Entre les mondes

Chapitre 12 : ENYA

4635 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/09/2021 20:13

La fraîcheur de la nuit, qui faisait voler les canettes de bière éparpillées sur le trottoir, s’infiltrait partout. Enya ne sentait pas le froid. La légère excitation qui montait en elle la réchauffait aussi efficacement que si elle s’était tenue devant un feu ronflant. Ce soir, elle était testée. Si elle passait l’épreuve, elle accéderait aux hautes sphères de la rébellion.

  Seule dans une banlieue abandonnée d’une ancienne ville d’esclave, elle contrôlait son souffle pour calmer les battements de son coeur. Elle balaya les alentours du regard. Les gens avaient abandonné cet endroit lorsque les jours d’Esclavage avaient été abolis. N’en restait que des bâtiments fantômes aux fenêtres aveugles, plongées dans l’obscurité. On avait débranché les lampadaires pour économiser l’électricité, et seul le clair de lune diffusait une vague lumière. Le béton de la route commençait à se fissurer et des restes de nourriture achevaient de se décomposer devant un kiosque, à la droite d’Enya.

  La jeune fille avait infiltré le réseau de Londres avec l’aide de Romain. Elle ne pouvait pas prétendre d’être native d’ici, son accent et ses exploits sportifs visibles sur n’importe quel moteur de rechercher la trahiraient. Elle avait donc opté pour une demi-vérité: elle avait expliqué à Stan, l’un des contacts de Romain, venir de Suisse et avoir été scandalisée par le traitement que les Egaux avaient fait subir au peuple anglais. Elle avait prétendu que Romain était un ami qu’elle s’était faite lorsqu’elle avait voyagé en Grande-Bretagne durant son adolescence. Désireuse d’agir, à la recherche d’un nouveau souffle, elle avait débarqué à Londres, où il lui avait trouvé un appartement. 

  Tout comme celui qui était devenu son ami, elle avait d’abord dû mener quelques petites missions et s’en était tirée avec une telle aisance qu’on avait envisagé de la faire contribuer davantage à la cause. Il fallait dire que la plupart des autres membres de la résistance qu’elle avait croisé (et dont elle avait transmis les noms et la description à Abi, dans l’espoir que cela leur fasse découvrir d’autres parties du réseau) étaient des anciens roturiers n’ayant jamais joué les soldats. Une fois, ils n’avaient dû le fait de s’en sortir qu’à Enya. Alors que la police s’apprêtait à débarquer sur les lieux où ils étaient en train de distribuer des tracts, elle avait ordonné aux autres, paralysés, de cacher les flyers dans leur sac à dos et les avait fait fuir dans le passage qu’elle avait repéré un peu plus tôt.

  Soudain, une silhouette apparut, comme surgie de nulle part. Enya n’eut aucune réaction. Elle avait senti la personne approcher il y avait environ une minute. Il devait s’agit de son agent de contact, celui qui lui expliquerait le test que la rébellion avait choisi pour elle.C’était un homme. La quarantaine. Sa tête ne lui disait rien mais c’était normal: comme Romain, elle avait toujours été en contact avec les mêmes membres de la rébellion jusqu’à aujourd’hui.

  L’homme s’assura de son identité, la fouilla pour s’assurer qu’elle ne transporte rien avec elle puis il lui expliqua que sa mission serait de suivre et de récupérer les lumières en un minimum de temps et en essayant de rester en un seul morceau. Il lui tendit un sac de toile vide.

  Suivre les lumières?

  Enya comprit vite.

 Un lueur s’était allumée sur l’immeuble d’en-face.

  Enya s’élança et s’engouffra dans le bâtiment. L’ascenseur était en panne. Elle grimpa donc les escaliers quatre à quatre jusqu’à atteindre le dixième étage où elle toqua à l’appartement de droite. Sans réponse, elle défonça la porte d’un violent coup d’épaule puis se rua dans la cuisine, située juste en face de la porte d’entrée. La petite pièce puait le renfermé. Elle était vide et crasseuse. Le contenu d’une vaisselle sale pourrissait tranquillement dans l’évier. Enya ouvrit la fenêtre et respira l’air frais du dehors à plein poumons. La lumière était juste là, entre deux fenêtres. Il s’agissait d’une petite lampe, collée contre la paroi. On devait probablement pouvoir l’allumer à distance. Enya se glissa souplement sur le rebord de la fenêtre, ignorant le vide vertigineux qui s’ouvrait sous elle et s’allongea dessus, se poussant au maximum en direction en direction de la lumière. Là, elle tendit la main et rafla la lumière.

