Entre les mondes
Sil reprit son violon et recommença là où il s’était arrêté, se souvenant sans difficulté d’une partition qu’il avait apprise par coeur des années plus tôt. Cette mélodie lui plaisait particulièrement. Il avait l’impression qu’elle transposait les affres de la recherche, les tâtonnements, les expériences ratées avant d’arriver au bon résultat. De plus, le morceau était particulièrement technique, ce qui l’aidait à focaliser son esprit.
Il sentit grâce au lien que Luke repartait d’où il était venu. Il resta attentif au cas où il tomberait de la passerelle, ce qui ne fut évidemment pas le cas. Ce garçon sous-estimait décidément ses capacités.
A travers du lien, Silyen devinait que le jeune homme bouillonnait de colère et de déception. Il se demanda un instant s’il s’était montré trop dur avec lui. Encore une question nouvelle… En attendant, il avait d’autres questions à résoudre.
Il y avait d’abord cette tempête qu’il avait créé la veille. Il se souvenait du Don qui s’écoulait à flot, se répandant dans l’atmosphère, faisant chanter chaque fibre de son corps. Un immense sentiment de puissance l’avait envahi, assorti d’une envie de destruction qui avait bien failli le submerger avant que Luke n’arrive. Il lui devait une fière chandelle. Sans lui, Far Carr n’existerait peut-être plus. Le problème, c’est que ce mini-cataclysme ne devait pas être passé inaperçu, les gens habitant alentours devaient être en train de s’interroger. Fallait-il agir? Mais tant que Far Carr était protégée et oubliée du reste du monde, Sil ne pensait pas en avoir besoin. Les gens se poseraient peut-être des questions puis inventeraient une quelconque explication plus ou moins plausible. Ainsi allait la nature humaine. Expliquer l’inexplicable de toutes les manières possibles pour dompter ses peurs.
Laissant la musique le traverser, l’Egal songea aux différentes visions qui l’avaient assailli. Elles faisaient sans aucun doute partie des mécanismes de défense de cet univers, avaient attaqué ses rares cordes sensibles, comme la peur irrationnelle de perdre un jour son pouvoir.
Si les scènes du passé mettant en scène Jenner, Luke et Crovan avaient certainement reflété la réalité, Silyen ne savait que penser des autres visions. Certaines matérialisaient ses pires craintes, comme voir Luke choisir Coira, tandis que d’autres restaient énigmatiques. La scène avec ces géants semblait relever du fantasme - car qui pouvait aspirer un Don sans passer par la mort? - cependant, il y avait une toute petite chance pour que Silyen ait vu une branche possible du futur. Dans ce cas, il devait en tenir compte.
L’Egal entama une série de notes discordantes, alors que l’image de la forêt dévastée de Far Carr s’imposait à nouveau à lui. Il ne devait plus perdre le contrôle de cette manière et la seule manière d’éviter un tel dérapage était de comprendre ses causes. Il commença alors à improviser, tirant des accords à la fois tristes et déchirants. Il arrivait à la partie la plus difficile. Il savait parfaitement ce qui l’avait conduit à un tel déchaînement hier après-midi: Luke et le Don.
Silyen restait encore abasourdi du malstrom d’émotions qui l’avait envahi lorsqu’il avait vu le jeune homme avec Coira ou qu’il avait cru le voir mourir. Un trou béant s’était creusé en lui, comme s’il était mort en même temps. Il ne pouvait pas se mentir. Ce qu’il ressentait pour le roturier allait bien plus loin qu’un simple béguin. Et il ne pouvait tout bonnement pas admettre qu’il perdrait Luke un jour. Pourtant, cela arriverait tôt ou tard, car s’il se fiait au Roi Merveilleux, il vivrait potentiellement éternellement alors que Luke mourrait de vieillesse. Mais au moins, dans ce cas-là, ils auraient pu faire un bout de chemin ensemble, tandis que s’il le perdait dans les prochains temps… Non, cette idée était décidément intolérable. Sil souffla profondément pour se calmer, fit passer son archet sur les cordes plus harmonieusement. Ces pensées ne le menaient à rien, il devait penser à la solution, pas au problème.
Il avait deux choix.
Il pouvait laisser la situation telle qu’elle était et continuer à s’ouvrir à Luke.
Ou alors, il pouvait tenter d’oublier le jeune homme, ce qui représentait l’option la plus logique. Sil n’avait jamais tenu l’amour en haute estime et ne pensait pas qu’un tel sentiment puisse un jour croiser sa route. Mais maintenant que c’était le cas, il entrevoyait la faiblesse, le handicap que cela représentait: comment pourrait-il explorer les mondes s’il devait sans cesse protéger Luke? Il avait beau eu affirmer au jeune homme qu’il ne serait pas un poids mort, il n’en était plus si certain. Il lui avait demandé de l’accompagner sur un coup de tête, il aurait dû mieux évaluer la situation. Il y avait pire encore. Luke avait le pouvoir de le mettre à terre. S’il mourrait ou s’il l’abandonnait… Silyen avait bien vu ce que cela donnerait dans le monde noir. « Moi ou le Don? », l’avait nargué le jeune homme. C’était exactement l’enjeu.
Sil abaissa son archet, posa doucement son violon et s’approcha de la fenêtre. Il percevait toujours un sentiment de colère à travers le lien: les émotions de Luke commençaient sérieusement à le contaminer, il fallait y couper court avant qu’il ne soit trop tard. Il posa la main sur son ventre, passant à la vision dorée du Don, et voyant le lien s’étirer jusqu’au manoir. Il le saisit à deux mains. Serait-il capable de le trancher?