Entre les mondes
Lorsque Silyen se réveilla, le lendemain matin, il ne reconnut pas sa chambre. Puis il se souvint du lieu où il se trouvait. Il ferma les yeux, se demandant s’il avait rêvé toutes les scènes de la veille. Luke avait-il finalement abaissé ses défenses?
– Salut.
Sil rouvrit les yeux, tourna la tête sur la gauche et vit Luke, qui l’observait, le coude sur l’oreiller, la tête appuyée sur la main. Avec ses cheveux décoiffés, ce garçon était vraiment renversant au réveil. L’Egal faillit l’embrasser avant de réaliser qu’il avait une haleine de chacal, ce qui n’était manifestement pas le cas de son compagnon, qui exhalait une douce odeur de dentifrice. Le traître.
– Salut, finit-il par répondre en prenant soin de tourner la tête. Donne-moi deux minutes. Reste où tu es.
Il se brossa consciencieusement le dents en observant son reflet, tentant sans succès de remettre un peu d’ordre dans ses cheveux emmêlés. Son teint était toujours aussi désespérément pâle. Il se morigéna. Depuis quand se souciait-il de son teint? Il retourna dans la chambre et se faufila sous les couvertures, attirant Luke contre lui, qui soupira d’aise.
– Tu sais, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas senti bien, avoua le jeune homme en jouant avec les boucles de Silyen. On pourrait… on pourrait simplement rester là toute la matinée. Profiter.
Silyen sentit une vague de bien être l’envahir, regardant les doigts de Luke désentortiller ses cheveux, sentant son souffle chaud contre sa mâchoire. Il se demanda quelle effet lui feraient ces doigts caressant son torse, ses cuisses. Les sensations pourraient-elles surpasser celles que lui procuraient le Don? Puis il songea à sa proposition, très tentante. Quel mal y aurait-il à se comporter comme une personne normale, pour une fois? Mais il n’était pas n’importe qui.
– Je crains que le devoir ne nous appelle…
Le jeune homme sourit, crocheta les épaules de Sil lorsque celui-ci voulut se lever et le fit retomber dans le lit.
– Pas avant que je t’aie dit bonjour en bonne et due forme, murmura-t-il en se penchant sur l’Egal, qu’il embrassa doucement.
Sil se laissa faire de bon coeur.
Une fois dans la cuisine, Luke, apparemment d’excellente humeur, se mit en tête de préparer une montagne de pancakes. Un pari risqué étant donné qu’il n’avait une vague recette en tête venant de sa maman et effectivement, à la dégustation, la préparation ressemblait plus à des omelettes qu’à des pancakes. Mais Sil ne s’en plaignit pas. Il sirotait son café en songeant à la suite de la journée. Lorsque Luke se fut assis, l’Egal se racla la gorge.
– Bon. J’ai une théorie sur le monde noir. Si c’est bien ce que je crois, nous devrions nous en sortir mieux que hier.
Luke tourna la tête vers lui, le regardant d’un air concentré.
– Une des caractéristique de cet univers, outre sa noirceur, sont les voix que nous percevons. J’en ai entendue une plus précisément hier. Celle de Jenner. Or, comme tu le sais, Jenner est mort. (Silyen se tut un instant pour ménager son effet). Mon esprit aurait pu me faire entendre sa voix mais ce que je crois, c’est que nous avons trouvé… le Purgatoire.
– Quoi? s’exclama Luke, abasourdi, sa fourchette en l’air.
Silyen s’attendait à cette réaction. Il exposa calmement ses arguments.
– Réfléchis un peu. Je n’ai pas seulement entendu la voix de Jenner, j’ai senti sa présence avant de plonger dans les visions. Selon la Bible, le Purgatoire est l’endroit où se retrouve les âmes pures qui n’ont pas encore accès au Paradis parce qu’elles ont pêché dans leur vie mortelle. Jenner était une personne a priori généreuse. Un modèle. Mais il a aussi trahi ta soeur pour regagner la confiance de ma famille…
– Mais tu ne vas pas me dire que tu crois à la Bible et à ces salades sur l’Enfer et le Paradis? le coupa Luke.
– Souvent, les récits et les légendes ont un fond de vérité. Nous l’avons vu avec le Roi Merveilleux. Je ne dis pas qu’il s’agit du Purgatoire de la Bible, simplement d’un endroit qui ressemble à la description faite dans les Textes Sacrés. Et la question n’est pas là. Tu te demandais pourquoi le roi s’était rendu dans cet univers, tu as ta réponse: il est allé retrouver la mère de Coira, Rhona. Après tout, la petite Crovan voulait absolument savoir quelles étaient ses origines si je ne m’abuse.