 Et d’une.

 Elle fourra l’objet dans le sac de toile, redescendit les marches de l’immeuble au pas de course.

 La lumière suivante était accrochée au sommet d’un lampadaire.

 Enya l’escalada en deux temps, trois mouvements.

  Elle chercha la suivante des yeux.

  Là.

 Au fond d’une ruelle. Elle sprinta en enregistrant plusieurs détails. C’était un cul de sac. Un vieux pneu traînait dans un coin. Les murs des deux immeubles qui encadraient le passage étaient parfaitement lisses, n’offrant aucune prise au cas où il aurait fallu les escalader. C’est pourquoi elle ne fut qu’à moitié surprise lorsqu’elle vit une horde de chiens se ruer vers elle depuis l’entrée. Elle se maudit: elle avait senti une présence avant de pénétrer dans la ruelle. Elle aurait dû y prêter davantage attention plutôt que de foncer tête baissée. Une erreur de débutant.

  Quoiqu’il en soit, elle attrapa la lumière posée à même le sol, s’immobilisa et fixa les chiens. Des pitt-bull. Dans trois secondes, ils seraient sur elle. Enya inspira puis fit un saut périlleux juste avant que les crocs du premier chien ne se plantent dans son mollet. Elle se rétablit souplement et dès que ses pieds entrèrent en contact avec le sol, courut pour sortir de la ruelle.

  Elle tourna la tête en tous sens pour repérer la prochaine lumière.

  C’est à ce moment là que son regard capta quelque chose d’étrange. Une sorte de crépitement semblait venir de l’un des immeubles.

  Un aboiement la poussa à allonger sa foulée.

  Les chiens avaient rebroussé chemin et s’étaient mis à la poursuivre. Même si Enya courait vite, elle ne pouvait pas rivaliser avec eux. Elle entra dans l’immeuble situé à sa droite et referma la porte. Les chiens restèrent enfermés dehors et commencèrent à tourner en rond.

  Enya monta au premier étage, défonça la porte du premier appartement qu’elle vit, le parcourut et poussa un grognement dépité.

  Tout était vide.

  Elle passa à l’appartement suivant et eut un sourire ravi.

  Parfait.

 Lorsqu’elle revint en bas, elle traînait avec elle deux couvertures attachées ensemble. Elle en noua l’extrémité autour de la porte d’entrée vitrée derrière laquelle les chiens aboyaient toujours et testa la solidité de son noeud de chaise. Puis elle recula le plus possible, tira sur la couverture et ouvrit brusquement la porte.

   Les chiens se ruèrent à l’intérieur.

  Enya n’avait aucune garantie que son « truc » marcherait deux fois. Elle devait néanmoins essayer .

  Lorsque les chiens furent presque sur elle, elle refit un saut périlleux, passant au-dessus de leur tête. Le temps qu’ils fassent demi-tour, elle était déjà dehors et avait refermé la porte derrière elle.

  Un problème réglé.

  Ignorant la fatigue qui commençait à la gagner, elle sprinta jusqu’au halo.

  C’était une place de jeu.

 Mais un détail sortait de l’ordinaire: ce qui correspondait au carrousel était ceinturé par un grillage électrique émettant les crépitements que la jeune fille avait entendu. Evidemment, la lampe se trouvait derrière.

  Enya évalua et élimina rapidement toutes sortes de possibilités jusqu’à n’en avoir plus qu’une seule. Si elle voulait perdre le moins de temps possible, elle devait passer à travers le maillage où elle avait tout juste la place de se glisser. Mais il ne fallait vraiment pas qu’elle touche un des bords car elle devinait qu’un fort courant circulait.

  La jeune fille se laissa tomber à terre, souleva doucement son torse et progressa prudemment. Quelques secondes plus tard, elle était de l’autre côté. En tirant brusquement, elle réussi à s’emparer de la lampe et se faufila de l’autre côté sans encombre, les cuisses passant à un centimètre du grillage.

  Lorsqu’elle se redressa, elle s’aperçut que l’homme qui lui avait expliqué les règles du jeu tout à l’heure était à nouveau là.

