La Symphonie des Âmes errantes

Chapitre 4 : Acte I - Scène 3

3549 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/11/2024 10:47

Acte I - Scène 3

« Bienvenue à Bilgewater ! »


Note : 𝄞 une cover musicale de la chanson de Sélène est disponible (lien sur le post du forum)


Je me sentis minuscule lorsque je levai le regard vers l'archipel. D'immenses montagnes de roche acajou plantées sur la mer, arquées sur leurs bases, poncées par le reflux, des petits bâtiments distordus, des édifices branlants dans un alignement relatif entre d'étroits plateaux et leurs escarpements, des façades sculptées dans le bois, renforcées de pierres taillées en cubes, flanquées d'armatures de navires désengloutis ; la cité perchée dont les quartiers reliés par des ponts suspendus et des canaux labyrinthiques s'élevait sur des centaines de mètres – d'ici, mon regard en mesurait des milliers.

Ce qui me coupait le souffle, c'était cette sensation étrange que la ville s'était bâtie graduellement par sa diversité, par sa force brute, sans aucun plan ni aucune règle, aucune loi, simplement par sa capacité hors norme à accueillir quiconque jetait l'ancre sur ses côtes pour y trouver sa place. Malgré tout, en son sommet se hissait un palais de marbre et d'or à la toiture arrondie, juché si haut qu'il dégageait dans sa superbe l'idée implicite, très claire pourtant, qu'une hiérarchie aussi verticale que son architecture cascadait sur la ville tout entière.

Les bottes faisaient grincer les lames érodées du ponton au rythme des allées et venues sur les quais. Le vent agitait les voiles ferlées, chargé du parfum de l'iode et des algues imprégnées au bois humide. Et je ressentais cette humidité jusque dans mes vêtements englués à ma peau poisseuse. En cet instant, j'aurai tué pour le luxe d'une bonne douche, et de quoi me changer.

Mais je talonnais Arek, dont la priorité était de dénicher un navire qui puisse nous porter jusqu'à Noxus. Il s'était arrêté pour observer les docks, une main au-dessus des yeux pour barrer le soleil, tandis que j'observai, attentive, la moindre menace embusquée. Mon entraînement chez les Yànléi avait renforcé ma vigilance, j'avais acquis des facultés, des réflexes capables de me surprendre moi-même. Pourtant, je n'avais aucune pratique de terrain — à l'exception de l'évasion de Jhin, je manquais d'expérience, mais j'apprenais sur le tas. J'apprenais à deviner des intentions dans des bribes de comportements, à suspecter grâce à de maigres indices ou au contraire, à éviter de réagir sans raison fondée ; et surtout : à ne pas dévoiler mes capacités. Je n'étais officiellement plus une Yànléi, mais je l'étais encore par essence, par les techniques que j'avais si durement apprises et répétées. Parce que j'avais été la disciple du Maître des Ombres, la disciple de Zed, j'en portais les enseignements et je m'efforçais d'en tirer avantage.

Entre les navires enchevêtrés au bout des quais, un chalutier s'amarrait à quelques mètres de nous. Un matelot avait bondi sur le ponton pour enrouler son cordage toronné autour d'un bollard tandis qu'une nuée de mouettes se chamaillait bruyamment, animée par la convoitise d'épingler un poisson ou deux.

« Je ne vois aucun navire noxien, désespéra Arek.

— Peut-être qu'on devrait demander aux différents capitaines leur prochaine destination ? »

Arek acquiesça et je le suivis, avec vigilance, aborder un à un chacun des équipages. De quai en quai, entre chargements et déchargements de cargaisons, nous cheminâmes de désillusions en déceptions. De déceptions en découragement. Aucun navire n'avait l'intention de faire cap sur Noxus. Pire encore, nous constations un mépris notoire envers l'Empire noxien.

« Peut-être qu'un capitaine accepterait de nous y conduire, si on le paye, proposai-je. »

Arek se tourna vers moi sans répondre. Il masqua son amertume en se redressant, ce que j'assimilai, comme son attachement au vouvoiement malgré ses vingt ans, à une certaine noblesse de sang ou de rang — bien qu'il ne m'eut jamais donné la moindre information à ce sujet.

Son regard perdu croisa le mien et j'osai lui adresser un sourire.

