La Symphonie des Âmes errantes
Acte I - Scène 4
« Ne jamais acculer dans un coin plus méchant que soi. »
La préoccupation d'Arek était aussi palpable que la mienne. Je m'effaçai de son regard, sous le voile de l'invisible. Il sursauta lorsque mon corps désormais transparent ne refléta plus ni lumière ni ombre.
« Hirose ?! paniqua-t-il en bondissant du lit.
— Je suis toujours là... Ne révélez jamais ce que vous venez de voir... Ou de ne pas voir. »
Entre angoisse et appréhension, ma main glissa sur la poignée pour ouvrir discrètement la porte. Le souffle en suspens, je glissai ma tête avec prudence dans l'entrebâillement. De ma position, je ne discernais que le haut de l'escalier qui descendait sur la salle principale. La salle qui aurait dû être le théâtre des animations, des danses, de cette "bringue" que Sélène avait si bien dépeinte. Mais le silence régnait en maître, parsemé de chuchotements fébriles. Une chaise grinça et une voix s'éleva sans que je ne parvienne à en comprendre les propos.
Je poussai un peu plus la porte, grimaçai lorsqu'elle grinça sur ses gonds. Silencieusement, je me faufilai par l'entrebâillement et m'avançai jusqu'à la rampe de l'escalier pour observer la scène.
Les clients toujours présents s'étaient immobilisés, tournés dans une même direction, vers Sélène qui était descendue de sa table, sa cithare pendue à bout de bras contre sa cuisse. Elle bombait le torse face à un homme dont la carrure tenait plus de l'ours freljordien que de l'humain. Ses épais cheveux noirs étaient amassés en queue de cheval, la peau de son visage était tannée par des années à contrer le soleil, sa joue rayée d'une balafre mal cicatrisée témoignait de son habileté au combat physique et brutal, une habilité que ses mains trapues et aussi larges que deux visages réunis venaient consolider. Le colosse de muscles saillants se dressait avec aplomb contre Sélène qu'il dépassait de deux têtes, et elle le dévisageait avec bravoure pourtant, le menton relevé, le regard froid et verrouillé sur lui en contre-plongée. Derrière la musculature de ses cuisses, qu'on discernait à travers les plis de son pantalon de matelot, se cachait une jeune femme blonde. Mon sang se figea. Je la reconnus. C'était elle, la femme sur le navire.
« Je donne aucune information concernant mes clients, gronda Sélène, ta faction, tu sais où tu peux te la carrer, Broll ! Fou-moi le camp d'ici ! »
Elle ne baissa ni le regard ni l'intensité de sa voix. Broll plia le bras, orienta son énorme main vers sa ceinture. L'action se déroula si vite que j'eus peine à l'observer : Sélène leva la main droite, un fusil s'y matérialisa tandis que Broll dégainait un tromblon. Avant que Sélène n'ai le temps de le mettre en joue, un tir retentit depuis la salle, une balle perfora le parquet dans un fracas aux pieds de Broll, qui sursauta avant de considérer le canon de Sélène déjà braqué sous son menton carré. La détonation m'avait fait sursauter autant qu'elle venait de semer la panique parmi les convives qui s'étaient tous jetés ventre à terre en hurlant. Tous, sauf un. Un homme assis à une table en bas de l'escalier et dont je ne discernais, de mon angle de vue, qu'une touffe de cheveux châtain foncé et la pointe d'un double canon scié orienté sur le fauteur de troubles.
« C'était pas utile, Graves... soupira Sélène sans rompre sa vigilance. T'as plombé l'ambiance...
— Y'a pas de quoi ! répondit l'intéressé.
— Maintenant, reprit sévèrement Sélène à l'intention de Broll. Si t'as assez de bonté pour éviter à mes serveuses d'avoir à nettoyer les morceaux de ta cervelle sur les murs, dégage ! »
Broll grimaça. Il montra les crocs d'abord, par frustration, puis il rengaina son arme. Il se tourna vers la blonde qui s'était agenouillée derrière lui après le coup de feu, la souleva par le bras sans ménagement et la traîna avec lui jusqu'à la sortie de l'auberge. La pression redescendit.
Les clients commençaient à se relever dans un bourdonnement et je fis discrètement marche arrière tandis que Sélène se confondait en excuses au milieu d'une myriade de bêlements désapprobateurs.
