Spectres
Le soir s’installa sur Salem Center, accompagné d’un rideau mouvant de nuages gris acier et d’une légère chute de neige. Au domaine annexe, Hank McCoy s’enferma dans son bureau pour examiner les informations collectées le matin-même au manoir. Tous les élèves en profitèrent pour faire une longue sieste et se retrouver discrètement à deux dans les chambres. Le calme régnait dans l'enceinte du bâtiment. Au rez-de-chaussée, Moira MacTaggert et Warren Worthington prirent place à la grande table de la cuisine en buvant une tasse de thé épicé.
-Alors, demanda Moira à Warren, maintenant que vous avez rencontré tout le monde. Je peux avoir votre avis ?
Warren émit un petit rire.
-Ces élèves ne sont pas du tout ce à quoi je m’attendais.
-Ah oui ? Vous dites ça dans le bon ou le mauvais sens ?
-Oh, dans le bon sens, ne vous inquiétez pas. C’est seulement qu’on a du mal à croire que ces jeunes gens ont vécu des expériences traumatisantes.
Moira sourit d’un air triste :
-Oh, croyez-moi, c’est le cas. Si vous les aviez suivi comme moi je l’ai fait, vous comprendriez. Mais en effet, ce sont des jeunes très gentils et brillants. Et aussi très responsables. D’ailleurs, si vous voulez bien rester pour le dîner, Sam et Roberto vont descendre tout à l’heure pour préparer le repas.
-Vos élèves font également le travail du personnel ?
La chercheuse haussa les épaules :
-On fait ce qu’il doit être fait. C’est plaisant de constater qu’ils ont tous une certaine autonomie.
-Donc, Hank et vous envisagez de prendre les commandes d’ici. Vous comptez le faire aussi longtemps que cette situation va durer ? Peu importe ce qui arrivera ?
-Du moins… jusqu’à ce que les élèves n’aient plus besoin de nous, oui.
-Ça pourrait durer un certain temps, Moira.
-J’en suis consciente.
Warren réfléchit puis reprit la parole :
-Eh bien, si vous avez besoin de soutien financier, vous n’avez qu’un mot à dire. Je ferai en sorte que vous ayez des fonds pour du matériel, des fournitures, pour payer les courses, l’eau, les factures de gaz… Ce que vous voudrez.
-Je ne vous remercierai jamais assez pour ce que vous faites. Pour l’instant, ce sont les comptes que Charles avait ouvert pour l’école qui financent tout. Mais ils pourraient être clôturés à tout moment.
-J’en déduis que vous n’avez encore fait savoir à personne que tout le manoir avait disparu.
-Non. Mais tôt ou tard, les gens vont commencer à remarquer qu’un bon nombre d’élèves et de professeurs ne répondent plus à l’appel ; même concernant une école privée comme celle de Xavier. Les gens vont se mettre à poser des questions, expliqua Moira qui resta pantoise. Et je ne saurai pas quoi leur répondre.
-Dans ce cas, il n’y a plus qu’à espérer que Hank trouve une solution.
À ce moment précis, ce dernier fit irruption dans la cuisine, le visage affichant un sourire transporté de joie.
-Trois semaines ! annonça-t-il avec une expression triomphante.
-Quoi, trois semaines ? lui demanda Warren.
-Trois semaines. L’anomalie va encore durer trois semaines, répondit Hank en prenant place à table. J’ai comparé trois fichiers de lecture ; le taux de diminution reste le même. Tant qu’il reste aussi constant, le manoir et sans doute ceux qui s’y trouvent reviendront à l’heure locale dans maintenant trois semaines. Et là, tout sera revenu à la normale.
-Et qu’est-ce qu’il se passera ensuite ?
-Eh bien, j’espère que lorsque nous y retournerons, tout le monde sera de retour et qu’ils seront en mesure de nous donner une explication.
-Trois semaines, hein ? dit Warren. Il n’y a pas moyen pour que tu puisses, disons, accélérer les choses ?
-Je t’en prie, Warren. Je ne suis pas Tony Stark. Construire des machines à voyager dans le temps dans mon sous-sol n’est pas mon hobby.
Le mutant ailé sourit :
-À mon avis, ce n’est qu’une question de temps.
Moira poussa un soupir.
-Bien… au moins, nous devrions nous estimer heureux de ne pas avoir à attendre trois ans, ou même trois décennies.
