Transcendance

Chapitre 8 : SILYEN

2340 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/12/2023 22:08

Le lendemain de la visite à Bouda, un événement particulièrement fastidieux eut lieu : la cérémonie de bienvenue de l’Enkaï. Six servantes Invisibles envahirent dès l’aube les appartements de Silyen, mais un seul ordre suffit à les tenir à distance – l’Egal était encore capable de se baigner seul. Barboter dans sa piscine privée, à l’eau agréablement réglée par la bronzite enchâssée dans un mur, rappelait douloureusement les thermes privés du manoir de Far Carr. Sil se souvenait encore du moment où Luke avait plaqué son corps contre le sien. Il l’avait arrêté, et le regrettait aujourd’hui, car il avait écarté sa seule chance de le posséder.

Les Invisibles avaient apporté une tunique dont chaque centimètre carré était brodé de fils métalliques, une vraie horreur en matière de goût. La ceinture était faite de fils d’or entrelacés, le pantalon était taillé dans une matière si légère qu’on l’aurait dit immatériel. Par contre, les Invisibles ne purent venir à bout des boucles de Silyen, qui refusa tout net qu’elles tentent de les tresser. Quand il contempla son reflet, sur le miroir, l’Egal secoua la tête tant il avait l’air ridicule, et regretta sa vieille tenue d’équitation. Mais il fallait passer par là pour rester crédible.

Puis Nevë vit son entrée. Son titre officiel était apparemment « Cerclier », autrement dit, chef de la classe des Gardiens.

— Celui que je vous ai demandé d’inviter sera-t-il bien là? lui demanda Sil.

— Oui, Enkaï.

Lorsqu’il sortit, l’Egal s’aperçut que toute la population de Kilsaï semblait s’être donnée rendez-vous sur la partie supérieure de la cité, allant de ses appartements aux îles flottant sous le palais royal, et dont l’accès avait été exceptionnellement autorisé aux Kils non nobles. Des vivats éclatèrent dans le ciel limpide, en provenance de milliers de gorges. Puis un son clair, vibrant, puissant, déchira l’air comme un claquement de fouet quand L’Egal posa le pied sur la première passerelle. Comme l’avait expliqué Nevë, les cloches sacrées du palais seraient actionnées à chaque pont franchi.

Protégé par un dôme tissé par des Aériens, Silyen eut l’impression de marcher durant des heures, passant de ponts déserts à des îles pleines à ras bord, où tous se bousculaient pour le voir. Les cris d’admiration étaient insupportables et les enfants lançaient de stupides couronnes de fleurs, qui rebondissaient contre le bouclier immatériel. Certains Kils murmuraient des prières, les larmes aux yeux. Quelques-uns tentèrent carrément d’approcher un peu trop près et furent repoussés par les gardes.

Les cloches continuèrent à sonner, jusqu’à ce que l’Egal s’engage sur la dernière passerelle, très inclinée, entièrement en verre. Sur l'île royale, une rangée de Gardiens formait une haie d’honneur. Une volée de courtisans aux tenues aussi éblouissantes que celles des Cerclier de chaque classe se tenaient là. Les cloches sonnèrent à nouveau, marquant de leurs coups toutes les passerelles franchies. Puis Nevë entonna une litanie, qu’il acheva en frappant trois fois dans ses mains.

Perdu dans ses pensées, Silyen revint au moment présent lorsqu’il entendit un courtisan à la tunique bleu clair énumérer une série de titres se terminant par :

—      …. Souverain de Kilsaï, Sa Majesté Awen, sixième du Nom.

L’Egal était impatient de voir le monarque de Kilsaï. Il ne l’avait encore jamais rencontré, alors qu’il s’était attendu à avoir ses entrées en tant qu’Enkaï. Tambourinant du pied, il tourna légèrement la tête et aperçut… Il ne s’était pas attendu à ça. A la place d’un homme imposant à la tenue encore plus rutilante et ostentatoire que la sienne, Sa Majesté Awen n’avait pas l’air d’avoir trente ans et dégageait une aura d’autorité naturelle. Ses cheveux bouclés mi-longs avaient exactement la même teinte rouge vif que ceux de Sélénia Kementari, la princesse déchue à laquelle Silyen avait transmis une partie de son Don. L’Egal n’aurait pas qualifié le souverain de beau: son visage était trop long, sa bouche légèrement tordue, mais son regard… Ah, son regard était intéressant, empreint d’une sagesse immémoriale. S’agissait-il d’un autre Roi Merveilleux, un homme que le Don rendrait immortel? Quant à sa tenue, elle était sobre: seuls de discrets détails indiquaient la royauté, exception faite des fils métalliques couvrant chaque centimètre carré de sa cape. Sur le fin cercle d’or en partie caché par ses boucles, on discernait au moins une dizaine de gemmes incrustées, correspondant aux pouvoirs des différentes classes. L’Egal se demanda vaguement ce qu’il était censé faire, mais le monarque résolut le problème en levant les mains:

— Sois le bienvenu parmi nous, Enkaï. Nous t’attentions depuis si longtemps…

Puis chaque Cerclier offrit une gemme et un présent évoquant sa classe. Le cadeau des Chatoyants fut particulièrement consternant: c’était une immense toile représentant une femme aux yeux dorés. Bon sang, le Don était simplement un miracle aux origines oubliées, pas une divinité, songea Sil.

  Alors que les Cercliers commençaient à quitter l’estrade, l’Egal fit un pas en avant et leva le bras, après avoir glissé à Nevë « maintenant ». Il saisit une bronzite dans sa poche, qui amplifierait sa voix:

—           Majesté, Awen, sixième du Nom, vaisseau suprême de l’heikan et protecteur de la Cité suspendue. Peuple de Kilsaï! Je vous remercie pour votre accueil, proclama-t-il. J’ai découvert des hommes, des femmes, des enfants forts, dévoués et pieux. Mais certains semblent encore douter de ma légitimité, alors que le symbole le plus précieux de la cité, la tilin eytal, a parlé. Il y a deux jours, j’ai été attaqué devant mes propres appartements.

Il plaqua ses paumes contre son cœur, tandis qu’un brouhaha s’élevait soudain de l’île royale. Un bon nombre de Kils semblaient choqués, voire furieux. Beaucoup ramenaient leurs mains contre leur torse, doigts ouverts – formant le symbole de l’Enkaï - saisis d’une peur religieuse. Sil laissa la rumeur s’éteindre et reprit la parole:

—      En gage d’honnêteté, je vais vous livrer le nom d’un des traîtres.

Il marqua à nouveau un temps de silence pour donner plus de poids à ses paroles. La foule était désormais suspendue à ses lèvres.

—      Kyril, aspirant Aérien, poursuivit-il d’un ton théâtral, tandis que le garçon aux yeux pâles était amené jusqu’à lui par une escouade d’Aériens.

L’Egal se demanda lesquels d’entre eux lui étaient hostiles, mais étaient contraints de jouer le jeu pour ne pas se trahir. Quant au jeune homme, il se débattait en répétant qu’il était innocent. Ses cris étaient une douce mélodie aux oreilles de Sil, mais l’Egal força cette pensée à glisser sur lui. Il ne s’agissait pas de vengeance. Il s’agissait simplement d’envoyer un message à ses ennemis.

—      Je vous laisse prononcer votre justice. Si quiconque tente encore de s’attaquer à moi, je ne me montrerai plus aussi clément, déclara-t-il.

Bien sûr, sa petite manœuvre n’empêcherait pas d’autres attentats. Les fanatiques étaient bornés et ce n’était pas un coup de pied dans la fourmilière qui leur ferait entendre raison. Mais au moins, l’Egal pensait s’être assuré quelques jours de tranquillité. Ses adversaires allaient panser leurs plaies puis décider d’une stratégie un peu plus sensée que d’envoyer des gamins le tuer. Quant à lui, il allait les sortir du jeu un à un, avec l’aide des Invisibles.

Il y eut ensuite un interminable festin. Lorsque celui-ci s’acheva, l’Egal jaillit de son siège pour se rapprocher du roi avant que les gardes ne l’en empêchent. Alors qu’ils traversaient un couloir en verre, il attaqua:

—     Je suis flatté que vous ayez enfin décidé de me rencontrer… Ou du moins, de me laisser une place à votre table.

Une lueur fugace traversa les yeux du roi, mais il ne se laissa pas déstabiliser :

—     Prenez garde à vos paroles. N’oubliez pas que vous n’êtes pas encore arrivé au bout de la prophétie, et qu’elle seule déterminera si vous êtes réellement l’Enkaï.

—     Dois-je vous appeler Votre Majesté, vaisseau suprême de l’heikan et protecteur de la cité suspendue à chaque fois que je m’adresserai à vous? ironisa Silyen.