« La fête est finie pour ce soir... »
Je regagnai la chambre et refermai la porte. Lorsque je réapparus, Arek s'avança vers moi, le visage crispé :
« J'ai entendu un coup de feu, tout va bien ?
— Tout est sous contrôle... »
Un bruit de pas fit craquer le bois de l'escalier.
« Quelqu'un arrive, alertai-je. »
La voix de Sélène suivit trois coups brefs sur la porte :
« Désolée pour le dérangement, faut que je vous parle! »
Je pivotai pour lui ouvrir. Sélène me toisa un instant avant d'arrêter son regard sur mes jambes dénudées.
« Désolée, vraiment. Est-ce qu'on peut discuter ? C'est important.
— Je vais m'habiller...
— Bien sûr... rejoins-moi en bas... »
J'acquiesçai et refermai la porte derrière elle. Intrigué ou inquiet, les deux sans doute, Arek insista pour m'accompagner. Nous nous rhabillâmes et nous chaussâmes sans perdre de temps pour rejoindre la grande salle.
Une serveuse débarrassait les tables dans un cliquetis de vaisselle et de plats en fer tandis qu'une autre astiquait frénétiquement les sols en contournant la crevasse qu'avait laissé l'impact de la balle dans le bois lustré. Une lanterne sur deux tamisaient la salle d'une lueur chaude et diffuse. Au fond de la pièce, Sélène s'était attablée aux côtés d'un homme d'une quarantaine d'années, tout au plus. Un homme large d'épaules au visage rond à demi camouflé d'une barbe aussi châtaigne que ses cheveux coupés court, une barbe rasée seulement au menton qui lui donnait un air bourru. Une barbe qui valait son pesant d'or que je reconnus aussitôt puisque je l'avais vu sur un avis de recherche sous le nom de Graves. Lorsque ses yeux bleus glissèrent sur moi, il afficha un sourire en coin. Il savait. Il savait que je l'avais reconnu.
Portant avec nonchalance son cigare entre ses lèvres, il nous jaugea lorsque Sélène nous invita à nous asseoir à leur table, puis il me sourit :
« C'est pas lui le garde du corps, dit-il. C'est toi, pas vrai ? »
Je me contentai de me glisser sur ma chaise et d'ignorer la question.
« Graves, enchanté.
— Arek et Hirose, répondis-je en nous désignant successivement.
— Bon, je vais être directe, lança Sélène à notre attention. Y'a des pirates à vos trousses et pas des drôles. »
Mon cœur rata un battement.
« Comment ça ? se décomposa Arek. Nous... nous venons tout juste d'arriver... Pourquoi... ?
— Va savoir, reprit Sélène. Ils ne connaissent pas vos noms, par contre, ils ont bien repéré vos gueules. Le second du capitaine Mira, (Graves pouffa dans sa fumée.) Broll, de l'équipage des Black Cats, il m'a demandé de coopérer à votre capture. Et il vous a décrit avec justesse, au détail près, aucune confusion possible. »
L'avis de recherche avec le portrait de la Vastaya me revint à l'esprit, comment oublier une femme avec deux oreilles de chat ? Décidément, on attirait les gêneurs.
« Qu'est-ce qu'il nous voulait ? m'étonnai-je.
— J'en sais rien mais il avait la ferme intention vous mettre le grappin dessus. J'ai fermé l'établissement, au cas où ils reviendraient.
— Vous voulez qu'on parte, c'est ça ? demanda sombrement Arek.
— Non, répondit sèchement Sélène. Je veux savoir si vous avez quelque chose à vous reprocher. »
Les yeux d'Arek m'envoyaient des signaux de détresse. Le silence se fit pesant.
« C'est cette fille... lâchai-je enfin.
— Cette fille ? (Sélène me sonda avec attention.)
— La blonde qui était avec ce type... Elle était sur le navire qui nous a conduits jusqu'ici depuis Ionia... elle nous tournait autour pendant le voyage. »
Sélène se pencha vers moi. Ses yeux bruns s'enfoncèrent dans les miens, elle m'analysait :
« Intéressant... »
J'avais été forcée d'évoquer la femme blonde que Sélène n'avait pas mentionnée. Elle savait que j'avais vu la scène de mes yeux. Et elle doutait de moi.