« Oui, dit-il dans un soupir las. La nuit approche, nous devrions d'abord trouver une auberge... »

Nous traversâmes les quais du port qui commençaient à se vider de leurs occupants. Nous escaladions des petites marches en bois sans grande conviction sur notre réelle destination lorsqu'un immense tableau d'affichage attira toute notre attention. Et comment le rater ? Haut comme trois hommes, il reposait sur deux immenses pieds d'acier rouillé ; ses bordures latérales, deux immenses serpents de mer sculptés, se nouaient de deux sabres croisés sur la partie inférieure. Sur sa façade en lames de chêne fissurées, des dizaines d'avis de recherche épinglés s'entremêlaient. Et plus haut nous portions notre regard, plus hautes s'élevaient les primes, quoiqu'il me fut impossible d'en saisir l'équivalent en monnaie ionienne.

Je tentai, l'espace d'un instant, d'imprimer dans mon esprit cette farandole de visages, de mémoriser l'importance de leurs primes que j'assimilais à leur degré de dangerosité. Mon regard s'arrêta net sur le portrait d'une Vastaya dont les oreilles félines se dressaient au-dessus d'une chevelure noire. Ses grands yeux jaune vif étaient aussi suspicieux que son sourire mesquin. Ou peut-être que sa présence sur ce tableau influençait mon jugement.

Mon cœur s'affola soudain à la vue du portrait d'un « homme » dont le teint grisâtre se découpait de cicatrices. Ses yeux bleus luisaient dans l'obscurité. Mon souffle s'accéléra. Son harpon agrippa ma nuque. Sa poigne m'enserra la gorge. Sa voix glaciale résonna dans mon esprit. « Traîtres... »

« Je le reconnais celui-là... frémis-je à l'attention d'Arek. « L'éventreur des abysses »...

— Vous avez d'étranges fréquentations...

— Je l'ai déjà affronté... et croyez-moi, personne n'a envie de se retrouver face à lui. »


๑๑இ๑๑இ๑๑இ๑๑இ๑๑


Nous avions choisi une auberge au hasard, la première que nous avions croisée et nous y étions entrés. Malgré l'allure douteuse des clients attablés, malgré la forte odeur de fumée et d'alcool qui me forçaient à plisser yeux et narines, malgré les rires grivois et les cris incessants, l'atmosphère était chargée de ce je-ne-sais-quoi chaleureux et apaisant. Peut-être parce que la jeune femme qui s'activait derrière le bar et qui nous avait jaugés d'un œil vif dès notre arrivée m'inspirait confiance. Sa longue tresse châtain clair pendulait au rythme effréné de ses mouvements lorsqu'elle servait les clients entassés sur des tabourets. Quand nous atteignîmes enfin le comptoir, elle interrompit ses tâches pour nous offrir un large sourire. Le genre de sourire franc, dénué de faux-semblants.

« Une Ionienne et son garde du corps noxien...

— Étonnant ? souris-je sans la contredire.

— Peu commun, rectifia-t-elle en essuyant une chope propre avec son torchon. Alors ? Qu'est-ce qui vous amène ?

— Vous reste-t-il une chambre pour cette nuit ? demandai-je.

— Oh très certainement ! Mais je dois te prévenir : mon établissement n'est pas réputé pour sa tranquillité... »

J'échangeai un regard peu enthousiaste avec Arek.

« J'veux dire, reprit-elle, c'est aussi une taverne animée et les gars sont là pour décompresser, faire la bringue toute la nuit, tu vois le concept ? (elle déshabilla Arek du regard avec ce que j'interprétai comme de la... gourmandise ?)

— La bringue ? répétai-je.

— Ça boit, ça danse, ça fait un raffut de tous les diables ! s'écria-t-elle en agitant les bras.

— Ça ira... on a le sommeil lourd, répondit Arek. Et combien cela coûte-t-il ?

— 45 serpents d'argent la nuit, pour vous deux. Et pour ce prix, vous avez accès à la salle de bain au premier étage. (Elle fit un clin d'œil à l'attention d'Arek) Avec de l'eau chaude quand les fourneaux tournent. »

Arek entassa une pile de pièces d'or noxiennes sur le comptoir.

« Est-ce que vous acceptez cette monnaie ?

— Par la Sainte Mère Serpent, bien sûr ! répondit la responsable de l'établissement, les yeux luisants sur la pile. Avec ça je vous offre aussi à boire et un repas chaud ! »

Elle déposa une clé sur la table.

« Premier étage, la porte face à l'escalier. Faîtes comme chez vous !

