Transcendance

Chapitre 7 : SILYEN

2884 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 15/12/2023 11:32

Lové devant sa fenêtre préférée, à la bibliothèque, Silyen tenait une labradorite. Il avait appris, grâce à son instructeur aérien, que chaque facette du Don était liée à un type de pierre. Les Kils recevaient dès l’adolescence une à trois gemmes, rechargées par les Gardiens dès que leur pouvoir avait été entièrement utilisé. L’Egal avait déjà pu assister à une telle opération quand il était venu pour la première fois dans la Cité suspendue : le Don était tiré d’un miroir, dans les profondeurs de la plus haute île flottante.

Sil plongea son esprit dans la labradorite. Un livre s’éleva de quelques centimètres, mais retomba brusquement lorsqu’un des Kils de la bibliothèque toussa. L’Egal tambourina du pied. Il peinait à maîtriser le pouvoir de l’air et ne réussissait pas encore à voler lui-même, alors que cette simple action avait été si facile autrefois. Apparemment, agir en urgence, comme quand il s’était soigné, était la seule stratégie valable. Il se demanda s’il avait bien fait de congédier son instructeur, puis gomma ses doutes. Il préférait expérimenter seul, comme il l’avait toujours fait. C’était un simple manque de pratique, voilà tout, se dit-il en s’apercevant que sa cible venait d’arriver. Il descendit d’un bond de son perchoir.

L’enfant ouvrit des yeux effrayés, semblant à deux doigts de la crise cardiaque.

— Suis-moi, fit l’Egal d’une voix impérieuse. Surtout, pas un mot.

— Je suis désolé, je ne voulais pas…

La bouille aux yeux marron du petit semblait si catastrophée que Silyen se radoucit:

— Tu n’as rien fait de mal. Suis-moi, j’ai quelque chose à te dire.

Vérifiant que personne ne les observait, il s’empara d’une pierre de lune. Aussitôt, son interlocuteur devint invisible. Un cri de surprise étranglé surgit de nulle part.

—   Pas un mot, j’ai dit, souffla Sil.

Il ne dissipa le sort d’invisibilité que lorsqu’ils arrivèrent dans ses appartements. L’enfant arborait désormais une expression qui se voulait courageuse, mais il tremblait de tous ses membres, et jetait des regards dérobés à la porte de sortie.

— Assieds-toi, ordonna Silyen.

L’enfant s’assit prudemment. Des mèches de cheveux blonds et lisses tombaient sur son front maculé de crasse, tandis que ses dents, grandes et désordonnées, se disputaient la place sur ses gencives. Il était vêtu d’une chemise et d’un pantalon taillés dans le textile que tout le monde portait ici, mais le tissu était si sale qu’il était impossible d’en deviner la couleur originelle. Enfin, il était si maigre que Sil se demanda comment il tenait debout.

— Comment t’appelles-tu? lui demanda-t-il.

L’enfant marmonna un mot en fixant le sol.

— Parle plus fort.

— Cimon, Enkaï.

— Très bien Cimon. Tu es un Invisible, n’est-ce pas?

Autrement, dit, la seule classe qui n’a pas le droit au pouvoir des gemmes, et l’équivalent des roturiers dans le monde de Silyen - nés pour servir.

Le petit hocha faiblement. Il tressaillit lorsque Sil reprit la parole:

—      Parles-moi de tes parents.

—      Mes parents?

—      Tu m’as bien compris.

—      Ils… Ils sont dans le lac des mille larmes.

Autrement dit en prison, traduisit Silyen, que cette confirmation ravit.

—      Pour quelle raison? voulu-t-il savoir.

—      Je vous en prie, ne me punissez pas. (Lorsque Sil lui fit signe de continuer, le petit dit d’une traite.) Ils ont essayé de dérober des gemmes, au palais. C’est… c’est à cause de ça que nous sommes devenus des Invisibles.

—      Eh bien, c’est ton jour de chance. Il se trouve que j’ai besoin de ton aide.

—      Mon aide? bafouilla Cimon en relevant brusquement la tête. Puis il rougit, marmonna très vite Enkaï et fixa à nouveau ses pieds nus.

