Transcendance

Chapitre 3 : SILYEN

2461 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2023 22:15

Silyen était debout sur le rebord d’une fenêtre. Sous lui s’étiraient des milliers de mètres de vide. C’était ça, de se trouver dans une cité suspendue au milieu du ciel. L’Egal avança de quelques millimètres et la moitié de ses pieds quittèrent la sécurité du rebord. Un petit déséquilibre? Il basculerait. A cette hauteur, sans son Don, il n’aurait aucune chance de survie. Ce serait un voyage éclair vers la mort.

La mort…

Une intéressante aventure, d’autant plus quand la vie n’avait plus de saveur ou de sens.

Une rafale le fit légèrement osciller, mais ne réussit pas à le précipiter vers l’avant. L’Egal lâcha un petit soupir, peut-être de dépit. Il sortit une pierre de sa poche et pour la dixmillième fois, tenta d’aspirer le Don qu’elle contenait. Évidemment, rien ne se passa, et le trou qu’il avait l’impression d’avoir dans le torse devint encore plus béant. Il aurait pu hurler de désespoir. La souffrance d’avoir été privé de son pouvoir était si intolérable qu’il songeait à s’ôter la vie depuis des jours. Cruelle ironie, il savait enfin ce qu’avait dû ressentir son frère Jenner, qu’il avait privé de Don dans son enfance. C’était un sentiment si horrible que Sil préférait ne pas y penser, sans vraiment y arriver. Pire encore, le moindre mouvement lui coûtait, et marcher d’un pas rapide l’essoufflait – il avait aussi découvert ce que le mot « migraine » signifiait. Un tel état de faiblesse... C’était absurde.

La scène, dans un hôtel de Santorin, lui revint à nouveau en mémoire. Il n’aurait jamais pensé que Luke puisse être si stupide: il était impulsif et n’avait aucun instinct de survie, mais Silyen l’avait toujours considéré comme plus intelligent que la moyenne. Une monumentale erreur. Il revit le moment où le jeune homme tirait l’intégralité de son Don à lui, et se demanda s’il aurait pu réagir autrement. Mais à moins d’avoir anticipé cette action, il n’aurait rien pu faire. Il s’était donc rendu le monde de Kilsaï, la cité suspendue, avec un seul but: trouver la manière de récupérer son Don. Hélas, ses recherches restaient infructueuses pour l’instant.

Même la vue de la bibliothèque - la plus extraordinaire que l’Egal - ait jamais vues, ne suffisait plus à le distraire. Il se retourna, regarda d’un œil absent les rayonnages de bois clair monter jusqu’au plafond en rangées serrées, tels des soldats au garde-à-vous. Les livres étaient innombrables: grimoires fatigués, épais volumes aux couvertures cartonnées, minces feuilles d’un matériau inconnu, mystérieuses sphères où flottait un brouillard opaque. Ceux qui s’en servaient les prenaient simplement dans leurs mains puis s’allongeaient sur des divans disposés devant de grandes baies vitrées. Et ce n’était que la surface visible de l’iceberg; des crochets permettaient de soulever des trappes, qui dissimulaient de gigantesques étagères souterraines remplies de livres.

Nouvelle bourrasque. L’Egal battit des bras, se stabilisa. Bon, ça suffisait. Il recula, s’assit sur le rebord et reprit sa pierre – un quartz qu’on lui avait offert à son arrivée dans ce monde, trois jours auparavant. Il l’observa comme si la fixer assez longtemps suffirait à comprendre sa curieuse faculté à contenir du Don. Son pouvoir était simple: elle permettait de déchiffrer la langue de n’importe quel ouvrage de la bibliothèque et de comprendre les habitants de la cité flottante.

Il feuilleta rapidement un des ouvrages qu’il avait posé sur le rebord, mais à part la description des différentes catégories de pierres pouvant accueillir le Don, ne trouva rien d’intéressant. Cinq heures plus tard, ses recherches n’avaient pas avancé d’un pouce et son estomac commençait à gargouiller. Le temps ne semblait pas exister ici, ou du moins, les Kils ne semblaient pas le calculer de la manière classique. La bonne nouvelle, c’est qu’il semblait plus ou moins libre de ses mouvements jusqu’à maintenant. Quand il avait demandé à se rendre dans la bibliothèque, après avoir été installé dans des appartements d’un luxe frôlant l’absurde, les Kils n’avaient émis aucune objection. Ils avaient simplement expliqué qu’une délégation « cerclière » viendrait le chercher cet après-midi, sans en expliquer la raison.

En attendant, Silyen avait besoin de prendre l’air. Il s’étira comme un chat, posa soigneusement son livre sur le bord de la fenêtre et descendit d’un bond. Des dizaines de regards se tournèrent plus ou moins discrètement dans sa direction, lorsqu’il traversa la bibliothèque et franchit une porte monumentale, pour se retrouver face à une scène défiant l’imagination.

