Entre les mondes

Un bruit tira Enya de son sommeil, dans la chambre d’hôtel qu’elle partageait avec Luke. Elle ne dormait que d’un oeil lorsqu’elle était en mission depuis qu’elle avait été envoyée par Jel dans un des coins les plus hostiles du monde où elle avait atterri si longtemps auparavant. Elle avait dormi dans des arbres toutes les nuit afin de se garantir un semblant de sécurité, mais il existait là-bas de nombreuses bestioles capables de grimper et le premier jour, elle avait failli se faire surprendre par un tigre d’argor. C’était un souvenir qu’elle ne racontait pas volontiers.

  Elle se demandait ce qui l’avait réveillée lorsque son regard tomba sur une silhouette blonde qui était en train de passer la porte.

   Luke.

  Glacée, la jeune fille jaillit de son lit et se lança à sa poursuite. Le jeune homme atteignit bientôt l’escalier.

– Luke! siffla Enya.

  Le jeune homme ne se retourna même pas et accéléra. Enya piqua un sprint. Trop tard. Lorsqu’elle arriva à l’entrée de l’hôtel, Luke n’était déjà plus en vue. Elle passa le seuil et le vit, s’enfuyant en direction du bois qui bordait l’établissement. Elle tira sur ses jambes et parvint à gagner quelques mètres au prix d’un gros effort. Pourquoi Luke était-il parti? Avait-il changé d’avis et pensé qu’il était en danger? Allait-il retrouver Abi par ses propres moyens? Ou allait-il alerter Silyen?

– Luke! Je ne te veux pas de mal! Arrête-toi! cria-t-elle en atteignant la lisière de la forêt.

  Le jeune homme ne répondit rien et continua à courir.

 Dans l’autre monde, Enya s’était entraînée à développer une vision nocturne et discernait les moindres petites nuances de gris et de noir. Elle en avait besoin car Luke ne faisait quasiment aucun bruit. Aucun bruit. Enya projeta sa perception sur la silhouette de Luke qu’elle devinait à dix mètres d’elle. Elle faillit percuter une branche basse et cela la déconcentra suffisamment pour que le jeune homme gagne encore quelques mètres d’avance. La jeune fille se laissa alors guider par les étincelles de q´atöy amaq qu’elle percevait devant elle - leur absence signalant la présence d’arbres ou de buissons - et projeta à nouveau son esprit vers Luke.

  Elle s’arrêta instantanément.

  Ce qu’elle avait senti, ce n’était pas Luke. C’était une concentration de q´atöy amaq. Quelqu’un avait créé un leurre. Pourquoi n’avait-elle pas pensé à vérifier si le jeune homme se trouvait simplement dans son lit? Lâchant un effroyable juron, elle fit volte-face et sprinta jusqu’à l’hôtel. Lorsqu’elle arriva dans la chambre, il était trop tard. Le lit de Luke était désert, tout comme le reste des lieux. C’est alors qu’Enya entendit un grondement de moteur.

  Non!

  Elle empoigna son sac, sa veste en cuir et se rua en bas, passant devant un réceptionniste tout ensommeillé, sorti voir ce qui se passait.

– Poussez-vous! cria-t-elle.

  Scandalisé, l’homme émit des cris d’offraie.

  Mais Enya était déjà loin.

  Elle avait enfourché sa moto et s’apprêtait à se lancer à la poursuite de la BMW qui venait de partir.

  Sauf que ses pneus avaient été crevés. 

  Elle regarda, impuissante, la voiture disparaître dans la nuit.

 Si seulement elle avait eu le pouvoir d’attaque de Camille ou celui de vol de Mel. Son médaillon ne lui servait à rien: le véhicule était déjà hors de portée.

  La jeune fille regarda autour d’elle et avisa les deux autres voitures du parking. L’une d’elles appartenait certainement au réceptionniste, qui venait de sortir et qui se dirigeait vers elle d’un pas furibond. Enya ne prit pas la peine de s’expliquer. Elle sortit une grosse liasse de billets de son sac à dos, la tendit au réceptionniste et reçut les clés du véhicule après avoir rajouté dix billets. Elle s’installa au volant de sa vieille Ford Focus. Impossible de rattraper la BMW dans ces conditions mais il était de toute façon trop tard pour songer à la poursuivre.

  Elle mit le cap sur le petit immeuble londonien proche du Parlement, où Abi avait élu domicile. Elle y arriva une heure plus tard. Le bâtiment était une construction blanc crème anonyme au milieu d’autres immeubles blanc crème. Il y avait un perron et une dizaine de sonnettes où Enya trouva sans peine le nom d’Abi. Quelques pots de fleurs et chaises et minuscules tables peuplaient les balcons éclairés par le maigre clair de lune.

  5h du matin.

  Beaucoup trop tôt pour une visite décente mais la vie de Luke était en jeu.

  Elle sonna jusqu’à ce qu’une voix ensommeillée s’élève à travers l’interphone.

– Abi, c’est Enya. C’est pour une affaire urgente qui concerne votre frère, Luke.

  Il n’y eu aucune réponse. En revanche, une fenêtre s’ouvrit au deuxième étage et la tête blonde d’Abi, toute ébouriffée, apparut. Quelques secondes plus tard, la porte se déverrouilla.

