Entre les mondes
Ce fut d’abord une sensation. Les fourmis remontaient le long des poignets de Luke jusqu’à ses épaules. Le jeune homme voulut remuer les bras mais à sa grande surprise, échoua. Il ouvrit les yeux. A la place de la petite chambre d’hôtel qu’il s’attendait à voir, il y avait une salle d’un blanc immaculé, dépouillée de tout mobilier, une chaise sur laquelle il était assis, pieds et poings liés, et il avait cru apercevoir…
– Hadley, je vois que tu es réveillé.
Il ferma les yeux de toutes ses forces. Ce cauchemar était récalcitrant. Non seulement il comportait le silhouette de Bouda Matravers mais en plus, sa voix semblait assez réaliste. Il sentit qu’on le prenait par le menton. Un frisson glacé le parcourut. Depuis quand avait-on la sensation du toucher dans les cauchemars?
Il rouvrit les yeux mais Bouda n’avait toujours pas disparu. Pire, elle le regardait d’en haut, le visage penché vers lui. ll lui lança un regard débordant de rage. Il n’aurait jamais pu oublier sa tresse blonde et son regard glacial, si différent de celui de sa soeur Dina, qu’il avait autrefois connue sous le nom d’Ange. L’Egale lui avait toujours fait froid dans le dos mais là, on aurait dit que quelque chose s’était brisé en elle. La panique le submergea. Il avait l’impression d’être revenu à Eilan Dòchais, impuissant, alors que Crovan le torturait sans ciller. Comme une mouche engluée dans une toile d’araignée.
Il tourna la tête en tous sens mais ne vit pas Enya. Soit elle l’avait trahi et livré à Bouda, soit elle n’avait pas réussi à empêcher son enlèvement.
– Où suis-je? demanda-t-il, tentant de contrôler sa respiration pour faire refluer sa terreur.
Bouda se recula et laissa échapper un rire cristallin.
– Tu n’espères quand même pas que je vais te répondre, Hadley.
– Je peux au moins savoir comment vous m’avez retrouvé?
Ainsi, Luke pourrait savoir si la théorie d’Enya était la bonne.
– Grâce à Nao, ça a été un jeu d’enfant, dit-elle en désignant un homme aux yeux bridés qui se trouvait derrière elle. Ensuite, un simple mouchoir imprégné de chloroforme a suffi.
Luke reconnut instantanément « Nao », c’était l’un des Doués qu’Enya avait combattu à Manchester. La Chine ne semblait donc pas être directement impliquée. Il ne savait pas si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle vu qu’il se retrouvait face à l’Egale qu’il aurait souhaité ne jamais revoir. Il se serait giflé s’il avait pu. Comment avait-il pu se montrer aussi imprudent, aussi stupide? Il se rappela la phrase que de Silyen, avant son retour chez Griff: «Admettons que tu te fasses capturer par, au hasard, Bouda, et qu’elle te mette entre les mains expertes, toujours au hasard, d’Astrid. Tu penses que tu tiendras toujours ta langue? » L’Egal avait vu juste et Luke n’était qu’un sombre idiot de ne pas l’avoir pris au sérieux.
Inconsciente de son désarroi, Bouda lui saisit à nouveau le menton, enfonçant ses ongles impeccablement manucurés dans sa peau et le força à lever la tête, le détaillant attentivement. Elle retira sa main lorsqu’il essaya de la mordre:
– Tout doux Hadley. La créature de la vieille Hypathia aurait-elle déteint sur toi, à Kyneston? Je m’attendais à plus de dignité de ta part… Après tout, on raconte que tu as un grand sens de l’honneur.
Elle sourit, évitant habilement le crachat que Luke expédia dans sa direction.
– Tu nous a donné beaucoup de fil à retordre, ce qui m’a étonnée, venant d’un vulgaire roturier comme toi, poursuivit-elle.
– Vous n’avez pas le droit de me retenir ici, cracha Luke. Le régime des Egaux est tombé et je n’ai commis aucun crime. Quand Gavar ou Abi seront au courant…
– Quelle idée ridicule, se moqua Bouda en balayant les récriminations d’un geste élégant de la main. Personne ne sait que tu es entre mes mains. Même ton amie n’a pas la moindre idée du lieu où tu te trouve.
Amie? Bon, au moins, Luke avait maintenant la certitude qu’Enya était en vie, qu’elle ne l’avait pas trahi et qu’elle n’avait pas été capturée. Elle avait certainement dû alerter Abi.
– Ils me chercheront et je suis sûr qu’ils me trouveront! rétorqua-t-il.
– Ta naïveté est touchante.
Bouda se pencha de manière à ce que son visage se trouve à quelques centimètres de celui de Luke. Toute trace de fausse cordialité avait disparu de son visage pour faire place à une intensité qui mit le jeune homme mal à l’aise.