La cité de Kilsaï flottait dans le vide, suspendue grâce à un enchantement doué. Chaque partie de la ville était construite sur de gros rochers reliés les uns aux autres par une multitude de passerelles, de ponts et d’échelles, de monte-charges ou de tyroliennes. Ne manquait qu’un élément à ce vertigineux décor: une cloche en or, haute comme deux hommes, qui flottait auparavant dans le vide. Alors qu’elle était restée muette durant des centaines d’années, elle s’était mise à sonner, actionnée par le Don, à l’instant précis où Silyen était revenu à Kilsaï, après avoir été dépouillé de son Don. Les vibrations effroyables avaient vrillé les oreilles de l’Egal. Puis la cloche avait fait une longue chute, avant de sombrer dans les profondeurs du lac, en contrebas.

Cette affaire avait secoué les habitants de la cité. Selon les croyances locales, il s’agissait d’un signe lié à une ancienne prophétie: la chute annonçait la venue de celui qui sauverait les Kils de leur destin. Cela aurait amusé l’Egal s’il n’avait pas su que les légendes et prophéties étaient souvent à prendre au sérieux. Il était d’ailleurs étonnant, compte tenu de son nouveau statut, qu’aucune épouvantable cérémonie n’ait encore eu lieu.

Mais il s’était peut-être réjoui trop vite. Un cortège de personnes vêtues de blanc, les épaules ornées de fils métalliques, avançait dans sa direction - certainement le petit événement qu’on lui avait mentionné pour l’après-midi, songea Silyen en faisant un effort pour arrêter de tambouriner du pied. Prenant un air blasé, il tira sur les manches de la chemise qu’on lui avait donnée à son arrivée, composée du textile fluide que tout le monde portait ici.

Puis le cortège arriva jusqu’au rocher abritant la bibliothèque. Les Kils tombèrent à genoux en murmurant:

Enkaï.

Autrement dit Sauveur, comme l’avait appris Sil. L’Egal avait toujours vu la vénération écœurante dont certains Egaux faisaient preuve à l’égard de sa famille, les Jardine, comme une marque de faiblesse. Il n’y avait jamais vraiment prêté attention, d’autant plus que cette servilité fébrile était spécialement destinée à son défunt père – lui-même étant plutôt considéré comme un excentrique. Seuls les esclaves, qui craignaient de le contrarier, s’étaient déjà comportés de cette manière avec lui. Mais une telle vénération pouvait avoir des avantages. Il garda donc l’air hautain et légèrement ennuyé qu’il affichait en permanence, tout en analysant la posture des Kils sans en avoir l’air. Certains tremblaient d’émotion, aplatis sur le sol, d’autres avaient les épaules contractées et ne se penchaient pas aussi bas qu’il aurait dû. Silyen se demanda ce qu’ils pensaient réellement de lui, rangeant cette question dans un coin de sa tête.

Puis l’homme de tête se releva.

Sil le reconnut instantanément: barbe neigeuse, visage sillonné de rides, regard aussi acéré que celui d’un aigle et port de tête altier. C’était Nevë, qui lui avait servi de guide lors de son premier passage à Kilsaï. L’homme lui fit signe de le suivre. Ils pénétrèrent à nouveau dans la bibliothèque, à la surprise de Silyen, qui s’attendait à être conduit au palais, et se dirigèrent vers une arrière-salle. N’y tenant plus, il lança:

— Où m’emmenez-vous?

— Là où vous pourrez comprendre la voie à suivre.

La fameuse prophétie, traduisit Silyen, songeant que Nevë devait certainement exécuter un ordre du roi Kils. Tant mieux, cela lui épargnait la peine de demander lui- même à la voir. Ils empruntèrent un minuscule couloir, aboutirent à une deuxième porte. La pierre du vieux Kils s’illumina et Silyen comprit qu’il désactivait une défense douée. La nouvelle salle ne comportait pas la moindre fenêtre. Nevë ferma la porte, puis attrapa un des livres sur une étagère. Le meuble coulissa, donnant accès à un escalier qui plongeait directement dans le rocher sur lequel était construite l’immense bibliothèque.

— Pourquoi me montrez-vous tout cela? interrogea Silyen, sincèrement curieux.

— Vous êtes l’Enkaï, répondit simplement le vieil homme.

Ils aboutirent à une crypte aux dimensions colossales. Quelques tables en bois, artistiquement sculptées, étaient réparties dans l’espace circulaire qui se trouvait en centre de la caverne. Sauf qu’au lieu de livres, c’étaient des milliers de rouleaux de parchemin et de papiers qui étaient conservés là.