—     J’apprécierai, Enkaï. Mais vous pouvez vous limiter à Votre Majesté. Je fermerai les yeux pour cette fois, gageant que vous avez encore beaucoup à apprendre sur nos coutumes, répliqua le roi, dont les traits s’étaient cette fois contractés.

Silyen décida de battre en retraite. Il avait suffisamment testé les limites.

—     J’aimerais discuter en privé d’un sujet de la plus haute importance, votre Majesté. Je crains que le jeune Aérien ne soit pas le seul à en vouloir à ma vie.

Le roi regarda discrètement les Cercliers qui marchaient derrière eux. Tous semblaient être plongés dans leurs conversations, cependant, Sil remarqua que le monarque n’était pas dupe. Il devinait les oreilles qui se dressaient discrètement.

—     Confiez vos inquiétudes à Nevë, il me les relayera. Vous pouvez vous fier à lui. (Puis il rajouta plus fort.) Après l’incident de tout à l’heure, je gage que vous accepterez la garde personnelle que vous avez refusée lors de votre venue, Enkaï.

Silyen aurait adoré refuser simplement pour le plaisir de voir la tête que ferait le roi. Mais il n’était pas idiot. De plus, le monarque faisait habilement pression sur lui. Refuser signifierait admettre en public qu’il ne lui faisait pas confiance, et Sil avait pour l’heure besoin de sa protection.

— Vous me flatteriez, répondit-il avec un sourire ironique.

Puis un flot de soleil l’éblouit, le vent lui fouetta les cheveux. Un spectacle renversant l’attendait. Des gradins taillés à même le sol rocheux surplombaient une île artificielle, qui jaillissait comme un tiroir ouvert du rocher royal. Sa surface était divisée en quatre: il y avait un lac, une plaine parsemée d’arbre, une prairie et enfin un enchevêtrement de branchages. Au bout de chacun des côtés de l’île se tenaient des jeunes gens vêtus de bleu, de vert, de rouge et d’argenté, ce qui devait indiquer qu’ils maîtrisaient respectivement l’eau, la terre, le feu et l’air.

   Cette « Épreuve » avait été organisée spécialement en l’honneur de l’Enkaï, car seules quatre de ces compétitions se déroulaient traditionnellement chaque année, expliqua Nevë en s’asseyant. Destinée aux jeunes Kils maîtrisant les quatre éléments, elle leur donnait une chance d’intégrer l’élite de leur classe.

Après une mélopée aux paroles étranges, que la pierre de Sil ne réussit pas à traduire, une cloche sonna. Les dix concurrents vêtus de bleu s’élancèrent. Ils couraient sur l’eau, évitant les obstacles créés par les maîtres aqueux postés autour de l’île. Tous les coups étaient permis, se rendit vite compte Sil. Un adolescent fonça sur une fille, lui enfonçant le visage sous l’eau. Un garçon dégaina le poignard qu’il portait caché dans sa botte et pivota pour attaquer l’adolescente qui le précédait. Cette dernière esquiva habilement et le dépassa pour… foncer droit dans un trou qui s’ouvrit subitement dans le lac. Elle s’en sortit in extremis, grâce à un bond immense, mais ne réussit pas à repousser une vague gigantesque, qui la catapulta hors de l’île.

Au lieu de succomber après une chute vertigineuse, la Kils resta suspendue dans les airs grâce au pouvoir des Aériens, puis fut ramenée sur l’île. Elle était néanmoins disqualifiée. La course se poursuivit sur les différents terrains. Le troisième, comme l’avait deviné Sil, était celui du feu. De gigantesques flammes créées par les Flamboyants dévorèrent les broussailles dès que le premier concurrent arriva. Plus loin, des jeunes Kils affrontaient de puissants courants aériens, des tornades, des éclairs. Enfin, un des concurrents, vêtu de bleu, réussit à traverser son bout de terrain et remporta la victoire.

— L’élite des Aqueux comporte un nouveau membre. Il ne lui reste plus qu’à passer le rituel, commenta Nevë.

— Le rituel ?

Au lieu de répondre, le Cerclier ajouta à mi-voix:

— Selon la prophétie, vous devrez affronter la même Épreuve, Enkaï. Seul.




Note de l'autrice: Cette Épreuve a un petit air d'Hunger Games, ne trouvez-vous pas? Et je me suis faite plaisir sur la description d'Awen, qui reste pour l'instant un personnage assez mystérieux... J'avoue aussi que je m'étais un peu lâchée dans ce chapitre, et qu'une de mes prélectrices a judicieusement relevé quelques longueurs, que je me suis empressée de supprimer. ;)

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