« Vous pensez qu'ils peuvent revenir ? m'inquiétai-je.
— L'équipage du Chat Noir obéit à un capitaine complètement barge, répondit Graves en passant un chiffon sur l'un des deux canons métalliques de son fusil de chasse. Ça m'étonnerait pas.
— Pour être honnête, j'ai pas envie de mettre mon auberge à feu et à sang, confia Sélène. Mais je m'en voudrais de vous laisser filer... Vous me semblez honnêtes... (elle me lança un regard suspicieux) à peu de choses près. »
J'échangeai un regard avec Arek. Nous n'avions pas d'autre alternative : rester ici au risque de mettre en péril le commerce de cette femme si charitable ou quitter les lieux sans savoir qui pourrait nous attaquer par surprise.
Bon sang, Hirose ! C'est le moment de se décider !
J'avais certes les capacités de les décimer, mais Arek... J'ignorais jusqu'où j'étais en mesure de le protéger dans des conditions périlleuses.
Je soufflais bruyamment lorsqu'une idée fulgura :
« Ce capitaine Mira, je peux empocher sa prime si elle est... morte ? »
Graves éclata de rire. Sélène me regarda en biais. Elle secoua la tête :
« Oui... Mais elle est insaisissable, personne ne peut lui effleurer le poil. Ça fait des années que ça dure, t'es pas la première à tenter le coup. Ils se sont tous cassé les dents dessus.
— Je prends les paris ! assurai-je.
— Hirose... balbutia Arek. Vous ne... tu... ne devrais pas prendre ce risque... »
Entendre Arek me tutoyer pour la première fois m'attendrit un instant. Je lui souris avec tendresse et me tournai vers les deux autres :
« Je vais prendre les devants et aller à sa rencontre. Vous pouvez veiller sur mon ami ? Ça ne sera pas long. »
J'avais prononcé le mot « ami » bien trop naturellement et, gênée, je m'apprêtais à me reprendre quand Arek se leva brutalement :
« Hors de question ! J'ai mon mot à dire, Hirose !
— Tu n'es pas un soldat, tu n'as aucune aptitude au combat, tu sais très bien que c'est une formalité pour moi d'attraper cette femme si... si tu ne me gênes pas... (Arek s'assombrit) Je veux dire... en y allant seule, je peux être discrète, rapide et efficace. »
Arek inspira profondément avant de se rasseoir.
« Fais ce que tu veux.
— Attendez, qu'est-ce qu'on y gagne, à jouer les baby-sitters ? objecta Graves en expirant une épaisse fumée noire du fond de ses bronches.
— La moitié de la prime de Mira, proposai-je. »
Graves s'étouffa dans sa fumée en se tordant de rire.
« Et si tu reviens les mains vides ?
— Je ne reviendrai pas les mains vides !
— (Un large sourire fendit le visage rond de Graves) J'ai hâte de voir ça... (il se tourna vers Sélène pour l'interroger du regard.)
— T'as jusqu'à demain midi... soupira-t-elle. Je vais préparer un ragoût, et t'auras intérêt à rentrer à l'heure pour y goutter, avec la prime en poche. Néanmoins... (elle marqua une pause avant de reprendre.) Non pas que je doute de ton talent et si tu pouvais nous débarrasser du Chat Noir, on serait beaucoup à t'en être reconnaissant, qu'importe la prime...
— Je suis preneur, moi, la coupa Graves. Elle a 118 krakens sur la carafe, la minette !
— (Sélène s'agaça) Peu importe, Graves, ce que je veux dire (elle me lança un regard sérieux) c'est que je préfère te voir rentrer les mains vides plutôt que les pieds devant.
— Ça devrait aller, assurai-je en me levant de ma chaise. »
Graves empoigna ma prothèse pour me rasseoir aussitôt.
« Une minute. Y'a deux trois choses que tu dois savoir avant de courir à ta perte. »
๑๑இ๑๑இ๑๑இ๑๑இ๑๑
Invisible, je traversai comme un fantôme pressé une rue qui m'éloignait de l'auberge, puis une seconde, peu éclairée, qui débouchait sur une sorte de place de marché dont les étales avaient été fermées à cette heure avancée de la nuit. Je gravis à la sauvette d'interminables escaliers de pierre avant d'en descendre d'autres. Je m'enfonçai loin dans l'obscurité, croisait des types pas très nets au coin des ruelles peu éclairées, des chats errants qui, eux, avaient sentis ma présence malgré ma transparence. Je passai devant un navire échoué qui tenait lieu d'habitation sur une place boueuse à moitié fracassée d'impacts — de balles, dirait-on.