—      Je t’ai observé quand j’étais à la bibliothèque. Tu me sembles être une personne intelligente et pleine de ressources. Je parie que tu es aussi très doué pour écouter, est-ce que je me trompe?

—      Je… non, Enkaï.

—      Bien. Voilà ce que je te demande. Comme ton nom l’indique, tu es Invisible pour la plupart des Kils, et tu as dû entendre un certain nombre de choses. Pour commencer, dis-moi qui sont mes ennemis.

Cimon papillonna des yeux. Il devint blanc comme un linge et lança à nouveau des coups-d'oeil affolés vers la porte, mais Silyen le découragea d’un seul regard implacable.

— Je te répète que tu n’as rien à craindre. Parle, l’Enkaï te l’ordonne. Tu n’aimerais pas me désobéir, n’est-ce pas?

Et Sil se laissa aller en arrière sur le fauteuil, attendant que Cimon finisse par se décider:

— Une partie des Aériens pense que vous n’êtes pas… que vous êtes…

— Un imposteur, acheva Sil à sa place. Qui d’autre?

— Eh bien… je… j’ai entendu le Seigneur Mopan parler à d’autres Flamboyants…

Hmm. Voilà qui était nouveau et fâcheux ; ce n’étaient donc pas uniquement les Aériens qui étaient impliqués dans ce charmant petit complot.

-    Y a-t-il quelqu’un d’autre?

Le petit sembla hésiter.

— Tu ne voudrais pas que quelqu’un apprenne que tu as dérobé des livres dans la grande bibliothèque…

Les yeux de Cimon s’agrandirent:

— Pitié! Ce n’est pas ce que vous croyez!

Silyen poussa son avantage:

— Je ne ferai rien… Si tu me donnes ce que je veux.

Cimon se mit à débiter une série de noms, donnant, à la demande de Silyen, la classe à laquelle chacun appartenait. Il y avait surtout des Aériens et des Flamboyants, quelques Aqueux et des Bâtisseurs. Aucun Cultivateur, aucun Soigneur et aucun Sage.

Sauf qu’un enfant n’aurait jamais pu avoir de telles connaissances seul. Ce que Silyen avait soupçonné se confirmait: les Invisibles – peut-être même tous les Invisibles – formaient un réseau que tout le monde se donnait apparemment beaucoup de mal à ignorer. Mais en réalité, les Aériens ne devaient exister que pour mater une éventuelle rébellion des Invisibles, si elle se produisait un jour. Car comme les roturiers, cette caste sans droits ni pouvoirs, brimée, avait toutes les raisons d’en vouloir au reste des Kils. En somme, ils représentaient de précieux alliés, surtout si on leur faisait miroiter la liberté, car après tout, Silyen était censé être l’Enkaï. L’Egal claqua sa langue, satisfait, mais ils n’en avaient pas encore fini. Sapere audes. Oses savoir. Il comptait appliquer à la lettre la devise de la famille de sa mère, les Parva, car l’absence de Don, il devait assurer ses arrières. Et le seul moyen de contrôler les autres passait par la connaissance.

— Je suis sûr que toutes ces personnes dont tu viens obligeamment de parler ont des secrets. Tu es si discret que tu en connais certainement quelques-uns.

Enkaï? fit Cimon, incertain.

— Tu m’as bien entendu. Tu es allé trop loin pour t’arrêter maintenant.

Il se pencha en avant et prit la pile de livres qui trônait sur la table, devant lui.

— J’ai observé les livres que tu chapardais… Des romans sur les légendes Kils. Je suis sûr que ceux-ci t’intéresseront. Je te les donnerai si tes informations me satisfont.

Cimon cligna plusieurs fois des yeux, manifestement fasciné par les couvertures des ouvrages que Sil étalait devant lui.

— Mais… Enkaï, sauf votre respect, vous ne devriez même pas parler avec quelqu’un comme moi.

— Je décide moi-même à qui je veux parler.

Cimon lui parla de l’amant de la puissante dame Elis, cheffe de classe des Flamboyants, des amitiés secrètes du seigneur Mopan avec les Cultivateurs. Lorsqu’il eut fini, Silyen lui demanda de lui transmettre tout ce que lui-même et les Invisibles apprendraient encore.