– Dix minutes. Impressionnant, fit-il. Il te manque la dernière épreuve. Suis-moi.

  Il lui prit le sac et la guida dans un des immeubles, où il entra dans un appartement au rez-de-chaussée. Enya sentit plusieurs présences. Elle ne se trompait pas: dès qu’elle pénétra dans la pièce nue, uniquement éclairée d’une ampoule pendant tristement au plafond, elle se retrouva face à face avec des hommes musclés mesurant au minimum deux mètres de haut.

– Tu dois les vaincre, fit l’homme.

   Puis il sortit en refermant la porte.

 Eh bien, la rébellion ne testait pas à moitié. N’importe qui aurait été mort de peur, sauf peut-être des soldats d’élite ou des sections d’assaut. Enya, pour sa part, fut flattée qu’on la sous-estime pas. Ces colosses allaient donner un côté piquant à cette dernière épreuve. Elle sourit et lança:

– Bonjour, messieurs.

  Avant de sauter au plafond et de faire exploser l’ampoule d’un coup de poing.

  La pièce sombra dans le noir absolu.

  Seul le collier d’Enya produisait une faible lumière qu’elle s’empressa de cacher sous son T-shirt.

  S’ensuivit un mélange de chocs et de grognements sourds.

  Lorsque le guide de la jeune femme rouvrit la porte, il découvrit un tas d’hommes assommés.

  Enya, quant à elle, n’avait pas une égratignure.

  Une minutes plus tard, la jeune fille se retrouva avec les yeux bandés. Elle sentit qu’on la faisait ressortir de l’immeuble et marcher dans la rue - l’asphalte produisait un son sourd contre ses semelles. Puis on la retint par le bras et elle s’immobilisa. Le rugissement d’une voiture se fit entendre.

  Elle n’essaya pas de relever son bandeau ou de tenter de mémoriser l’itinéraire. La minuscule borne GPS qu’elle portait dans la doublure de son pantalon s’en chargeait. Une puce de quelques millimètres conçue à partir d’une technologie que personne ne possédait ici, pas même les services secrets suisses. Totalement indétectable.

  La borne passa également inaperçue lorsqu’on la fit sortir de la voiture, qu’on la fouilla et qu’on la passa à ce qui ressemblait à un détecteur à métaux. La nano-caméra qu’elle arborait sur l’avant de son T-shirt, aussi grosse qu’une puce, ne fut pas plus découverte.

  On la fit assoir et on lui retira enfin son bandeau.

  Elle se retrouva face à des individus portant des masques peints en noir, ce qui aurait pu être fâcheux pour n’importe quelle caméra mais pas pour la sienne. Elle avait été conçue pour émettre des ondes spéciales pouvant percer ce genre d’obstacle. L’un d’eux prit la parole. A sa voix rocailleuse, Enya estima qu’il s’agissait d’un homme d’une quarantaine d’années.

– Nous avons besoin de personnes comme toi, mais avant, nous allons te poser quelques questions.

 Enya opina.

   Quelqu’un d’autre intervint. Une femme:

– Tu dis avoir fait partie d’une troupe d’élite de l’armée suisse et avec tes capacités, tu aurais pu faire une brillante carrière sportive. Pourquoi avoir renoncé à cela pour venir en Grande-Bretagne?

– J’avais envie de passer à autre chose. Et ça faisait des années que votre pays m’intriguait.

– Pourquoi?

– A cause de l’oppression des Egaux sur les roturiers.

  Les trois personnes masquées se regardèrent puis ce fut la femme qui prit la parole:

– On ne change pas de vie simplement parce qu’un pays vous intrigue. Quelle est la vraie raison de votre départ?

  Cette fois, Enya soupira:

– Une rupture amoureuse y a aussi contribué, je le crains.

– Avec qui?

– Est-ce vraiment nécessaire?

– Oui, insista la femme.

– Un dénommé Hayden. Il habite toujours en Suisse, à ce que je sais.

– Son âge?

– Comme moi, 21 ans.

  Puis ce fut à nouveau un des deux hommes qui reprit la parole:

– Jusqu’à où seriez-vous prête à aller pour nous?

  Aïe, le terrain devenait très glissant.

– Je l’ignore, répondit sincèrement Enya.

– Seriez-vous prête tuer?

