Entre les mondes
Luke n’avait rien vu venir. ll s’était soudain retrouvé devant la maison familiale de Manchester, baignée de soleil. C’était une vision, aucun doute. Il fallait donner le signal… Luke commença à presser la paume de Silyen avant d’hésiter, fasciné par ce qu’il voyait par la fenêtre: sa mère, Daisy et Abi, qui s’affairaient entre la cuisine et la salle à manger, préparant un repas fastueux. Une odeur de rôti de boeuf et de pommes de terre sautées au romarin, l’une des spécialités de sa mère, lui chatouilla les narines.
Tournant la tête, Luke aperçut Silyen à côté de lui. Au lieu de son habituelle tenue débraillée, l’Egal avait revêtu un costume et un gilet gris anthracite. Puis Jacqueline Hadley vint leur ouvrir, rayonnante. Elle prit le manteau élégant de Silyen. Luke n’en revenait pas: sa mère accueillait l’Egal à bras ouverts, alors que normalement, elle aurait fait tout le contraire. Le reste de la scène fut tout aussi irréel: un repas de famille animé où Silyen régalait tout le monde de blagues savoureuses. Daisy s’esclaffait la bouche pleine de pommes de terre, Abi souriait avec retenue, piquant des morceaux de ragoûts. Luke savait que ce qu’il voyait n’était qu’un mensonge, une illusion imposée à son esprit mais il n’arrivait pas à s’en arracher.
Puis la scène fut balayée par un vent imaginaire et ce qui suivit coupa encore davantage le souffle de Luke.
Il était revenu la veille au soir, après qu’il ait invité l’Egal à dormir. Silyen s’asseyait à califourchon sur lui et commençait à l’embrasser mais au lieu de le repousser, Luke l’attirait contre lui. Il n’était plus brûlant, il était en feu. Il gémit lorsque Sil, couvert de sueur, lui retira sa chemise et entreprit de lui masser le torse de ses doigts habiles. Puis les choses allèrent beaucoup plus loin et Luke faillit en défaillir de plaisir.
Soudain, il y eut une immense décharge d’énergie.
Luke se retrouva aveugle.
Il paniqua.
Avant de se souvenir que cela voulait dire qu’il s’était débarrassé de la vision et était revenu dans l’univers noir.
– Luke! ça va?
Silyen, songea-t-il en rougissant plus fort que jamais.
Il passa la main sur son torse, constatant qu’il était habillé.
– Qu’est-ce qui t’es arrivé? Tu as été pris dans une vision? Tu souffles comme une locomotive.
Sous le choc, Luke était incapable de répondre, conscient d’être aussi brûlant que le désert du Sahara. Il bénit l’obscurité ambiante et tenta de calmer sa respiration. Lorsqu’il pensa qu’il avait suffisamment repris le contrôle de sa voix, il souffla un « ça va » qui sonna hélas à ses oreilles comme un couinement de souris. Mais Sil ne dit rien. Il devait probablement chercher à nouveau une trace du roi, se dit Luke, faisant appel à toute sa volonté pour s’empêcher de replonger dans la vision, qui naviguait sur les rives de la conscience et cherchait à le faire basculer.
En réalité, il était complètement perdu.
Il devait s’avouer qu’il avait une peur bleue de passer à l’acte, avec Sil. Ils se connaissaient depuis di peu de temps, et cela devait être terriblement douloureux... Bref, il ne sentait franchement pas prêt. C’était pour ça qu’il avait arrêté l’Egal la veille. Mais ce qu’il avait vu dans la vision… Il n’y avait rien eu de douloureux, seule l’attente de la délivrance avait été insupportable, et la sensation de… « STOP » s’ordonna mentalement Luke.
Il eut soudain la sensation d’être épié.
Evidemment, entouré de milliers, voire même de milliards d’âme, il y avait des chances d’être épié, se morigéna-t-il. Mais l’impression ne se dissipait pas. Jusqu’alors, il avait plutôt eu la sensation de flotter dans un bol de gélatine géante, qui le faisait parfois frissonner de froid, comme s’il traversait des âmes.
