Transcendance
Un jeune homme à la tenue plus qu’incongrue apparut devant la maison familiale des Hadley à Manchester, cette nuit-là. Alors que la température se hissait péniblement à 12°C et qu’un léger crachin embrumait l’air, il portait un simple short en jean et un T-shirt blanc. Ses chaussures en toile s’imbibaient lentement mais sûrement d’eau, tandis qu’il progressait le long de l’allée détrempée, jonchée de feuilles mortes. Mais après tout, Luke Hadley avait déjà habitué les voisins à toutes sortes d’extravagances. Il avait attiré des hordes de journalistes lorsque ceux-ci avaient appris qu’il était à l’origine de la grève générale de Millmoor et plus récemment, il avait disparu mystérieusement.
Le mobile suspendu à la porte d’entrée de la maison familiale tintait follement, agité par de puissantes bourrasques. Luke était trop anesthésié pour s’en apercevoir, dévoré par une douleur intérieure. Il tenait deux bagages à la main, vestige du naufrage de ses vacances grecques avec Silyen Jardine… Sil…. L’Egal le plus puissant qui ait jamais existé en Grande Bretagne.
Luke l’avait perdu.
Il l’avait perdu parce qu’il avait eu la bêtise de lui voler son Don et qu’il avait été incapable de le lui rendre. Ce simple souvenir lui tordit le cœur si douloureusement qu’il se mordit la lèvre jusqu’au sang. Mais il ne pouvait pas oublier. Le poids de sa faute coulait dans ses veines, rendant le monde plus brillant, plus net. Comme un animal en cage, le Don luttait pour se libérer, mais pour l’instant, Luke réussissait à le contenir, même s’il se sentait comme une cocotte-minute sur le point d’imploser. Il fit un pas, puis un autre. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir dire à sa mère? Comment allait-il pouvoir aider la Grande-Bretagne à se défendre contre les États-Confédérés?
Il était sur le point d’ouvrir la porte quand sa main se figea. Son souffle s’arrêta puis repartit à toute vitesse, comme s’il venait de courir un marathon. Son angoisse se transforma soudain en terreur pure. Les valises se fracassèrent par terre et sans qu’il n’ait rien demandé, le Don jaillit au bout de ses doigts, crachant et crépitant. Un chat qui passait par là fit un bond de trois mètres et s’enfuit ventre à terre. Luke scruta les alentours aussi clairs qu’en plein jour grâce à sa vision Douée, mais il n’y avait rien. Il se rua jusqu’au petit bois qui se trouvait juste à côté sans rien trouver de plus. Alors qu’est-ce qui se passait? Il leva les yeux vers le ciel, sans détecter de menace... C'était peut-être sa mère ou...
Une image d’Abi dans un immense bâtiment délabré lui apparut soudain très clairement. Voilà d’où lui venait cette peur! C’était ce que sa sœur ressentait en ce moment même. Luke agit d’instinct.
Il fit apparaître une porte et il se retrouva comme par miracle dans le lieu qu’il venait de voir. C’était une usine désaffectée, immense, jonchée de détritus et de morceaux de plâtre. Mais il ne vit rien de tout cela. Son regard était braqué sur une petite silhouette, loin devant lui. Sa sœur. Un immense cri de détresse enfla dans sa poitrine.
Parce que tout le plafond était en train de s’écrouler.
Luke aurait voulu dire à sa soeur de courir, mais ses paroles restaient bloquées dans sa gorge. Il n’arrivait plus à réfléchir, il n’arrivait plus à…. Même si elle commençait à courir maintenant, Abi n’arrivait pas à sortir de là avant.
Cette pensée fut comme un électrochoc.
Il se rua en avant, à une vitesse impossible. Les secondes semblèrent se dérouler au ralenti. Les morceaux du plafond entamaient leur chute mortelle, alors qu’Abi restait paralysée. Allez! Plus vite! Lorsqu’il saisit sa sœur par le poignet, les premiers débris du plafond s’abattirent sur eux.
Trop tard, putain. Trop tard. Luke ferma les yeux.
Rien ne se produisit.
Incrédule, incapable d’y croire, Luke ouvrit les yeux. Un violent frisson le secoua. Au lieu de les ensevelir, les débris avaient percuté une sphère translucide, qui ressemblait un peu au bouclier bleu d’Enya. Son Don les avait sauvés, réalisa le jeune homme, qui ne savait cependant pas combien de temps il tiendrait. Déjà, de nouvelles poutres métalliques dégringolaient. Dans quelques secondes, ce serait le plafond entier. Luke prit Abi dans ses bras et courut à toute vitesse hors de l’entrepôt, escaladant les gravats et les débris en tous genres. Un énorme tuyau les manqua de peu, mais c’était déjà fini. Ils étaient dehors.
Un rideau de pluie le trempa aussitôt jusqu’aux os.
- Aïe!