  Enya se retrouva avec une tasse fumante d’Earl Grey entres les mains. Elle s’assit dans le modeste salon d’Abi où la décoration, quasi-inexistante, témoignant clairement de l’usage utilitaire de l’appartement. Enya raconta son histoire avec des phrases brèves et concises à une Abi qui devint de plus en plus pâle. Elle avait décidé de taire tout ce qui concernait le fait qu’elle ait décidé de travailler avec Abi pour tenter de retrouver Silyen, la théorie de la fausse mort de l’Egal et la raison pour laquelle elle recherchait vraiment Luke. A sa décharge, elle devait reconnaître qu’Abi gardait tant bien que mal son calme: la jeune femme ne posa pratiquement pas de questions, se contentant d’écouter d’un air concentré mais elle émit un petit son incrédule lorsque Enya lui révéla sa véritable identité de Rawena. Puis elle se leva lorsqu’elle apprit l’enlèvement de Luke et dut s’appuyer contre un des montants du fauteuil pour ne pas perdre l’équilibre.

– Ma mère m’a informé que Luke a disparu hier de Manchester. Il est sorti et n’est pas revenu. Mais elle n’a vu aucun Egal…

– Tout s’est passé très vite et les Egaux étaient dans le petit bois devant la maison. C’est pour ça que votre mère n’a rien vu.

– Hmm… Luke est devenu bizarre ces derniers temps. Il a peut-être eu une de ses lubies et reviendra demain comme si de rien n’était. Vous savez, ce n’est pas la première fois qu’il disparaît.

– Mais vous devez me croire! Des Doués extrêmement dangereux le recherchent et ont certainement réussi à l’enlever.

– Certainement?

– Je n’ai pas réussi à les voir, admit Enya. Mais je suis persuadée que ce sont eux. Personne d’autre ne nous pourchassait et si c’était la rébellion, ils m’auraient plutôt capturée moi.

  Abi soupira.

  Sa propre tasse de thé était restée intacte sur la table.

  Elle tenta d’appeler Luke mais tomba sur le répondeur.

 Alors elle se mit à faire les cents pas entre la table du salon et la baie vitrée qui donnait sur son petit balcon.

– Ecoutez, ne le prenez pas mal, mais j’ai vraiment beaucoup de peine à vous croire.

  Enya avait déjà entendu ce discours juste avant de s’endormir. Décidément, les Hadley se ressemblaient beaucoup.

  Comme elle l’avait déjà fait avec Luke, elle fit apparaître sa ceinture, ce qui manqua de faire tomber Abi dans les pommes. Mais la jeune femme n’eut d’autre choix que de la croire.

– Très bien, si j’admets que vous avez raison, et je dis bien « si », pourquoi ces Egaux chinois s’intéresseraient-ils à mon frère?

– Bonne question. Ils pensent peut-être qu’il est mêlé à la disparition du Don ou s’intéressent à ce qu’il a subi chez Crovan.

– C’est ridicule! s’exclama Abi.

– Pas tant que ça. Je connais les Egaux Chinois et je sais qu’ils sont divisés en deux clans. La grande majorité vivent à Shaolin et se sont coupés du monde, menant des recherches sur le Don, tandis qu’une minorité a récemment fait sécession et cherche à renverser la famille impériale. Imaginez qu’ils apprennent comment faire disparaître le Don d’un pays entier en le gardant eux-même…

– Mais pourquoi Luke saurait-il quoi que ce soit sur la disparition du Don?

– Il se trouvait avec vous dans la suite d’Astrid Alfdan, n’est-ce pas? Il y était au moment précis où le Don a disparu avec certains des Egaux les plus puissants de Grande-Bretagne, dont Silyen et Gavar Jardine ainsi que Bouda Matravers.

– Comment êtes vous au cour…, balbutia Abi avant d’ajouter très vite: Mais tout le monde s’accorde à dire que c’est la destruction de la Maison de la Lumière par Midsummer Zelton qui a fait disparaître le Don.

  Enya fit un signe de dénégation. Tout dans la posture d’Abi, de ses bras croisés à ses épaules contractées en passant par ses lèvres pincées, indiquaient le rejet de sa théorie. Mais il fallait lui faire comprendre que son frère se trouvait réellement en danger.

– Rappelez-vous, lorsque la Maison de la Lumière s’est écroulée, le Don est resté au-dessus d’elle, comme un vortex lumineux. Il n’a disparu que plus tard, lorsque les Egaux se sont rassemblés dans ce fameux sous-sol, et a semblé s’engouffrer dans cette direction précise.

– Les enquêteurs et d’anciens Egaux nous ont posé des questions à Daisy et à moi à ce sujet, parce qu’ils savaient que nous venions de sortir du Parlement. Mais personne n’a essayé de nous enlever…

– Peut-être parce que vous ne vous trouviez pas dans la pièce où s’étaient réunis Bouda, Astrid et les autres…

  Cette fois, c’était Abi qui secouait la tête mais momentanément à court d’arguments, elle changea brusquement d’angle d’attaque:

– Je pourrais vous arrêter pour trahison. Vous ne m’avez pas révélé vos véritables motivations et vous avez menti sur votre identité.

  Enya était prête. Elle s’était attendue à une phrase dans ce goût là:

– Vous n’en ferez rien parce que vous tenez autant que moi à retrouver Luke vivant et en bonne santé et que jusqu’à présent, je suis votre meilleure piste pour le retrouver.

– Vous avez réponse à tout n’est-ce pas?

– Disons une longue expérience diplomatique.

  Abi fit un petit geste agacé:

– Je me pencherai sur votre prétendu voyage dans un autre monde plus tard. Pour l’instant, il faut effectivement que nous retrouvions mon frère. Avez-vous dont une quelconque idée du lieu où il peut être?

– C’est pour ça que je suis venue, soupira Enya. J’ai besoin de renforts. Je pense qu’il est déjà en route pour la Chine.