« Luke? »
Il faillit avoir une attaque.
Cette voix.
« Luke c’est toi? »
– Papa? laissa échapper le jeune homme d’un ton étranglé.
Il s’était interdit d’y penser depuis qu’ils avaient pénétré ici.
« C’est vraiment toi! Des gens m’ont dit qu’un Luke Hadley se trouvait ici, alors je suis venu voir. »
Luke écarquillait désespérément les yeux, voulant apercevoir son père, mais il n’y avait que la pénombre.
« Alors tu es mort toi aussi? » demanda son père d’une voix douloureuse.
– Non, se hâta de répondre Luke. Je suis… de passage avec un ami, nous cherchons quelqu’un… un roi vêtu de haillons. Tu ne l’aurais pas vu par hasard?
« Un roi? » répéta son père. Puis: « Comment ça, de passage? C’est ton ami à côté de toi? »
– Je ne suis pas mort. Je… c’est compliqué à expliquer. Je voyage avec un Egal. Nous sommes à la recherche de ce roi, qui est le père d’une amie à moi, Coira. Mais toi, comment es-tu arrivé ici? Je croyais que cet endroit n’était pour les gens qui avaient des choses à se reprocher.
« Ou à ceux qui sont morts de façon brutale et qui avaient des choses à régler dans leur vie. Beaucoup de personnes sont dans ce cas. J’imagine que nous sommes ici pour nous préparer et nous faire à l’idée d’aller… plus loin. »
Un tel discours glaça Luke.
– Non, non, non. On peut essayer de te ramener avec nous papa, peut-être que ça marcherait.
Un son doux comme un clapotis s’éleva. Son père riait.
« Je te reconnais bien là. Mais je ne pourrai jamais revenir. Tu le sais. »
– On n’en sait rien, répliqua Luke, en pensant très fort à Silyen.
« Parle-moi plutôt de toi. Et ta mère? Abi et Daisy? Elles vont bien? »
Luke soupira intérieurement, se promettant de revenir à la charge. Il fallait au moins qu’ils essaient.
– Oui, elles sont retournées à la maison à Manchester. Tu nous manques terriblement. Maman a refait le jardin, Abi réfléchissait à travailler au gouvernement pour préparer la transition vers la démocratie et Daisy… (Il hésita à mentionner le fait qu’elle veuille travailler pour les Jardine et se dit qu’il devait bien la vérité à son père)… eh bien Daisy aimerait continuer à prendre soin de la petite Libby.
« La transition vers la démocratie, dis-tu? »
Luke réalisa soudain que son père ne savait rien de la chute du régime des Egaux. Il entreprit de le mettre au courant en version raccourcie, insistant sur la mort de Whittam Jardine et sur le fait qu’Abi ait secouru leur mère.
– Papa, je m’en veux tellement de ne pas avoir pu te sauver! J’aurais dû être là, j’aurais dû m’assurer que vous alliez bien maman et toi. Si je n’avais pas lancé cette idée de grève à Millmoor…
« Mon garçon, je ne sais pas ce qu’est la grève de Millmoor, l’interrompit son père, mais je suis sûr que tes actes ont été justes. Abi et toi, vous avez eu le courage de faire ce que j’aurais dû faire il y a bien longtemps. Et nous avons eu des bons moments, tous les deux. Je… je suis fier de toi. Dis-le à tes soeurs et à maman. Et promets-moi de ne pas culpabiliser. Ce n’est pas de ta faute.»
Luke pleurait doucement.
« Promets-le-moi Luke. »
Mais le jeune homme n’arrivait plus à articuler un mot.
Soudain, la main de Sil tressaillit dans la sienne. Il avait été si absorbé par les retrouvailles avec son père qu’il ne s’était pas rendu compte que l’Egal n’avait plus dit un mot depuis qu’il l’avait arraché à sa vision. Pris d’une terrible frayeur, Luke lui envoya une onde d’énergie. Le résultat fut immédiat.