Plus j'avançais dans la direction que m'avait indiqué Graves et plus l'air se densifiait, âcre, tenace, il avait un goût de fer, de plomb chauffé à blanc, de sang, de poisson mort depuis des siècles. Plus je m'approchais de ma destination, plus je reconnaissais les descriptions détaillées qu'on m'en avait faites : des murs grisâtres qui suintaient des vapeurs visqueuses entre des sculptures de démons sous-marins dont la large gueule béante accueillait des lanternes désuètes. Et je croisai peu de monde à vrai dire, pourtant des bruits étranges m'alarmaient en permanence au loin, des échos d'effroi, des crissements métalliques.
Je descendis le dernier escalier qui menait, m'avait-on dit, aux Quais-Abattoirs. L'atmosphère mortifère me montait à la tête avant de me lézarder les tripes, si bien que mettre un pas devant l'autre devint de plus en plus pénible à mesure de mon excursion. J'avais cette sensation immonde de m'avancer droit dans la gueule d'un monstre affamé, cette impression qu'il serait plus sage de revenir sur mes pas, d'avorter la mission. La sensation s'intensifia lorsque je m'engouffrai dans un étroit tunnel sombre et glauque où l'air chuintait, les plafonds clapotaient au rythme d'une mélodie macabre. Je déglutis et pressai le pas, l'estomac au bord des lèvres, pour sortir enfin sur un immense quai ouvert à flanc de montagne.
Alignés de façon symétrique, de colossaux et massifs débarcadères de métal vieilli, rouillé et teinté de sang se noyaient dans des fumées noires de cheminées. Au bout de cet interminable quai s'était ancré un somptueux navire, un brick, dont la beauté me coupa le souffle, tant elle contrastait avec son environnement. Au sommet de ses voiles ferlées, sur le mât arrière, un pavillon noir affichant fièrement une tête de mort avec deux oreilles de chat flottait par saccades sous une brise nauséabonde. J'y étais...
Je rejoins le navire, un peu nerveuse, mais concentrée, je tentai d'apaiser mon cœur autant que le son de mes pas. Je me focalisai sur mon objectif : la capitaine vastaya. Pas de tapage, pas de morts, pas de blessés. Mon arme de prédilection : ma discrétion. Frapper vite, frapper juste. Et puis s'en retourner. Avec sa tête entre les mains. Je devais tenir jusque là. Garder mon sang froid.
Sur la passerelle qui menait au navire, deux matelots montaient la garde sans grande rigueur et je n'eus aucune difficulté à leur passer sous le nez sans qu'ils me prêtent attention.
« Dis-donc, Raph ! s'écria soudain l'un d'eux.
— Quoi ? grogna son comparse.
— Tu sens le savon !
— Fou-toi de ma gueule, abruti ! »
Je m'écartai à la hâte et poursuivis mon chemin sur le pont pour m'introduire dans l'ouverture en forme d'arche sous le gaillard d'arrière, espérant y trouver la cabine du capitaine. Le navire était vaste et je dus descendre deux étroits escaliers à l'intérieur, esquiver deux membres d'équipage qui riaient en se saoulant de rhum au-dessus d'une gigantesque carte étalée sur une table. Je m'enfonçai encore dans les couloirs de pièces en enfilades où le calme ambiant se mêlait à des sons lointains. Des sons troublants. À mesure que je m'avançais, la pression me broyait la poitrine. Ces sons étaient des pleurs, des cris. Les supplications d'une femme.
Je m'engageai avec prudence dans une cabine aménagée d'un long canapé en cuir reluisant devant lequel, sur ma droite, s'étendait un petit bar aux étagères remplies de bouteilles de rhum. Ça remuait au sol, sévèrement même, et je m'avançai pour discerner, par-dessus le rebord du bar. Je retins un soupir d'effroi lorsque je trouvais la blonde recroquevillée au sol. Elle gémissait sous les coups d'une Vastaya dont les oreilles félines s'étaient plaquées contre sa chevelure noire. Ses bras, deux prothèses de métal doré, se prolongeaient de lames : de longues griffes acérées sur chacune de ses phalanges. Elle empoigna brutalement la mâchoire de la blonde qui lâcha un couinement aspiré, la ramena avec cruauté contre son propre visage en exhibant des crocs enragés.