— Et à tout hasard... savez-vous si un navire a prévu de faire voile vers Noxus ? tentai-je.

— J'en ai pas eu vent. Des contrebandiers, peut-être. Je vais me renseigner et je vous en tiendrai au jus !

— Vous êtes bien aimable, souffla Arek.

— T'as l'air surpris ? Ici, qui que tu sois, t'es des nôtres... Si tu survis, bien sûr... »

La pression m'enraidit la nuque.

« Ça va je déconne ! Détendez-vous tous les deux ! On croirait que vous avez la mort aux trousses ! Bilgewater, c'est pas aussi terrible qu'on le raconte ! Au fait, moi c'est Sélène. »



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Le regard d'Arek flottait à la surface de sa deuxième bière à peine entamée. Sous ses paupières mi-closes, l'ambre de ses iris se mêlait aux nuances de sa boisson. Si je devinais ses émotions, le mystère m'en voilait leur origine : il ne se confiait jamais. Après tout, il m'avait recrutée dans l'unique but de le protéger... et pourtant, après trois semaines à lui coller aux bottes comme un chien de garde, je m'attachais à lui. Trois semaines, c'était peu, mais c'était suffisant. Malgré toute la distance et la retenue dont il faisait preuve, j'interprétais certaines attitudes, certains gestes, comme des failles dans son tempérament, fugaces certes, mais des failles tout de même. Il m'avait offert un carnet, il n'y était pas forcé au regard de notre relation strictement formelle, pourtant, il l'avait fait avec une générosité amicale, sans même en avoir eu conscience.

J'avalais une gorgée de bière. Son goût m'arracha une grimace. Le goût de la bière était à mes papilles le goût de l'amitié. C'était ce goût-là qu'avaient mes soirées avec les Yànléi. C'était ce goût-là qu'avaient les sollicitations de Kayn pour m'inciter à abuser de la bouteille, ce goût-là qu'avaient les délicates attentions de Lyra quand j'en avais le plus besoin, les soupirs de Barry lorsqu'il doutait de mes capacités, ce goût-là encore qu'avaient eu mes retrouvailles avec Chisana. Ce goût-là, toujours. Je sirotai trois gorgées de plus. Ce goût-là enfin, celui des mains de Zed qui glissaient sur ma peau, de son regard dur et pénétrant à m'en faire vibrer les entrailles, ce goût-là, sur ses lèvres et sur les miennes, source de nos soupirs qui s'entremêlaient... Un sursaut me sortit de ma rêverie indécente lorsqu'une serveuse retira à la hâte le plat vide de notre table.

« Je suis désolé, s'excusa Arek. Ma morosité est contagieuse, on dirait.

— Rien à voir, mon passé m'a rattrapé... »

Aussitôt que mon regard attrapa le sien, il se détourna avec une timidité à peine dissimulée pour fixer à nouveau son verre. À cet instant, sa bouche s'entrouvrit et je crus entrevoir une tentative de se confier. Tentative brutalement avortée par la voix chantante de Sélène :

𝄞

« Sur l'écume des ondes, nous voguons sans fin,

Bravant les tempêtes, le cœur plein d'entrain ! 

À la voile, camarades ! crie le vent marin.

Sous la lune, nos chants s'élèvent au lointain !

Sous la force des flots, il n'est plus aucune loi,

Libre et fier, l'océan est notre seul roi ! »


La musique avait subitement galvanisé la taverne, à l'unanimité. Des éclats de joie s'élevèrent, les éméchés comme ceux qui l'étaient moins, se mirent à pousser les tables, frapper des mains en rythme, en mouvement autour de Sélène qui s'était hissée sur une table pour faire galoper ses doigts sur les cordes de sa cithare en poussant haut sa voix claironnante :


« Yo-oh marins de l'Aude, nous voilà conquérants !

La mer est notre reine et nous sommes ses enfants !

Tes voiles blanches flotteront jusqu'aux confins,

Bilegwater, chantons ensemble ce refrain ! »


Par sa gestuelle théâtrale, par l'harmonie entre les accords que produisait son instrument et les notes qui s'échappaient de ses lèvres, Sélène dégageait cette énergie irrésistible que l'on sait éphémère, celle qui rappelle au cœur combien il est vivant, que chaque battement s'accroche à la mesure et provoque ce désir palpitant de se laisser porter par la danse et ses vibrations poétiques.