 

Un peu plus tard, l’Egal empruntait plusieurs ponts majestueux, tandis que les Kils qu’il croisait tombaient à genoux à son passage. Sur une île champêtre, un groupe d’Aeris invoquaient des nuages de pluie, abreuvant des épis de blé dorés. C’était un spectacle magnifique, auquel il était difficile de s’arracher, mais Sil fit un effort, traversa une île sur laquelle se blottissaient une dizaine de maisons en pierre, toutes désertes à cette heure de la journée, pour arriver devant un des lieux qui l’intriguait particulièrement : un ponton en bois accroché au-dessus du vide, gardé par deux hommes en tenue argentée - des Aériens.

L’Egal s’engagea sur la structure et fut aussitôt enveloppé par l’odeur chaleureuse du bois. Les planches craquèrent sous ses bottes alors qu’il jetait un coup d’œil en bas. Il s’imagina soudain en chute libre, se demanda s’il serait tué sur le coup ou mettrait plusieurs secondes à mourir.

— Faites-moi descendre, ordonna-t-il en chassant l’image macabre de son esprit.

—     Tout de suite, Enkaï.

De tous les moyens de passer d’une île à l’autre, celui-ci était le plus astucieux et le plus impressionnant.

— Vous êtes prêt, Enkaï?

— Que dois-je faire?

— Simplement un pas dans le vide. Nous nous chargeons du reste.

Sil vit les deux Aériens lever les bras et créer un puissant courant ascendant juste devant le ponton. S’agrippant à un des montants, l’Egal étira une jambe…. et retrouva instantanément des sensations qui lui firent l’effet d’un poignard en plein cœur. Il lâcha le deuxième montant, se mit à flotter dans les airs, avant de perdre doucement de l’altitude, porté par le courant. Une dizaine de pontons défilèrent, chacun appondu à une des îles flottantes. Tout dessous, un océan de gazon enserrait une immense construction en pierre aux toits couverts d’ardoises. Ce bâtiment était aussi grand que le palais de la cité, et quelques Kils se baladaient le long d’un chemin pavé, bordé de buissons, d’étangs, de fontaines et d’arbres fruitiers. La Maison de la Guérison, fief des Soigneurs, était le seul « hôpital » de la cité.

Sil ne fit que longer le complexe. Il emprunta deux passerelles jusqu’à se retrouver sur une minuscule île occupée par une maisonnette tout droit surgie des livres de contes que lui lisait sa nourrice, quand il n’était pas occupé à faire léviter la porcelaine précieuse de Mère pour s’amuser. En bois, la construction était triangulaire, et son toit descendait jusqu’au sol. Un balcon garni de fleurs se déployait au deuxième étage, tandis que le premier étage se composait d’une immense porte-fenêtre.

Sil ne put retenir un léger tressaillement quand l’occupante des lieux apparut. Ses cheveux blond blanc cascadaient librement sur ses épaules, et si ses yeux bleus froids étaient méfiants, ils n’avaient plus leur lueur calculatrice si caractéristique. Mais le plus surprenant, c’était son ventre rebondi, que sa longue robe vaporeuse ne réussissait pas à cacher. C’était stupéfiant… La grossesse de Bouda Matravers n’était pas encore visible quand Silyen avait l’avait amenée ici, moins d’un mois plus tôt. L’Egal sentit une vague de curiosité et d’excitation l’envahir.

En attendant, l’étincelle dans le regard de son ex-belle-soeur fut remplacée par de la crainte.

-       Vous devez être le fameux Enkaï… Celui dont tout le monde parle, fit Bouda, le regard fixé sur sa tunique brodée de tant de fils métalliques qu’elle scintillait.

Passant du soleil aveuglant à la pénombre de la maisonnette, les yeux de Sil mirent quelques secondes à s’habituer. Un coin cuisine, un canapé et une table en bois se partageaient l’espace dans le minuscule rez-de-chaussée. Tout était bien rangé et dégageait une impression de confort rustique. Une odeur de soupe aux légumes contracta l’estomac de l’Egal, qui aurait tout donné pour un café… Malheureusement, cette boisson n’existait pas ici.