– Seulement si la personne en question le mérite, souffla la jeune femme.

  Ses trois interlocuteurs murmurèrent entre eux.

  Celui qui l’avait interrogée lança sans crier gare:

– Avez-vous déjà tué?

  Enya hésita une fraction de secondes. Seuls ceux qui la connaissaient auraient pu s’en rendre compte car elle répondit très vite d’un ton neutre:

– Non.

  Nouveaux conciliabules. Puis les trois membres de la rébellion la bombardèrent de nouvelles questions à propos de son enfance, de l’école qu’elle avait fréquentée, de sa famille. Leur manège n’était pas difficile à comprendre: ils allaient vérifier toutes ces informations pour s’assurer qu’il s’agissait de la vérité. Heureusement, quasiment tout ce qu’elle avait raconté était vrai et Hayden entrerait sans problème dans son jeu s’ils l’appelaient.

  Enfin, l’interrogatoire s’acheva.

  On lui demanda de remettre son bandeau et après un nouveau trajet en voiture, elle se retrouva là où l’épreuve avait commencé.

  Plus tard, dans l’immeuble où elle louait une petit studio, Enya prit une petite pièce métallique en forme de grosse sphère, hérissée de boutons. Tout autour, aucun élément de décoration personnelle. Juste des murs nus, quelques livres disposés sur une étagère, un lit, une petite cuisinière. L’endroit était purement fonctionnel: les murs étaient recouverts de papier peint aux couleurs fanées, la moquette semblait avoir vu des jours meilleurs et l’ampoule du plafonnier menaçait de lâcher.

  Dans un tel cadre, la petite pièce métallique high tech qu’Enya triturait semblait incongrue. Comme une perle au milieu d’un tas de cailloux. Puis soudain, un écran virtuel se déploya à partir de la sphère. La jeune fille tritura son jean et son T-shirt, en sorti les deux puces et les y inséra. Elle observa les images qui apparurent, le front plissé, puis se détendit. Tout était dans la boîte. Il ne restait plus qu’à transférer ces informations sur une clé USB ordinaire et à les transmettre à Abi. Avec ça, Enya ne doutait pas d’avoir définitivement gagné la confiance de la jeune femme.

  Quelques minutes plus tard, remit les deux puces dans leur cachette et prit un sac. Elle n’avait pas choisi cet immeuble au hasard. Lorsqu’elle arriva au rez-de-chaussé, au lieu de sortir, elle continua à descendre et déboucha sur la cave, où une odeur d’humidité et de moisissure la prit à la gorge. Elle chaussa des lunettes à rayon X. Comme les deux puces, ce type de technologie n’existait pas encore ici, et peut-être n’existerait-il jamais. Le rayonnement électromagnétique lui avait permis de découvrir que sous cet immeuble, situé à proximité du célèbre marché de Camden, se trouvaient les catacombes du même nom. Il s’agissait d’un gigantesque labyrinthe souterrain composé de couloirs et de cave, s’étendant de la gare d’Euston à l’ancien entrepôt de Gilbeys Bonded, dont l’objectif avait été de relier les grands entrepôts de marchandise de la capitale. Cette curiosité avait été interdite au public après une spectaculaire inondation en 1964, où un violent orage avait subitement fait monter l’eau du hangar souterrain qui abritait les bateaux navigant auparavant sur le Regent’s Canal. Aujourd’hui, seule la société propriétaire des lieux, Network Rail, entretenait vaguement les lieux.

  La jeune femme s’arrêta brusquement. Elle avait repéré le tunnel des catacombes sous l’une des caves, dont elle allait devoir défoncer la porte. Un vigoureux coup d’épaule régla le problème. A voir la couche de poussière qui recouvrait un vieux matelas, quelques cadres, de la vaisselle ternie, une grande armoire à la porte cassée et une roue de vélo, personne n’était plus venu ici depuis longtemps. Enya ralentit les battements de son coeur, écouta. Rien. A cette heure, tout le monde devait dormir. Elle ferma les yeux et laissa sa perception s’élancer dans les étages supérieurs, ce qui lui confirma sa supposition. Elle chaussa d’autres lunettes, appuya sur un bouton qui lui permit de scanner la portion de sol qui l’intéressait. Elle sortit une petite puce des lunettes et l’inséra dans un autre appareil, tout aussi minuscule, qui se mit à bourdonner.