Mon corps se laissait doucement enchanter, s'abandonnait secrètement sur le tempo. Je souris à Arek qui se pinça les lèvres avant de se pencher au-dessus de mon épaule. Son souffle m'effleura le creux de l'oreille.

« Elle a dit qu'il y avait une salle de bain ? me cria-t-il pour s'adapter au volume sonore. Je vais aller y faire un tour... »

En une phrase soulignée d'un regard froid et distant, il m'avait fait redescendre plus vite que je ne m'y étais préparée. Je devais l'avouer : j'étais déçue. Alors, quand il se leva de sa chaise, j'attrapai le pli de son vêtement à l'épaule pour l'attirer vers moi. Il tendit l'oreille :

« Vous ne voulez pas danser un peu ? »

Arek parut décontenancé par ma proposition, et j'avouais que je m'étonnais moi-même d'insister. Farouche, il secoua doucement la tête. Définitivement : non.

Alors j'allais le suivre pour monter la garde devant la porte de la salle d'eau. Je me levai pour lui emboîter le pas en soupirant. Si cette atmosphère peinait à effacer ses peines, ne serait-ce qu'un instant, le temps d'une parenthèse insouciante, ce n'était certainement pas moi qui parviendrais à l'en convaincre.


๑๑இ๑๑இ๑๑இ๑๑இ๑๑



Je n'avais pas profité de mon bain chaud. Je m'étais savonnée et décrassée à m'en décoller la peau, puis j'étais sortie de la baignoire à la hâte pour enfiler une chemise ample, mais relativement propre, sur mes sous-vêtements avant de rejoindre Arek, pressée par l'angoisse de le laisser seul trop longtemps. Il comatait déjà dans le fond de son lit lorsque je me faufilai dans notre chambre à pas de loup — bien que le bruit ambiant feutrait déjà tous mes mouvements. La fête battait toujours son plein à l'étage inférieur, ça cognait sur les tables à en faire trembler murs et fenêtres, ça défonçait les lames du plancher à coups de talons rythmés ; et si la cithare de Sélène n'était pas encore en train d'accompagner ses refrains effrénés, je me serais inquiétée d'une violente échauffourée.

J'eus tout juste le temps de m'asseoir sur mon lit que les soupirs agités d'Arek froissèrent l'air jusqu'à moi. « Dre... drexar... » haleta-t-il en se retournant dans un mouvement ralenti, comme prisonnier de son propre corps, lourd et endormi. Il inspira puis expira douloureusement et, bien que j'y fusse confrontée toutes les nuits, je ne m'habituais toujours pas à ses songes mouvementés. Les premières fois, je l'avais réveillé, mais au fil du temps, il me sembla plus saint de ne pas interrompre son sommeil. Bien qu'ils fussent agités, ses rêves et ses cauchemars l'aidaient sans doute à assimiler une dure réalité. J'en savais quelque chose.

Je me glissais enfin dans mes draps lorsque la voix d'Arek m'interloqua :

« Hirose ? »

Je crus en cet instant qu'il rêvait encore, mais il poursuivit dans un murmure plus haut :

« Est-ce que je peux vous... confier quelque chose ? »

Je me redressai aussitôt sur mes coudes, pivotai légèrement dans sa direction. À l'extrémité de l'espace qui séparait mon lit du sien, Arek était allongé de côté, un bras plié sous sa tête pour la surélever. Je perçus ses iris me sonder et, malgré l'obscurité, j'aurais juré qu'elles s'embrumaient.

« Bien sûr, répondis-je.

— Je dois rentrer à Noxus au plus tôt...

— Ça, je le savais...

— Non, vous ne savez pas à quel point le temps presse. Je vous vois, vous êtes si...

— Si quoi ?

— Glethun joxar... je ne sais pas comment le dire exactement. »

Je me redressai pour m'asseoir contre la tête de lit et croisai les bras.

« Vous... vous avez envie de vous amuser ici.

— C'est un reproche ? m'irritai-je. Nous sommes coincés ici pour l'instant, nous pouvons quand même faire une pause... (je pris sur moi pour ne rien ajouter)

— C'est à peu près un « reproche », je crois. Je veux que nous trouvions un navire au plus vite. Vous ignorez à quel point... thra'kaz !

— C'est vrai, j'ignore ce qui vous presse autant ! Mais vous ne me dites jamais rien, vous ne me faites pas confiance... alors, ne me le reprochez pas ensuite ! »

J'inspirai profondément. Je m'échauffai. Le visage d'Arek restait pourtant calme. Malgré la pénombre, je lisais son hésitation sur ses traits fermés. Il se tourna face au plafond et se pinça l'arrête du nez.

