toi. Et puis ce que j’ai fait là, je le fais plus d’habitude. Gavar a eu une autre idée…
C’est à ce moment-là que l’ex-Egal rappliqua.
- Bon, ça suffit, le guignol. Tu vas la laisser tranquille.
C’en était trop pour Luke, qui repoussa brutalement Gavar.
- Tu crois que j’ai oublié que c’est une enfant? grogna celui-ci, en luttant visiblement pour maîtriser son Don, qui crachait du bout de ses doigts.
- Il m’a fait apprendre les plans des bateaux! intervint Daisy d’une petite voix aiguë. D’habitude, je n’ai qu’à geler les armes et les moteurs, tu vois que je ne me mets pas en danger!
Mais Luke n’écoutait pas. Ses poings tremblaient tellement de colère qu’il dut les serrer pour ne pas attaquer l’ex-Egal. Tout ce qu’il voyait, c’était que sa petite sœur était revenue en zone de combat. Et de toute façon, il en avait assez entendu. Il prit Daisy dans ses bras, les rendit invisibles, puis décolla. Sa sœur cessa de se débattre lorsqu’ils furent à 30 mètres d’altitude, lui hurlant plutôt de la ramener, puis lorsqu’elle n’eut plus de voix, elle commença à pleurer, sans plus d’effet.
Luke atterrit devant la maison familiale à Manchester. Son Don, qui l’avait tenu au chaud durant le vol, dissipa l’invisibilité. Vidé, comme s’il n’arrivait plus à ressentir quoi que ce soit, son esprit garda l’image de sa mère, sous le choc, qui tentait de calmer une Daisy folle de rage. La suite ne fut qu’un mélange flou de peur, de colère. Trop épuisé pour se demander comment il arrivait encore à maîtriser son Don, le jeune homme parvint à sauver un aéroport, à déjouer deux autres attaques. Mais tout le soulagement qu’il ressentait à l’idée d’avoir victorieusement défendu trois lieux différents en une journée mourut lorsque le talkie-walkie crépita.
Comme il le redoutait, les actions du jour n’avaient été qu’une manœuvre de diversion.
Il y avait bel et bien une deuxième flotte confédérée.
Masquée par le Don, elle avait échappé aux rares radars britanniques qui n’avaient pas été détruits. L’aviation ne s’était doutée de rien non plus.
C’était aussi stupide, aussi injuste, aussi tragique que ça.
Les États-Confédérés avaient déclaré la guerre à l’Irlande. Tout s’était passé si vite que l’armée britannique n’avait pas eu le temps de réagir, et les Irlandais, débordés, n’avaient rien pu faire. L’ennemi occupait désormais une partie des côtes est de cette île. En d’autres mots, il avait une base avancée.
Luke avait l’impression qu’il ne pouvait pas en supporter plus. Il se trompait. Les navires confédérés n'étaient désormais qu'à quelques centaines de mille des côtes britanniques, ce qui signifiait…
… Ce qui signifiait que le débarquement pourrait avoir lieu le lendemain matin.
Note de l'autrice: J'ai complété ce chapitre lors de la réécriture. Je trouvais qu'il manquait un passage qui "marquait le coup" pour Luke, par rapport à son Don. Car si ce pouvoir est effrayant, il est aussi merveilleux, rendant l'impossible possible. C'est comme si vous ou moi pouvions soudain voler. ;) PS: n'oubliez pas le mystérieux Doué du début. Et préparez-vous à serrer les dents, car la Grande-Bretagne semble en bien mauvaise posture... Des idées sur la suite? N'hésitez pas à poster un commentaire, ça me fait toujours très très plaisir! =)