  Il était temps de passer aux choses sérieuses. Elle toucha sa taille et soudain, une ceinture en métal étincelant, si souple qu’elle semblait liquide, apparu. Elle prit l’arme qui y était accrochée et découpa sans difficulté un cercle dans le béton, qui tomba et s’écrasa avec un bruit sonore en contrebas. Un nuage de poussière jaillit du trou et fit tousser Enya. Elle s’immobilisa à nouveau, écouta. Toujours rien. Une plongée dans sa conscience. Rien non plus. Elle alluma une lampe torche, jeta un coup d’oeil en dessous. La poussière brouillait encore la vue mais la voie semblait libre. Il ne restait plus qu’à fixer la projection 3D qui ferait croire au propriétaire de la cave que les lieux étaient toujours tels qui les avait laissé s’il lui prenait la lubie de redescendre ici. Enya prit l’appareil qui avait cessé de bourdonner et le fixa au bord du trou qu’elle venait de creuser. Le béton manquant fut recréé avec une telle perfection que la jeune femme y aurait posé le pied dans hésitation, si elle n’avait pas su qu’il n’y avait que le vide dessous. Elle placerait une armoire sur le trou lorsqu’elle reviendrait, ce qui éviterait au propriétaire de faire le grand saut.

  Prenant une grande inspiration, elle se laissa tomber à travers l’ouverture et se reçut souplement trois mètres plus bas, effectuant une roulade pour amortir le choc.

  Elle activa la vision nocturne de ses lunettes et balaya les environs du regard. De grandes arches de pierre grises plongées dans l’obscurité se dessinaient devant elle, telles des fantômes surgissant du néant. L’air était saturé d’humidité et de poussière. La température avait chuté de plusieurs degrés et enveloppait les lieux d’un linceul de fraîcheur. De la moisissure montait à l’assaut des voûtes. La jeune fille évita plusieurs flaques d’eau et partit d’un pas léger, consultant un plan du labyrinthe sous-terrain qu’elle avait téléchargé directement dans ses lunettes.

  Au bout d’une dizaine de minutes de marche, où elle dérangea un groupe de rats qui s’enfuit en courant, elle arriva à un escalier. La seule sortie qui n’ait pas été condamnée. Elle débouchait sur l’ancienne rotonde ferroviaire, d’où les trains partaient autrefois livrer leurs marchandises. Il y avait bien sûr un grillage mais Enya l’escalada sans difficulté et se laissa tomber de l’autre côté.

  Ce qu’il ne fallait pas faire pour infiltrer les Inégaux. Elle sourit en songeant à l’infortuné membre de la résistance qui devait être en train de surveiller son appartement en ce moment-même - à moins qu’il ne s’agisse de caméras. La jeune fille avait très vite compris qu’on la filait, ces derniers jours. Ceux qui la suivaient ne s’étaient pas montrés particulièrement discrets. Elle avait fait semblant de ne rien voir, avait observé son ordinateur portable et découvert sans surprise qu’on l’avait piratée. Ce que la rébellion n’avait pas compris, c’est qu’elle n’aurait jamais pris le risque de communiquer avec Abi par un moyen aussi simple: elle utilisait un téléphone jetable que la jeune fille lui avait donné.

  Malgré l’heure avancée, Enya était certaine de trouver Abi dans son bureau car celle-ci lui avait demandé de venir immédiatement lorsqu’elle lui avait écrit tout à l’heure. La jeune fille enfourcha une moto puis démarra en trombe.

  Le Parlement était toujours aussi impressionnant, conçu pour écraser ses visiteurs par son immensité. Après un nouveau contrôle, où Enya nota par habitude l’emplacement des caméras de surveillance, elle fut conduite au bureau qu’Abi occupait au deuxième étage.

  Celle-ci étudiait une pile de dossiers et redressa la tête lorsqu’elle entra. Elle avait l’air épuisée.

– Asseyez-vous. Avez-vous fait attention en venant ici?

– Bien sûr, répondit Enya, un brin vexée, en s’asseyant dans chaise désignée par son interlocutrice.

– Vous avez de bonnes nouvelles, c’est ça?

– Exactement.

  Enya sortit la clé USB qu’elle avait passée autour de son cou, sous son médaillon bleu lumineux, et la tendit à Abi.