Sil poussa une exclamation et tenta de se dégager. Luke tint bon.
– Hey c’est moi! Sil! Arrête!
Il avait la certitude que si l’Egal avait pu se servir de son Don, il se serait déjà libéré.
– Pourquoi tu m’as ramené? siffla Silyen en se débattant toujours.
– Qu’est-ce qui t’arrive?
– J’étais sur le point de voir la source du Don!
Bien sûr.
Luke se traita d’idiot. Il aurait dû mettre Sil en garde, voilà qu’il avait failli à son tour le perdre dans les visions.
– C’était une illusion! Les visions… elles ne nous montrent pas uniquement nos pires peurs. Elles nous montrent aussi nos rêves, ce que nous souhaiterions le plus.
– Ou le futur, répliqua Sil. Tu n’aurais pas dû me ramener.
– Tu entends ce que tu dis? Tu délires complètement. Nous sommes venus ici dans un but: trouver le roi et Coira.
Un silence.
« Qui êtes-vous jeune homme? »
Aïe.
– C’est l’Egal dont je t’ai parlé papa, celui qui arrive à voyager dans les mondes. Je suis venu ici grâce à lui.
– Ton père? intervint Silyen d’une voix impérieuse.
– Oui.
– Enchanté, Monsieur Hadley. Je suis désolé que nous nous renvoyions dans de telles circonstances. Je crois savoir que vous manquez énormément à Luke.
Décidément, il ne perdait jamais le nord.
« J’aimerais en dire autant, mais je ne garde pas un très bon souvenir des vôtres. »
– C’est parfaitement compréhensible. Mais nous avons mis fin au régime des Egaux avec Luke, vous a-t-il raconté?
« Il n’est pas entré dans les détails, il m’en a dit l’essentiel. Vous êtes Silyen Jardine, n’est-ce pas? Je vous reconnais à votre voix… Qu’est-ce que vous voulez à mon garçon? Pourquoi l’avez-vous amené ici? »
Il était temps d’intervenir.
– Papa, je tiens à préciser que j’étais totalement d’accord de venir et que je veux retrouver mon amie. Silyen n’est pas celui que tu crois. Il m’a sauvé et il m’a protégé.
« Il reste un Egal. »
– Monsieur Hadley, loin de moi l’idée de vous contredire mais je pense que vous vous méprenez à propos des Egaux. Je ne suis pas mon père et encore moins Bouda Matravers. Tout ce que je veux, c’est protéger votre fils, comme il l’a dit lui-même.
« Pourquoi est-ce que vous le protégeriez? »
– Je t’expliquerai tout ça quand nous aurons plus de temps, papa, interrompit Luke, sentant la conversation devenir très glissante.
Il n’était pas très sûr de ce que Silyen et lui étaient l’un pour l’autre, voire même - et son coeur rata un battement - s’ils sortaient ensemble, et il préférait épargner ce choc supplémentaire à son père.
– Je lui aurais bien répondu, protesta Silyen en retenant une exclamation lorsque Luke lui écrasa violemment les doigts.
– Bon, reprit ce dernier. Papa, as-tu vu un roi en guenilles et une fille d’à peu près mon âge. Ils auraient la même apparence que nous… ils ne sont pas morts non plus…
« C’est vrai que tu es très lumineux. »
– Alors, insista Luke. Est-ce que ça te dit quelque chose?
« Non, mais je peux me renseigner. A force, je me suis fait quelques amis par ici, ils les auront peut-être vu. »
Il y eut comme un courant d’air et soudain, il ne fut plus là.
Du moins semblait-il. Difficile à dire quand on y voyait rien.
Luke s’était mis à trembler de tout son corps.
Il avait chaud, froid.
– Tout va bien? demanda Sil.
– Oui, ne t’inquiète pas. C’est le contrecoup. Il faut que nous essayons de le ramener avec nous, s’il-te-plaît! Nous devons au moins tenter.