« Je vous payerai pour ma protection, je vous l'ai dit... Et je vous fait confiance. Mais je ne voulais pas... Un homme ne devrait pas... se plaindre ou confier ses problèmes.

— Ce genre de raisonnement m'exaspère, soupirai-je. Bien sûr que vous pouvez vous confier, Arek ! Et encore plus si vous souhaitez que je vous comprenne !

— Mon père voulait que je m'endurcisse. C'est pour ça que j'étais à Pallas...

— La guerre traumatise bien plus qu'elle n'endurcit... Votre père est...

— Il est mort. »

Les mots d'Arek tombèrent sèchement, instaurant un lourd silence — du moins, entre nous, car les rires et les chants s'élevaient de plus belle depuis le rez-de-chaussée.

« Je suis désolée...

— Il me disait d'encaisser, que pour être un homme, il faut prendre sur soi, être solide, mais... (sa voix mourut dans sa gorge nouée, il marqua une pause avant d'articuler difficilement) Le darkin l'a tué sous mes yeux. »

La violence de ses propos s'enfonça comme une lame dans mon cœur à vif. Incisive.

« Et moi, je l'ai imploré... J'ai imploré ce monstre de me laisser en vie... au lieu de défendre l'honneur de mon père, je... (il enfouit son visage sous son bras et le timbre de sa voix faiblit) drakun vur... »

Je n'avais pas les mots pour lui répondre. Aucun ne me vint à l'esprit, à vrai dire. Pourtant, je le comprenais mieux que personne. Qu'aurais-je aimé qu'on me dise, à moi, lorsque les Noxiens avaient assassiné ma famille ?

Rien.

Tout ce que j'aurais aimé, en cet instant, c'était...

Je me dégageai de mon lit pour m'asseoir sur celui d'Arek. Je franchis à cet instant les limites d'usage qu'il avait érigé entre nous. J'osai déposer mes doigts sur son poignet pour le saisir délicatement. Je ne m'attendais pas à une réaction particulière de sa part, mais lorsque je tirai doucement son bras vers moi, il n'y opposa aucune résistance. Durant une fraction de seconde, je discernai ses iris ambrées perler, fuir mon regard, et je le tirai encore jusqu'à ce que son torse se redresse, jusqu'à ce que son visage s'enfonce dans mon cou et que son souffle tremblotant s'y insinue. À cet instant, mon propre passé se tissait au sien d'une blessure similaire qui nous liait et me poussait à le réconforter par ce langage. Absolu. Naturel. Le langage du corps, celui d'une mère, d'une sœur, d'un frère. D'un ami. Le langage du soutien au-delà des mots, des phrases et des paraphrases dérisoires, souvent trop froids, toujours trop faibles. Et je sentis ses bras oser à leur tour, pour la première fois, arpenter mon dos, chercher la chaleur d'une étreinte, se décharger d'un poids qu'il avait trop longtemps porté seul. Je refermai mes bras autour de son cou. Rien ne me coutait de lui offrir un réconfort sincère et entier, au-delà de mon rôle de protectrice. Un réconfort que je lui abandonnais sans autre désir que celui d'être ce pilier, ce mur, ce bouclier avec lequel on affronte le pire.

Les joyeuses festivités sous nos pieds prirent un air mélancolique. Lorsqu'un sanglot secoua le corps d'Arek contre le mien, la colère m'envahit et je l'enlaçai plus fort. J'étais furieuse à l'idée qu'une éducation interdise aux hommes de pleurer, de s'exprimer, de simplement laisser jaillir leurs émotions sous l'absurde injonction à être « solides », sculptés, façonnés, conformes à une société d'orgueil démesuré. Une société méprisable et vaniteuse. Ma mâchoire se comprima. C'était ça, Noxus ?

« Thurek... souffla-t-il. Merci... »

L'atmosphère s'était subitement allégée, pas seulement parce qu'Arek m'exprimait sa souffrance et, à mi-voix, sa gratitude, non. La musique, les voix, le ramdam, tout avait subitement cessé. Je me détachai d'Arek et rejoignis la porte pour tendre une oreille attentive. Arek m'observa, le regard inquiet.

Je posai un doigt sur mes lèvres et lui murmurai :

« Ne bougez pas, je vais aller jeter un œil... »

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