Sil se leva pour se tirer un autre café.
– Dans l’immédiat, la question sera surtout de localiser le roi dans ce monde, ou, s’il est déjà parti, de découvrir sa destination, poursuivit-il. La priorité est de neutraliser les visions, puis de ne pas nous perdre dans cet univers. Utiliser le Don est impossible, mais je vais renforcer notre lien ici et te montrer comment t’en servir. Chaque fois que ces images tenteront de s’imposer à nous, nous nous enverrons de l’énergie, en espérant que cela soit suffisamment efficace pour nous ramener dans la réalité.
– Et dans le cas contraire? marmonna Luke en continuant à manger.
Silyen fronça les sourcils.
– Il faudra que tu m’expliques comment tu as réussi à t’arracher aux visions pour revenir ici… Nous utiliserons ta méthode.
Luke rougit, ce qui intrigua Silyen.
– Comment as-tu fait pour revenir? insista l’Egal.
– Euh, balbutia le jeune homme. Je… J’ai pressenti que j’allais te voir mort, alors… J’ai réussi à revenir à moi… Je ne voulais pas voir ça, tu comprends.
Sil avait conscience d’être resté bouche ouverte comme un poisson hors de l’eau. Il se hâta de remédier à cette fâcheuse expression et battit plusieurs fois des cils. A sa manière, Luke venait d’avouer à quel point il tenait à lui. Quelque chose de doux et de chaud éveilla chaque terminaison nerveuse de son corps.
L’Egal pris la main du jeune homme entre les siennes et la caressa doucement.
– Rappelle-moi à quel point tu m’émerveilles, si j’ai l’air de l’oublier un jour, murmura-t-il, ce qui parut à son tour désarçonner le jeune homme, qui eut une expression un peu embarrassée avant de paraître content de lui.
Il lui décocha un sourire et le coeur de Sil rata un battement. L’Egal toussota.
– Revenons à nos moutons. Est-ce que tu penses pouvoir t’arracher aux visions une deuxième fois, si je perds pied?
– Je n’en sais rien. J’espère.
L’Egal se leva et fit signe à Luke de faire de même.
– Commençons par consolider ce lien.
Il ferma les yeux et respira profondément. Lorsqu’il les rouvrit, il se trouvait dans le royaume clair-obscur du Don. Il vit tous les aménagements qu’il avait effectués ressortir dans l’obscurité, jusqu’au bouclier qui brillait vivement. Mais un élément était plus brillant encore: le lien. Sil fit apparaître des filaments de Don, qu’il tressa sur la corde de feu qui le reliait à Luke. Puis il cligna des yeux et la brillance disparut. Le salon avait désormais l’air terne.
– Bien, dit-il. Pour sentir le lien, tu dois te concentrer, te focaliser uniquement sur lui et chasser tout le reste de ta tête.
– C’est une très bonne idée mais tu oublies un détail important, jugea Luke avec le regard de celui qui en sait plus que les autres.
– Lequel?
– Un détail essentiel. Tu ne vois pas?
– Non, répliqua Silyen, qui commençait à être sérieusement agacé.
Luke secoua la tête, mimant un profond consternement.
– Et moi qui pensais que tu étais intelligent…
– N’oublie pas que ce que je fais en ce moment, je le fais aussi pour toi Hadley….
– Très bien, soupira Luke. Le Don. Je n’ai pas le Don. ça ne va pas poser problème?
– C’est ce que je pensais jusqu’au petit incident d’hier, répondit Silyen. Ton intervention m’a prouvé le contraire: c’est grâce au lien que tu as pu m’atteindre, j’en suis certain. C’est très étrange, car je n’ai jamais lu que cette attache pouvait marcher dans les deux sens. Je pense que mes ancêtres se sont bien gardés d’en parler, au cas où leur écrit tomberait entre de mauvaises mains.
– Comment ça, marcher dans les deux sens?
Silyen commença à faire apparaître le lien sous les yeux émerveillés de Luke.
– Le lien est un moyen de matérialiser un serment de protection, tel qu’en accordaient les seigneurs Egaux de l’époque à leurs plus fidèles vassaux ou plus couramment, à leur famille. Ils étaient ainsi immédiatement alertés si quelque chose leur arrivait. Selon les Mémoires de condottiere italiens, les liens qui unissaient deux personnes Douées leur permettaient aussi de se redonner des forces, au cas où l’une d’elles aurait été épuisée sur le champ de bataille. Nous allons voir si cette faculté marche aussi entre un Egal et un roturier. J’ai matérialisé le lien pour t’aider: ce sera peut-être plus simple pour toi si tu l’as sous les yeux.