Alors qu’elle puisait de l’eau dans une vasque creusée dans le sol de la cuisine, son ex-belle-soeur se figea, puis se retourna brusquement:

— J’ai l’impression de vous avoir déjà rencontré…

Cette simple phrase eut l’effet d’une déflagration. L’Egal se revit dans la cellule où Bouda l’avait jeté plusieurs semaines auparavant. Avec l’aide de son lien avec Luke, il avait réussi à se débarrasser des colliers de gruach qui le coupaient de son pouvoir, et la suite n’avait été qu’un épouvantable chaos. Silyen avait tué les gardes de Bouda un à un, comprimant leur cœur avec son Don puis achevant le travail en leur brisant le cou. Le sort qu’il avait réservé à Astrid Alfdan et à Nao, l’Egal qui l’avait torturé, avait été bien pire. Il laissa échapper un grognement, le front couvert de sueur, et se força à fixer le verre d’eau. Mais le souvenir le tenait dans ses griffes. Il revit Bouda tentant de s’enfuir dans le couloir. Alors qu’il empoignait un poignard sur le cadavre de Nao, il avait senti une faible étincelle de Don palpiter à l’intérieur de la jeune femme. C’était ainsi qu’il avait appris sa grossesse. Quant au pouvoir… Ah ! Le pouvoir provenait de l’enfant à naître… Cette révélation avait été un choc, assortit d’un retour brutal à la réalité. Silyen avait effacé tous les souvenirs de Bouda, puis l’avait amenée dans la cité flottante. Il était revenu à Londres, avait brûlé l’immeuble, transmit le Don à une poignée de roturiers, à Gavar et, sur une impulsion, à Daisy Hadley, parce qu’il avait autrefois sondé la jeune fille, à Kyneston, et connaissait son potentiel.

— Tout va bien? demanda Bouda en lui tendant le verre d’eau.

— Oui, fit Sil avec un sourire froid.

Tout compte fait, Bouda s’en était encore bien sortie. Malgré sa perte de mémoire, elle n’était pas devenue folle et avait gardé son bébé, même si cela n’effaçait pas ce qu’elle avait fait. L’Egal fut soudain pris d’une envie dévorante de lui comprimer le cou et de la regarder lentement agoniser, mais il se retint. Elle devait d’abord accoucher ; le bébé était trop important, car comme son ex-belle-soeur avait perdu son Don, son enfant n’aurait pas dû le posséder, et pourtant… Cela expliquait peut-être cette étrange grossesse accélérée.

— Je vous ai vu une fois, de loin. Mais votre ventre n’était pas aussi rond. C’est curieux, fit-il.

L’ancienne Bouda aurait gardé un visage impassible tout en contournant élégamment la question implicite. Cette nouvelle Bouda lui répondit avec franchise:

— On m’a dit qu’une grossesse dure environ six mois, et je… (Son front se plissa et sa voix prit des accents désespérés.) J’espère que tout se passera bien… J’ai perdu ma mémoire, je ne sais plus qui je suis, ni même qui est le père de l’enfant. Mais vous, vous êtes l’Enkaï, vous pourriez m’aider. N’est-ce pas pour cela que vous êtes venu ici?

Silyen se leva, posa d’un geste sonore le verre d’eau sur la table de la cuisine:

— J’étais simplement curieux et je ne peux rien pour vous. Peut-être vos souvenirs reviendront-ils d’eux-mêmes… ?

Il avait l’information qu’il voulait : l’accouchement était prévu pour bientôt. Après ça, il serait libre de trouver un quelconque prétexte pour faire exécuter Bouda. Il savait pertinemment que la vengeance était un sentiment aussi inutile que la colère, mais il ne pouvait s’empêcher de l’éprouver.



Note de l'autrice: J'ai adoré imaginer le personnage de Cimon. Sinon, mettre en place la stratégie de survie d'un Silyen privé de Don et jouant à un jeu dangereux était un vrai défi. J'espère que l'idée que j'ai eue, avec sa collaboration improbable, vous plaît! ;)

Et pssssst, si vous ne le savez pas encore, il existe un espace dédié à cette fiction, où je poste régulièrement les illustrations que j'ai dessinées pour les chapitres. Cela vous permettra aussi de mettre une image sur les personnages. ;) https://forum.fanfictions.fr/t/les-puissants-les-puissants-tome-5-transcendance/5434/11

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