« Je vais t'apprendre ce qu'il en coûte de me mentir ! feula-t-elle.
— Pitié ! Je n'ai pas...
— Ta gueule !! vociféra la Vastaya en resserrant sa prise si fort que les joues de la blonde se mirent à saigner. T'as vraiment de la veine que Broll t'ait à la bonne, sinon je... »
Elle s'arrêta net. Ses oreilles se redressèrent. Son nez retroussé huma l'air et je compris à cet instant qu'elle sentait ma présence. Une peur viscérale s'empara de mon corps lorsque ses yeux, deux perles jaunes flamboyantes aux iris verticales, se posèrent dans les miens comme si... elle me voyait !
« On dirait qu'on a de la visite ! s'écria-t-elle en étirant un large sourire carnassier. »
Elle se jeta sur moi à une vitesse déconcertante. Surprise, j'eus tout juste le temps de me détourner d'une esquive réflexe puis de battre en retraite. Je déboulai en catastrophe dans une petite chambre où seul trônait un grand lit rutilant aux draps et couvertures retournés, couvert de... de cordages ? La Vastaya bondit sur moi et je l'esquivai en virevoltant, de justesse, pour me retrouver derrière elle.
« Allez, montre-toi ! miaula-t-elle en se retournant d'un coup de griffe. »
Je l'esquivai de peu. Sa vélocité était aussi monstrueuse que son acuité sensorielle et je commençai à comprendre les mises en garde de Graves et Sélène.
« Roh allez ! Je veux voir ton minois quand tu me supplieras de te laisser la vie sauve ! »
Il y avait dans sa voix une pulsion malsaine et dominatrice qui me noua l'estomac. D'un coup de main rapide, je tentai de canaliser le sang de ses artères, de l'extirper d'un coup sec pour lui trancher la tête. La trancher net. Mais au même instant, elle plongea sur moi. Je reculai à l'aveugle, et ma botte glissa sur un bout de corde. Je m'effondrai lourdement sur le plancher. Merde ! Le temps de retrouver mes appuis, elle m'avait déjà plaqué au sol, écrasé les côtes de toute son assise et ses griffes s'étaient enchâssées dans mon épaule droite avant même que je ne les vois arriver. Mon invisibilité se résorba sous l'effet d'une vive douleur dans ma chair. Je m'apprêtai à extirper son sang quand je compris, ahurie, qu'il m'était impossible de le contrôler. De la même façon que les flots durant la tempête, il m'échappait, déclinait toute tentative de contrôle. Pourquoi ? Ses yeux jaune vif s'enfoncèrent dans les miens. Son sourire carnassier s'étira, déforma son visage d'une hideuse folie qui me prit aux tripes. Elle extirpa ses griffes, m'arrachant un gémissement, puis se pencha un instant pour laper le sang de mon épaule avant de s'esclaffer :
« Ahah ! Sucré, je le savais ! C'est mon jour de chance, c'est ce qu'il préfère !! »
Je saisis à la volée sa fanfaronnade comme l'occasion rêvée : j'empoignai ses cheveux et, de toute ma force, l'envoyai valdinguer à l'autre bout de la pièce. Agile, elle se réceptionna des quatre membres sur la bibliothèque, s'en servit de tremplin pour revenir à la charge, dix griffes braquées en avant. Je roulai de côté, me redressai à la hâte pour éviter son dangereux assaut et décampai de la pièce à toute vitesse.
Ses foulées souples me talonnaient. Elle était confiante, et elle avait de quoi. Sur mon trajet, l'un des membres de son équipage braquait déjà un fusil sur moi. Je tendis aussitôt la main et son sang jaillit par tous ses pores, lui explosa la chair, avant qu'il ne presse la détente. Il s'effondra. Je bondis par-dessus et remontai trois par trois les marches vers le pont.
« Le premier qui tire, je l'éviscère vivant ! hurla la Vastaya sur mes talons. Elle est à moi ! »