– Je ne pense pas que ce soit si facile, Hadley, répondit Sil d’un ton prudent. La mort est un point de non retour. Je ne suis qu’une exception.
Dans le noir, Luke tâtonna pour lui agripper l’épaule avec sa main qui tenait toujours la corde et regretta que l’Egal ne puisse voir son regard implorant.
– C’est toi qui aime les expériences non? Alors nous devons au moins essayer.
– Je peux le tenter. Mais ne te fais pas trop d’espoir.
Tous deux attendirent mais l’obscurité mettait Luke mal à l’aise. Il avait l’impression de flotter seul au milieu de nulle part même s’il sentait toujours la main de Sil dans la sienne alors il engagea à nouveau la conversation:
– Qu’est-ce que tu as vu tout à l’heure? Tu as parlé de la source du Don…
– Je te le raconterai peut-être un jour....
Luke ne se formalisa pas. Il retenta sa chance:
– Est-ce que tu as vu autre chose?
– Hadley, tu devrais apprendre la valeur du silence.
Cette fois, le jeune homme se vexa et il ne desserra plus les lèvres jusqu’à ce que la voix de son père le fasse sursauter.
« J’ai une bonne nouvelle! Votre roi a été aperçu non loin d’ici. Un homme vêtu de guenilles, qui était accompagné une jeune fille au cheveux noirs, tous deux très lumineux, exactement comme vous. Ils cherchaient à parler à une Rhona. »
A ces mots, le coeur de Luke fit un bond. Coira était vivante! Le roi l’avait retrouvée. Il n’osait y croire.
– Papa tu es génial! s’exclama-t-il.
– Pouvez-vous nous mener au lieu où il a été vu? demanda Silyen, toujours pragmatique.
« Luke? »
– Tu peux lui faire confiance.
Comme ils étaient toujours aveugle, ils décidèrent de se fier à la voix de Stephen Hadley pour se guider, la corde se dévidant toujours derrière eux. Le père de Luke posait de temps à autre une question sur les événements survenus après sa mort et voulut savoir dans quel état se trouvait la maison de Manchester. Puis il raconta des anecdotes plus intimes, des choses qu’il n’avait jamais dites, pensant qu’il avait le temps. Luke garda la gorge serrée tout le long. Rien que pour ces instants, rester avec Silyen avait été le bon choix. Parallèlement, il tentait de lutter contre l’appréhension qui l’envahissait peu à peu. Il n’était pas claustrophobe mais cela faisait des heures qu’ils évoluaient dans l’univers noir et se retrouver aveugle sur une aussi longue durée, entouré d’âmes, restait une expérience effrayante. Il se pinça au cas où, avec sa main tenant la corde, dont le bout était enroulé autour de sa taille mais non, il ne rêvait pas.
Enfin, ils arrivèrent.
Pendant un moment, personne ne dit rien.
Enfin, la voix de Silyen s’éleva:
– Vous êtes sûr que c’était ici?
« Oui. Pietr me l’a certifié. »
Un juron.
– Je ne détecte aucune trace du Don ou du roi.
– Comment on fait alors? demanda Luke.
Sans répondre à la question, l’Egal enchaîna, réfléchissant tout haut:
– Ce monde doit absorber toute trace d’utilisation de Don, je l’ai vu quand j’ai essayé de créer la boule de lumière. (Un silence.) ça ne marche toujours pas.
Sans disposer de la fabuleuse intelligence de l’Egal, Luke voyait bien que leur quête était compromise. Ils avaient perdu la piste du roi, c’était aussi simple que ça. Impossible de dire dans quel monde lui et Coira s’étaient rendu ensuite. Son coeur se serra. Il devinait aux marmonnements qu’il entendait à côté de lui que Sil faisait d’autres tentatives lorsque le sentiment d’appréhension qui le tenaillait se mua en terreur pure.
« Il faut que vous partiez tout de suite! » cria soudain son père.