Il regarda Luke et lui envoya une vague d’énergie. Celui-ci poussa une exclamation de surprise. Il devait ressentir quelque chose de très intime, comme si lui-même l’enlaçait étroitement.
– C’est ce que tu m’as fait durant la tempête, sourit l’Egal. Essaie.
Luke n’avait pas l’air d’en mener large. Il fixa le lien d’un air concentré. Les secondes s’écoulèrent et rien ne se produisit. Il plissa davantage le front, jusqu’à ce que des gouttes de sueur commencent à couler. Puis il laissa échapper un soupir énervé.
– Tu ne pouvais pas réussir du premier coup, le rassura Silyen. Essaie peut-être de remettre dans le contexte de la tempête.
Luke ferma à nouveau les yeux.
Cette fois, son expression n’était plus seulement concentrée. Il semblait désespéré et il commença à trembler de tout son corps, les poings serrés. Sil croisa les doigts. Le jeune homme semblait sur la bonne voie. Soudain, le lien s’illumina et une décharge d’énergie percuta l’Egal, qui recula sous l’impact. La présence de Luke l’entoura, réconfortante.
– Ah, fit-il.
Luke rouvrit les yeux.
Sil le regarda, extatique.
– Remarquable. Je dois vraiment réviser mes connaissances sur les roturiers. Tu te rends comptes que ce que tu viens d’accomplir remet en cause plusieurs siècles de certitudes? Tu viens d’influer sur une création du Don, alors que tu n’es toi-même pas Doué! Est-ce lié à notre proximité? Ou est-ce que tu aurais une étincelle du Don… (Il se rapprocha de Luke et leva les bras) Je peux?
Luke hocha la tête, encore secoué.
Sil posa les doigts sur la tempe du jeune homme mais ne perçut rien de plus que d’ordinaire. Pas la moindre petite trace de Don. Il aurait voulu s’atteler à résoudre ce mystère sur-le-champ mais ils avaient plus urgent à faire.
Sans prévenir, il sprinta hors de la pièce, laissant Luke éberlué, se rendit à la cave et revint chargé de deux grosses cordes à l’air interminables.
– Notre assurance vie, dit-il en guise d’explication.
Puis il dessina la porte et l’ouvrit.
Toujours ce même néant.
Mais au moins, ils savaient à quoi ils avaient à faire maintenant.
Sil avança le plus près possible du seuil.
– Jenner, appela-t-il doucement.
Pendant de longues minutes, il n’y eut que les chuchotis de l’univers noir, puis soudain, une voix:
« Silyen. C’était bien toi, l’autre fois. »
L’Egal cligna des yeux, espérant apercevoir son grand-frère, ou du moins ce qu’il en restait mais c’était peine perdue.
– Oui, c’était bien moi, dit-il d’une voix moins ferme qu’il ne le souhaitait. Jenner, où sommes-nous?
Un léger rire.
« Toi, tu me demandes où nous sommes? Enfin, Sil, tu devrais le savoir. »
– Le Purgatoire?
« Quelque chose d’approchant, finit par répondre Jenner. C’est un lieu vraiment horrible, tu n’imagines même pas. Et toi, comment es-tu mort? Et quelle est cette clarté qui t’entoure? »
En tant normal, Sil aurait jubilé. Son hypothèse se confirmait. Mais sa gorge se serra à nouveau lorsqu’il entendit les dernières paroles de son frère. Il se ressaisit.
Jenner, nous cherchons quelqu’un. Un roi vêtu d’une tunique rouge en lambeaux. Est-ce que tu l’as vu?
Il y eut un long silence.
« Il y a des milliers de gens ici. La plupart du temps, je n’entends que des chuchotement mais parfois, certains me parlent. Ils me racontent leur mort, leurs regrets. Par contre, aucun n’avait l’air d’un roi. »
– Tu n’as rien vu d’inhabituel? Ce roi se serait peut-être retrouvé ici sans être mort, insista Silyen.
« Impossible! répliqua aussitôt Jenner. Tout le monde est mort ici. Et toi? Tu ne m’as toujours pas dit comment tu… »
Il valait mieux regagner un terrain moins glissant.
– Je te raconterai cette histoire plus tard. Dis-moi plutôt ce que tu sais de ce monde.
« Tu poses toujours autant de questions, Sil. Je ne sais rien de plus que ce que je t’ai déjà dit: il y a des milliers d’âmes qui semblent attendre je ne sais quoi. C’est tout ».
– Pas de gardien, de sentinelle? Tu n’as vraiment vu que des âmes?
« Oui. Et si tu me disais plutôt comment tu es mort? » s’impatienta Jenner.