Luke baissa les yeux et s’aperçut qu’il portait toujours Abi et qu’il la serrait beaucoup trop fort. Sa sœur haletait, tremblait de tous ses membres et répétait des « Oh mon Dieu! », les deux mains sur la bouche, regardant alternativement son frère et le bâtiment. Luke n’était guère plus vaillant. Il aurait donné cher pour se laisser glisser par terre, fermer les yeux et oublier tout ce qui venait de se passer
- Hé, ça va, tu n’es pas blessée? demanda-t-il.
Cela parut faire émerger sa sœur de son état de choc.
- Luke, c’est vraiment toi? Comment est-ce que…
Luke s’apprêtait à répéter sa question lorsque son oreille capta quelque chose. Un mélange de bruits de circulations, de klaxons et de voix paniquées. A cette heure de la nuit, ça n’avait rien de normal, et il y avait trop de voix pour qu’il s’agisse simplement d’une dispute ou d’un braquage. Le jeune homme se concentra mais n’arriva pas à comprendre de quoi il était question.
- Tu entends? demanda-t-il.
Mais Abi n’entendait pas. Luke comprit qu’il ne percevait ces exclamations uniquement grâce à son ouïe douée. Il était face à un dilemme: soit il laissait sa sœur ici et il allait voir ce qui se passait, soit ils rentraient tous les deux à Manchester. Ce fut le mugissement d’une sirène qui le décida, si puissant qu’il devait être audible des kilomètres à la ronde, montant et descendant comme une monstrueuse marée sonore. Quoiqu’il se passe ici, Abi n’était pas en sécurité. Il se hâta de créer une porte jusqu’à la maison familiale. Sa sœur comprit tout de suite où il voulait en venir:
- Pas question! Oublie ça tout de suite!
Luke la saisit par le poignet alors qu’elle reculait brusquement et la traîna en direction de la porte, déchiré.
- Abi, là-bas tu seras en sécurité.
- Lâche-moi!
Luke avait quasiment réussi à lui faire passer le seuil. Elle se retourna et se jeta violemment contre lui, cherchant à forcer le passage, mais Luke était devenu si fort qu’il ne bougea pas d’un millimètre. Il repoussa sa sœur vers la maison familiale avec autant de douceur que possible.
- S’il-te-plaît! finit-elle par supplier alors qu’il refermait le battant.
Elle glissa vivement son pied entre la porte et le montant mais Luke le balaya, le cœur serré.
- Luke! Non! Je ne te laisserai pas…
- Je n’en ai pas pour longtemps. Et je serai prudent, promis!
- Arr…
Luke avait déjà fermé la porte, sur laquelle les poings d’Abi tambourinaient. Le son s’interrompit quand il fit disparaître sa création.
Il s’élança le long d'une série de bâtiments trapus, des empilement de pneus, de palettes et des grillages métalliques. Les flaques jonchant le sol explosaient à chacune de ses foulées. Le paysage défilait si vite qu’il avait l’impression d’être à bord d’une voiture. Pour avoir vu Sil se déplacer, il savait que le Don lui donnait cette vélocité surnaturelle, et il s’en émerveillait, mais il s’aperçut qu’il ne maîtrisait pas tout à fait ses nouvelles capacités lorsqu’il faillit percuter un passant. Après avoir bafouillé une excuse, il repartit et atteignit un embranchement donnant sur une route principale. Là, il eut un coup au cœur: une ligne ininterrompue de voitures roulaient dans la même direction. Une tempête de klaxons déchiraient l’air, tandis que certains véhicules tentaient d’aller plus vite en roulant à moitié sur le bas-côté. C’était comme si la cité endormie s’était soudainement transformée en fourmilière.
Luke continua à courir. Il accéléra encore, passa sur un pont qui surplombait la zone industrielle et vit une mer de réverbères devant lui, éclairant des rangées de petites maisons. Les voitures continuaient à affluer de tous les côtés. Les restaurants, magasins, garages, cabinets se mélangeaient. Une église de briques rouges jaillit sur sa gauche avant d’être remplacée par de nouveaux pâtés de maisons. Puis les maisons devinrent plus élégantes, peintes dans des tons pastels et entourée de haies soigneusement taillées. La route fit deux virages à 90° et enfin, Luke arriva à une plage de galets brunâtres. Devant lui se trouvait un rassemblement improbable: des dizaines de personnes, parfois en pyjama, insensible à la pluie qui tombait dru, regardaient toutes en direction la mer. Le jeune homme s’arrêta, joua des coudes et regarda à son tour. C’était un cauchemar.
Une monstruosité métallique fendait les flots, hérissée de radars et de canons – un navire immense. Sa destination semblait claire: les alentours de la ville côtière où se trouvaient Luke et les centaines de civils trop bêtes pour rester sur la plage.
La guerre entre l’Angleterre et les États-Confédérés avait bel et bien commencé. Luke se serait attendu à des bruits de tir, des explosions, mais il n’y avait rien. Rien que ces navires qui glissaient vers la côte avec un grâce effroyable. Le Don de Luke mugit, si fort que le jeune homme serra les poings. Il n’allait pas pouvoir le contenir beaucoup plus longtemps. Il recommença à courir, bousculant des gens au passage qui ne le remarquèrent même pas, trop occupés à filmer le navire, illuminé par les éclairs qui fendaient le ciel.