-Ce sont de bonnes nouvelles, intervint Warren. Plus que trois semaines, vous devez être soulagés. Vous pourriez maintenant souffler un bon coup et reprendre un peu un rythme normal dans vos vies. Enfin, à condition que tout se passe comme prévu et que tout le monde revienne sain et sauf.
-En ce qui me concerne, je travaillais déjà ici, fit remarquer Moira.
-Ouais, mais vous pourriez arrêter de jouer à plein temps le rôle de la mère de substitution pour vos élèves, reprit Warren avant de poser les yeux sur Hank. Et toi, tu pourrais retourner chez les gros bonnets de Yale.
-En effet, répondit le mutant bleu, songeur.
-À moins que tu envisages de rester ?
-Je ne sais pas. Je crois que lorsque je me suis engagé à venir, je suis parti du principe que ce serait pour un petit moment. Après, je pense que cela ne me déplairait pas de rester, bien que les choses seraient, sans conteste, plus faciles si Charles était des nôtres.
-Qu’allons-nous dire aux élèves ? demanda Moira à son collègue.
Ce dernier qui réfléchit en fronçant les sourcils.
-Pour l’instant… pas la peine d'entrer dans les détails. On peut certainement leur dire que l’anomalie est en train de faiblir. Mais pas plus. Je n’ai pas envie de donner de faux espoirs. De plus, le manoir devrait rester hors limites jusqu’à ce que nous ayons d’autres signes qui nous confortent dans mes analyses. Il pourrait y avoir un certain nombre de vortex temporels toujours actifs dans le bâtiment et nous n'avons pas besoin que d'autres élèves disparaissent, expliqua-t-il avant de parcourir la pièce du regard, perplexe. À ce propos, où sont-ils passés ?
-Ils sont probablement partis s’allonger. Les après-midi d'hiver sont devenus des bons prétextes pour faire des siestes à toute heure. Pas seulement pour eux, d'ailleurs, confessa Moira avec un sourire. On se couche en même temps que le soleil, maintenant. Ne vous inquiétez pas. À l’heure du dîner, on va les entendre arriver comme une foule affamée. J'espère que vous serez des nôtres, Warren. Il n’y a pas de meilleur moyen pour découvrir la vie à l’école que de vous asseoir avec les élèves pendant le repas. Vous serez en totale immersion.
-Voilà une bonne idée, acquiesça ce dernier. Si vous avez une autre place à cette table, bien sûr.
Moira lui sourit chaleureusement :
-Il y a toujours une place pour vous.
* * *
À l’étage, dans la chambre de Roberto, le jeune homme et Illyana étaient couchés l’un à côté de l’autre sur le lit, blottis sous une épaisse couverture. Couchée sur le dos, la jeune blonde contemplait le plafond. Toujours éveillé, Roberto se tenait sur le côté, les yeux fermés, un bras protecteur entourant la mutante.
-Tu devrais être endormie, dit-il, les yeux toujours fermés.
-Comment tu sais que je dors pas ?
-Parce que ça crève les yeux, fit-il en ouvrant les paupières.
Le jeune homme se redressa ensuite sur un coude et sourit à sa copine :
-Qu’est-ce qui ne va pas ?
-J’arrête pas de penser à mon combat avec Dani.
-Pourquoi ? Tu as peur de perdre ?
-Non, non, ça n’a rien à voir, répondit Illyana. Je serais capable de la terrasser rien qu’en claquant des doigts et elle le sait. Non, c’est juste que… j’ai envie que ça fonctionne pour elle. J’ai sincèrement envie qu’elle gagne, enfin… je veux qu’elle réussisse enfin à être synchro avec son pouvoir. Et j’essaye de réfléchir à ce que je pourrais faire pour l’aider.
Elle tourna légèrement la tête et sourit au jeune mutant.
-Excuse-moi, lui dit-elle. Je sais pas ce que j’ai. Je ne suis pas moi-même.
Roberto lui rendit son sourire.
-Je suis pas du tout de ton avis.
-Non. Si j’étais moi-même, j’aurais aucun remords à la déchiqueter en lambeaux puis à la laisser baigner dans son sang.
Le Brésilien la fixa d’un air sceptique.
-Tu ne ferais pas ça sérieusement… rassure-moi.
-C’est ce que je suis, Roberto. T’es sûr de toujours vouloir de moi comme petite amie ?
-Si c’est ce que tu ressens, alors pourquoi t’es stressée ?