– Ne te méprends pas Hadley. Ici, il n’y a que toi, moi et des hommes triés sur le volet qui me sont entièrement dévoués et qui empêcheront toute tentative de fuite. Si tu veux t’en sortir vivant, il faudra que tu me donnes certaines informations.
Luke lui cracha au visage.
Bouda réagit instantanément. Sa main parti et Luke sentit une douleur cuisante sur sa joue. A travers le brouillard de la douleur, il vit que Bouda s’essuyait la joue.
– Qui est la Douée qui t’accompagnait? demanda-t-elle.
Luke serra les lèvres.
– Tu ne veux pas répondre? Très bien. Passons à la question numéro deux, fit Bouda comme si elle interrogeait un écolier sur un problème de mathématiques. Où est Silyen Jardine?
A ces mots, Luke se liquéfia intérieurement.
Il lutta pour ne laisser aucune émotion transparaître sur son visage. Il se doutait que Bouda lui poserait cette question mais apprendre en direct qu’elle avait fait le lien entre lui, Silyen et la disparition du Don était comme un coup de poignard en plein coeur.
Tout le monde semblait se douter que l’Egal avait survécu. Comment avaient-ils pu laisser autant de traces? Comment avaient-ils pu se déconnecter à ce point-là de la réalité? Puis il se souvint que Silyen avait dit qu’il avait imposé un Silence à l’Egale. ça n’avait pas l’air d’avoir fonctionné. Pas du tout, même. Il se rappela aussi que la Réserve l’empêchait de parler de tout ce qu’ils avaient vécu ensemble. Mais il pouvait quand même nommer l’Egal.
– Silyen Jardine est mort, tout le monde le sait, articula-t-il en regardant Bouda comme une demeurée.
Une nouvelle gifle fit valser sa tête. Il sentit un goût métallique dans sa bouche.
– Je n’ai jamais vu quelqu’un mentir aussi mal, commenta Bouda.
Elle fouilla dans la poche de son pantalon noir et en sortit un objet qu’elle mit sous le nez de Luke.
S’il avait pu, celui-ci en aurait fermé les yeux de désespoir. Devant lui se balançait le pendentif que Silyen lui avait offert. Il voyait nettement le P et le S entrelacés.
- Nao a retrouvé cet objet autour de ton cou à Manchester et il sait qu’il a été façonné il y a moins de trois mois avec le Don. Devine ce qu’il représente? Un P, un S, une salamandre entourée de flammes, autrement dit, l’emblème des Jardine. Et qui penses-tu que désigne la lettre « L », au verso? Je t’ai rafraîchi la mémoire? Non, ne détourne pas les yeux, regarde-moi. Regarde-moi, j’ai dit!
Elle empoigna Luke par les cheveux pour le forcer à tourner la tête dans sa direction.
– Tu vas parler, Hadley, je te le garantis.
– Ecoutez, je ne comprends rien à ce que vous dites. J’ai récupéré ce pendentif à Kyneston. Je sais que je n’aurais pas dû le voler, mais c’était plus fort que moi. Je ne sais pas à qui il appartenait.
Une nouvelle gifle.
– Arrête de mentir! Tu vas sans doute me dire que tu ignores aussi que des défenses douées te protègent?
Oh non.
Vive comme un serpent, Bouda tendit la main vers le cou de Luke et tira sur quelque chose que le jeune homme n’avait pas remarqué. Il eut beau se dévisser le cou, il n’arrivait pas à voir de quoi il s’agissait. Mais il devinait sans peine. Il en avait porté un modèle similaire pendant des mois, à Eilean Dòchais. Un collier. Il devait annuler les défenses que Silyen avait créées pour lui avant de le renvoyer chez Griff. Comment Bouda avait-elle réussi à s’en procurer un? Mystère. Il devinait que les Doués étrangers devaient y être pour quelque chose. Par contre, si l’objet avait brisé les protections entourant son corps, il ne fonctionnait pas avec celles qui défendaient son esprit. Sinon, Bouda ne lui aurait pas posé toutes ces questions. Elle aurait simplement demandé à ses acolytes de « lire » les réponses en lui.
– Alors? insista l’Egale.
– Vous avez raison. J’ignore de quoi vous parlez.
Un autre claque lui fit voir trente-six chandelles.
Luke tenta d’ignorer la douleur qui lui vrillait la mâchoire et leva courageusement la tête. Il n’aurait pas dû.
Astrid Alfdan venait d’arriver dans la pièce avec un chariot sur lequel se trouvaient toutes sortes d’objets tranchants et métalliques, qui firent se hérisser les poils de Luke. Super. Le cauchemar était désormais complet.