Au bout de quelques kilomètres, Luke atteignit une portion de plage déserte, bordée par la route et un terrain de sport. Il regarda à nouveau le navire, et son cœur se serra: derrière se trouvaient au moins cinq autres bateaux. Sans savoir comment il s’y prenait, il envoya sa perception douée plus loin encore et détecta de nouveaux navires, qui approchaient d’une autre portion de côte, des centaines de kilomètres plus loin. Luke n’osait imaginer ce qui allait arriver aux milliers d’habitants. Une pression immense se mit à enfler en lui, comme si son cerveau allait fracasser sa boîte crânienne. Il se plaqua les mains contre son visage, s’enfonça les ongles dans les joues et se mordit la langue jusqu’au sang. Qu’est-ce qu’il pouvait faire? Mais qu’est-ce qu’il pouvait faire? Qu’aurait fait Silyen? Mauvaise idée, songea-t-il avec les bribes de lucidité qui lui restaient encore. L’Egal aurait simplement cherché la meilleure place pour profiter du spectacle. Ou pas. Ou pas…
La pression enfla encore.
Le Don explosa.
Simultanément, un curieux détachement s’empara de Luke, comme si c’était son pouvoir qui dirigeait ses actions et non l’inverse. L’eau devint dorée sur des kilomètres, jusqu’aux autres parties de la flotte que Luke avait sentie, la transformant en un spectacle faussement féérique. Puis le Don souleva la mer, telle une gigantesque couverture qu’on aurait tirée vers le haut. Les navires suivirent le mouvement, se retrouvant quasiment à la verticale, puis commencèrent à glisser en arrière. Les canons s’actionnèrent mais il était trop tard. Leurs tirs se perdirent dans le ciel zébré d’éclairs. Ils risquaient cependant de toucher d’autres habitations, loin dans les terres, alors Luke, concentré pour maintenir son emprise sur la mer, libéra une parcelle de son esprit et leva la main. Les missiles explosèrent en plein vol.
Luke se focalisa à nouveau sur les navires. Toujours plongé dans un curieux détachement, il sentait la terreur des équipages, l’impuissance des quelques Doués embarqués sur chacun des navires. Ceux qui maîtrisaient l’eau tentaient de faire redescendre les vagues, sans succès, tandis que ceux qui possédaient un Don d’attaque, comme Gavar, cherchaient en vain l’ennemi. Les commandants hurlaient des ordres que personne ne suivait. Sur la plage, les spectateurs fuyaient en hurlant.
Mais le Don de Luke n’en avait pas encore fini. Il continua à soulever la mer avant de l’enrouler sur elle-même. L’effet fut immédiat. Les navires se retrouvèrent à nouveau à l’horizontale, puis au sommet d’une légère pente et glissèrent inexorablement en avant. Ils tombèrent les uns après les autres, s’écrasèrent dix mètres plus bas, sur le sable nu et humide. Le son fut horrible. Un fracas de métal torturé et des cris de terreur.
Une brusque fatigue submergea le jeune homme. Dans un sursaut, il se souvint de Silyen, qui avait failli aller au bout de ses forces lorsqu’il avait restauré l’enceinte de Far Carr. Et s’il avait commis la même erreur? Ce n’était pas la fatigue qui le terrassait, c’était sa force vitale qui le fuyait, il s’en rendait maintenant compte. Il n’arrivait même plus à tenir debout et s’effondra, à genoux, sur le sable. Levant les yeux, il s’aperçut avec horreur que la mer, qui n’était plus retenue par son Don, allait se fracasser sur le sable. Le raz-de-marée détruirait tout sur son passage. Les maisons, les magasins, … Tout ce qu’il avait fait pour protéger les habitants n'aurait servi à rien. Rugissant de colère et de peur, il puisa en lui aussi profondément qu’il put et se força à lever les bras. Ses doigts tremblaient si fort qu’il n’arrivait plus à les contrôler. Il hurla encore plus fort et, dans un instant de folie, crut voir des tatouages bleus lumineux apparaître sur ses avant-bras. Son bracelet, serti d’une pierre bleue, semblait s’être transformé en phare tout aussi bleu… C’était un des héritages de son père, que maman lui avait donné après sa mort… Puis enfin, le bout de ses doigts s’illumina et les dernières étincelles de Don qu’il put ramener harponnèrent la mer. Ils la maîtrisèrent, la forçant à se calmer, à retomber en douceur sur la plage.
Des papillons noirs dansèrent devant les yeux de Luke et tous les sons se brouillèrent, comme s’ils provenaient d’une radio mal réglée. Le jeune homme prit conscience de ce qu’il avait fait. Tous ces navires. Tous ces gens. Morts. Par sa faute. L’horreur lui arracha ses dernières miettes de lucidité. Il sombra dans le néant.
Note de l'autrice:
C’est le grand retour de Luke, que nous avions laissé dans le tome 4 retournant à Manchester, après avoir dérobé son Don à Silyen. Alooooors, après 2 ans de suspense, j’espère que vous avez été ravi d’apprendre qu’Abi et sauvée :p (Ceux qui croyaient qu’elle y passait, levez la main!)