Sil répéta qu’il raconterait cette histoire un autre jour, avant d’hésiter puis de dire très vite:
- Jenner… Pour ton Don… Excuse-moi. C’était impardonnable.
Puis il referma la porte.
Il se sentit débarrassé d’un grand poids. Il en fut étonné: il ne pensait pas que sa conscience le tourmentait autant.
Il se tourna vers Luke.
Le jeune homme tirait une tête de trois pieds de long.
– Qu’est-ce qu’il y a?
– Le Purgatoire… Je n’y croyais pas encore vraiment. C’est dur à digérer… C’était… c’était vraiment Jenner?
– Tu verras bien d’autres merveilles Luke, répondit Silyen en déroulant les cordes qu’il était allées chercher en bas.
Luke s’ébroua. Il scruta le salon: outre la table basse, il y avait les fauteuils, qui feraient l’affaire. Ils semblaient assez solides.
– Aide-moi! demanda-t-il à Sil en s’acharnant à soulever le plus petit des fauteuils.
L’Egal le souleva sans difficulté, l’arrachant quasiment des mains de Luke qui ne put que maugréer sur la force des Egaux, et le posa devant la porte, où il entreprit de nouer les cordes avec des noeuds complexes.
– Comment on s’y prend pour retrouver le roi, concrètement? demanda Luke.
– Je pense qu’interroger les morts nous prendra trop de temps. Je pensais plutôt essayer de repérer son empreinte, comme je l’ai fait pour trouver le monde sombre. L’ennui, c’est que nous ignorons les dimensions réelles du monde noir. Gageons qu’il n’est pas allé beaucoup plus loin que la porte qu’il a ouverte, dit-il en désignant la porte trônant au milieu du salon, située à peu près au même endroit où le roi avait pénétré dans l’univers.
Quelques minutes plus tard, les deux jeunes hommes flottaient au milieu du néant, aveugles. Même la lumière du lien s’était éteinte dès qu’ils avaient franchi le seuil. Seule la corde, qui s’étirait depuis la porte, formait un objet tangible, en dehors de la main chaude de Luke que Sil serrait dans la sienne. Avancer dans l’univers noir n’était pas aisé. Il fallait se concentrer sur la volonté de se propulser en avant. Les visions étaient bien sûr revenues les assaillir, mais à chaque fois qu’il sentait que l’une d’elles arrivait, il serrait la main de Luke qui l’enveloppait aussitôt de sa présence, et vice-versa. Ils avaient eu de la chance pour l’instant car jamais deux visions n’étaient arrivé simultanément.
Sil n’avait jamais eu peur du noir. Cependant, il trouvait extrêmement désagréable d’évoluer dans un monde vide de toute odeur, lumière ou élément tangible. l’Egal avait entendu des tortures développées par les Etats Confédérés, où les prisonniers étaient engoncés dans des armures les privant de leurs cinq sens. Il vérifiait la justesse de cette technique.
Quant à la notion du temps, il l’avait perdue depuis bien longtemps.
– Tu as trouvé quelque chose? demanda inutilement Luke, dont la voix était assourdie, comme s’il parlait sous l’eau.
Evidemment que si ça avait été le cas, Sil l’aurait dit tout de suite. La vérité était qu’à part des présences floues en nombre impressionnant, l’Egal ne percevait rien. Il craignait qu’à la manière dont l’univers effaçait le Don, il ait effacé les traces du passage du roi, auquel cas leur quête se révélait bien plus compliquée que prévu.
Luke cria soudain:
– Ohé vous tous! Je m’appelle Luke Hadley et j’ai besoin de votre aide!
Sil sursauta.
– Qu’est-ce qui te prend? siffla-t-il. Nous ignorons tout de la réaction de ces…êtres..
Mais en fait de réaction, les âmes, ou quoi que ce soit, semblèrent prendre peur et la sensation de parcourir un banc de poissons invisibles disparut, ce qui était plutôt une amélioration. Luke et Sil continuèrent à progresser dans le noir. Mais l’Egal ne découvrait rien. Depuis le cri de Luke, tout à l’heure, le silence était absolu.
– Nous allons rentrer, décida-t-il.
Même s’il restait du mou à la corde, ce qui signifiait qu’ils avaient encore un peu de marge, il fallait peut-être reconnaître que le passage du roi n’était pas visible dans ce monde-ci. Sauf que Luke ne répondit rien. Sil avait encore sa main dans la sienne.
– Luke?
Toujour pas de réponse. Sil se stabilisa dans le noir et trouva tant bien que mal l’épaule de son compagnon, qu’il ramena vers lui et commença à secouer. Quelque chose n’était pas normal. Il lui envoya alors une décharge d’énergie.