-Parce que c’est mon amie. Et… c'est vrai que j’ai vraiment envie qu’elle s’en sorte, avoua-t-elle.
La jeune Russe secoua délicatement la tête, énervée d’elle-même.
-Je ne me suis jamais sentie comme ça en pensant à quelqu’un. En pensant à Dani, à toi… Personne. Je t’avoue que… je ne sais pas ce qui cloche chez moi, répéta-t-elle.
Roberto réfléchit un moment.
-Peut-être que… tu agis un peu moins comme une démone, et un peu plus comme une personne normale.
-Voilà, c’est ça, acquiesça Illyana.
-Et alors, c’est quoi le problème ?
-Ça me fout les jetons.
Se mettant en tête qu’elle ne s’endormirait pas de sitôt, la mutante roula sur le côté et fit face à son copain :
-Quand je pense et agis comme une démone, au moins, je n’ai pas à m’inquiéter, car jamais je ne ressens le problème d’être… faible.
-C’est pas une faiblesse de se soucier des autres, déclara Roberto avec une conviction absolue.
-Ah oui ? répliqua Illyana.
-C’est un signe de force, insista le jeune brun. Cette force, tu l’as en toi, Illy. Depuis toujours. Tu tiens à tout le monde ici. La seule différence entre toi et Dani, c’est que toi, tu ne t’autorises pas à la ressentir. Là, tout de suite, tu n’arrives pas à dormir car tu t’inquiètes pour elle et tu essayes de réfléchir à ce que tu pourrais faire pour l'aider. Est-ce qu’un démon ferait ça ?
-Non.
-Ils t’ont peut-être enlevée quand tu étais petite, mais tu n’es pas l’une des leurs, Illy. Tu es un être humain. Et chaque fois que tu te reconnectes à ton humanité, tu deviens plus forte.
-Mais ça fait mal, protesta la jeune femme.
-Et ouais. Ça fait mal. Quand tu t'attaches à quelqu’un, ça te rend vulnérable. C'est le prix à payer.
-Alors, c’est quoi l’intérêt ?
-L’intérêt, c’est que tu as aussi la possibilité de goûter à la joie dans ta vie. Tu peux me donner le nom d’un seul démon qui a déjà fait ça ou qui comprend ce que ça veut dire ? Moi, je ressens cet amour que tu portes pour chacun de nous, Illy. Je sais que tu le ressens, toi aussi. Alors ne t’en cache pas. Imprègne-t'en. Tu ne peux pas savoir à quel point tu te sentiras bien.
Illyana avala sa salive avec difficulté.
-Je me rappelle quand j’étais petite ; quand mon frère Piotr rentrait à la maison en traversant les champs et qu’il me balançait dans les airs. Ça me faisait toujours plaisir de le revoir et qu’il me prenne dans ses bras…
Elle marqua une pause, momentanément transpercée par ce souvenir.
-Tu vois ? Tu te souviens de ce que ça fait. Rien ne t’empêche de te sentir à nouveau comme ça, Illy.
Illyana fixa le jeune homme, sincèrement surprise par son soutien et leur conversation. Elle ne s’était jamais attendue à ce qu’ils s’ouvrent tous les deux de cette façon.
-Mais j’ai peur, confessa-t-elle doucement.
-Je sais. La première fois que tu ressens ça pour quelqu’un et que tu lui avoues, c’est ce qui fait le plus flipper au monde. C’est comme si tu exposais ton cœur, c’est pas rien. Je vais te donner un indice pour aider Dani : ne te bats pas contre elle ; bats-toi pour elle. Une fois que tu seras dans cet état d’esprit, tu n’auras même plus besoin de réfléchir. Tu sauras quoi faire et comment t’y prendre.
La mutante secoua la tête.
-J’suis incapable de faire un truc pareil...
-Illyana la démone, non. Illyana l’humaine, si, insista Roberto. Parfois, j’arrive à l’apercevoir, cette Illy humaine. Et c’est la personne la plus incroyable que j’aie jamais rencontrée.
La jeune femme sentit les larmes lui piquer les yeux.
-Dis pas des trucs comme ça, s’te plaît, murmura-t-elle.
-Pourquoi ?
-Parce que sinon, je… je serais capable de tomber amoureuse de toi.
Roberto se contenta de sourire.
-Je suis prêt à risquer mon cœur pour toi, dit-il. Ça en vaut la peine.
Il se pencha pour l’embrasser et elle se laissa faire de bon cœur.