— Les archives de Kilsaï, souffla Sil.

— C’est un des lieux les plus sacrés de notre royaume, défendu l’heikan (autrement dit, le nom qu’on donnait ici au Don, traduisit mentalement Sil). Vous êtes un des premiers étrangers à pouvoir poser les yeux dessus, Enkaï.

— Très honoré, marmonna Silyen.

Sans hésiter, le vieil homme se dirigea vers le fond de la caverne, devant un rayonnage où des motifs sinueux avaient été sculptés dans la pierre. Il posa sa main sur l’une des figures abstraites. Sa paume s’illumina et un grondement retentit. Un pan de mur s’écarta, révélant une petite niche, de laquelle, après avoir désactivé plusieurs défenses, Nevë sortit un parchemin à l’air très ancien.

La prophétie.

Mais au lieu de la tendre à Silyen, il la garda dans la main.

— Les prophéties sont extrêmement rares à Kilsaï et celle-ci est l’une des trois dernières en notre possession. Elle prédit la venue d’un être destiné à nous sauver. Vous, si j’en crois les signes…

— La cloche, fit Sil. Mais quelle est la menace?

Nevë détourna le regard.

— Nous avons des hypothèses, mais rien de certain, dit-il à voix basse, tendant le parchemin.

Sil étala le document craquelé dans la niche et se connecta au quartz qu’il avait gardé dans sa main. Après avoir parcouru au moins dix fois les lignes, il ne savait que penser.

 

 

 

Pour sauver la vertigineuse, tu devras perdre ce qui est le plus important à tes yeux.

Lorsque l’or sombrera, tu trouveras l’orée du chemin solitaire, et ce qui a été brisé sera réparé.

Cinq clés seront nécessaires pour défaire ce qui a été fait.

Les trois premières sont trois facettes d’un Tout.

Tu trouveras la quatrième là où tout a commencé, mais si tu tardes trop, elle se perdra dans le flot du temps.

Quant à la cinquième, elle se révèlera quand tout semblera vain. Suis ton âme, le portail s’ouvrira et tu retrouveras ce que tu as perdu. Poursuis ta route jusqu’aux questions que tu t’es toujours posées.

Ainsi s’élèvera l’Enkaï. Né pour comprendre, Né pour sauver,

Né pour transcender.

 



Des centaines d’interprétations se bousculaient déjà dans la tête de Silyen, mais il ne retint qu’une chose: il avait désormais une chance de récupérer son Don, si ce texte n’était pas une simple élucubration d’un autre âge. La bibliothèque n’avait été qu’une fausse bonne idée : si les Kils avaient su comment insuffler le Don en eux, à la place de le transvaser dans des pierres qui devaient selon toute probabilité être régulièrement « rechargées », ils l’auraient fait. Une autre option aurait été de retourner vers Luke et de lui arracher son Don en procédant à l’instinct. Depuis son arrivée dans la cité suspendue, l'Egal avait volontairement évité de sonder le jeune homme, c’est pourquoi retrouver le chemin jusqu’au lien lui prit une demi-seconde de plus que d’ordinaire. Mais il sentit une résistance. Il persévéra, sans parvenir à forcer le passage, et fut à deux doigts de stupidement paniquer. Luke ne pouvait pas être mort, sinon le lien n’existerait plus. Quelqu’un l’avait simplement entravé, voilà tout. Luke lui- même? Ou alors, le transfert du Don avait-il eu un impact sur le lien? Il y avait une troisième hypothèse, bien plus audacieuse: peut-être que la frontière entre son monde et celui de Kilsaï était désormais scellée…

Un seul choix s’offrait désormais à Sil. Il se souvint du contenu de la prophétie et devina qu’en perdant son Don, il en avait involontairement réalisé la première partie. Quant au chemin solitaire, il s’agissait d’une simple métaphore pour lui indiquer qu’il devrait avancer seul, ce qu’il trouvait plutôt satisfaisant. Les trois phrases suivantes étaient légèrement plus énigmatiques, mais leur sens coulait de source. Il s’agissait d’apprendre deux autres façons de maîtriser le Don, en plus de celle qu’il connaissait déjà. La première était évidente: les pierres de pouvoirs. La prochaine étape était donc simple, il allait s’entraîner comme un Kils.






Note de l'autrice:

Aaaaah, j’ai retrouvé avec plaisir Silyen! Le défi était de retranscrire ses émotions, alors qu’il vient de perdre ce qu’il avait de plus précieux: son Don. J’avais commencé le chapitre assez classiquement, puis je me suis dit qu’il fallait un début plus punchy – déformation professionnelle de journaliste, je l'avoue. J’espère que j’ai réussi ;)

Laisser un commentaire ?