– Je pense avoir été convoquée par des gens haut placé au sein de la résistance après une mise à l’épreuve.

– Une mise à l’épreuve?

– Je ne m’y attendais pas, sinon je vous aurais prévenue. C’était une sorte de parcours d’obstacle en version améliorée. Lorsque j’ai terminé, j’ai été conduite devant trois personnes masquées qui m’ont interrogé sur mes motivations.

– Et?

– J’ai répondu et j’ai été reconduite chez moi. Je n’ai aucune idée de leur identité, je n’ai pas pu voir leur visage. Par contre, branchez cette clé USB à votre ordinateur et vous verrez.

  Abi regarda l’objet en fronçant les sourcils mais s’exécuta.

  Elle poussa une petite exclamation.

– Comment avez-vous réussi à les filmer?

– N’oubliez pas que j’ai travaillé pour les services secrets. Si vous passez ces images dans un visualisateur à rayons X, vous parviendrez à distinguer leurs visages, répondit Enya, qui se rapprocha de l’écran et indiqua le deuxième fichier de la clé USB. Là-dessus, vous avez leur traçage GPS. Vous pouvez savoir à tout moment où ils se trouvent.

– Comment est-ce possible?

– Secret professionnel, répondit Enya.

  Elle aurait en réalité difficilement trouvé une explication plausible. Le traçage avait été obtenu grâce à des molécules spéciales qu’elle avait libéré dans l’air et qui s’étaient posées sur la peau de ses interlocuteurs. C’était une technologie dernier cri, spécialement développée pour elle, Camille, Mel et Hayden. La jeune fille espéra qu’Abi pensait qu’elle avait fixé une puce à leurs chaussures ou quelque chose de ce genre-là. Elle savait que sa manoeuvre était risquée mais elle devait à tout prix obtenir sa confiance.

– Vous avez bien travaillé. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ces informations sont précieuses pour nous, dit Abi, ne semblant pas encore y croire elle-même.

  Enya s’autorisa un sourire.

– Je pense qu’on va me confier une mission importante ces prochains jours. Je vous tiendrai au courant.

– Merci.

  Abi releva les yeux de l’ordinateur pour la première fois et les fixa droit dans ceux d’Enya, comme si elle tentait d’y lire la vérité.

– Répétez-moi pourquoi vous faites ça?

– Le goût du défi, je suppose. La lutte contre l’injustice. Et aussi pour me sentir en vie. Je pense que vous savez de quoi je parle.

  Enya avait choisi sa dernière phrase à dessein. Là commençait le véritable défi. Elle se sentait nettement plus tendue que lors de ses prouesses physiques de tout à l’heure, car elle savait qu’à ce moment-là, elle maîtrisait la situation. Là, il allait falloir jouer fin. Elle regarda Abi replonger dans ses souvenirs d’ancienne résistante.

– En vérité, je me sentais déjà bien assez en vie avant, lâcha cette dernière.

  Elle ne fit pas plus de commentaires mais ne congédia pas Enya non plus.  

– Mais vous avez réalisé de grands exploits et sans vous, la Grande-Bretagne n’en serait pas là aujourd’hui. Vous êtes devenue un modèle. Vous inspirez les gens.

– J’ai fait ce que j’ai estimé juste, coupa Abi, n’ayant manifestement pas envie de s’étendre sur le sujet.

– Je… Je me posais aussi une question, dit Enya d’un ton prudent. Est-ce vrai ce que l’on dit? Que vous êtes la soeur du héros de Millmoor?

– J’aurai pensé que vous le saviez. Pourquoi cela vous intéresse-t-il?

– J’ai entendu parler de Luke Hadley et j’admire sa bravoure. Il s’est battu pour les roturiers au péril de sa vie, il n’a pas hésité à organiser une grève générale pour protester contre les jours d’Esclavages… J’aimerais pouvoir le rencontrer.

  Abi se frotta les yeux et soupira:

– J’aimerais bien moi aussi. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis longtemps.

  Puis comme si elle regrettait d’en avoir trop dit, elle changea de sujet et questionna encore longuement Enya sur l’épreuve, l’homme qui l’avait reçue et guidée, la manière dont les trois personnes encagoulées l’avaient interrogée et les détails de la pièce où elle avait été conduite. La jeune fille répondit avec précision. Elle avait son information: Luke n’avait toujours pas réémergé.

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