Ode au Chaos
Acte IV - Scène 3
« La vérité se cache dans les ténèbres. »
L'ombre émerge à la lumière de chaque obstacle. L'ombre est la nuance qui se refuse à la clarté qui l'a créée, elle chemine en entre-deux comme une frontière impalpable. La façonner, c'est transgresser.
Les ténèbres m'avaient avalée toute entière. Les pieds ancrés au sol et l'esprit affuté pour seul repère, mon environnement se dessinait sans faille. Un mètre me séparait de Lyrah. Trois de Maître Zed, debout les bras croisés, qui observait la scène. Quatre des autres Yànléi assis en rang derrière lui.
Lyrah approchait. Elle m'avait perçue malgré les fleurs d'ombres que je déployais en flux continu. Son bras, son torse. Sa gorge. Elle m'était plus perceptible qu'à travers mes propres yeux s'ils avaient pu percer l'obscurité, ce pour quoi j'avais déjà amorcé mon coup. Sa trajectoire. Sa vitesse. Une seconde pour la saisir par le bras, la moitié pour me transposer derrière elle et gagner la partie.
Je m'exécutai.
Raté.
Au moment où je tentai de lui saisir le bras, elle fit un bond vif et ses ombres en pluie torrentielle s'abattaient déjà sur mon corps. Je résistai une seconde, calculant la trajectoire de mon opposante. À droite ! J'anticipai et me glissai dans la brume pour réapparaître derrière elle. Mon pied fondit sur son genou. Une courbe parfaite dont je me félicitai déjà.
Raté. Mais j'y étais presque !
Lorsqu'elle s'esquiva, son genou s'enfonça dans mon estomac. J'accusai une seconde de confusion. Une seconde trop. Une seconde durant laquelle elle se catapulta sur moi. Je me dérobai de justesse, me rendis invisible et replongeai dans mes propres ombres. Quelle idiote j'étais ! Lyrah avait la manie de simuler une ouverture pour mieux contre-attaquer. Je le savais pourtant. Mais j'y croyais toujours.
Soudain, un bras m'enserra la gorge et d'une force spectaculaire, me cloua au sol. Mon visage s'embourba dans la fibre du tapis tandis que la main de Lyrah pressa mon épaule au sol.
« T'as bien failli m'avoir, souffla-t-elle. »
Elle me tendit la main et un sourire attentionné s'esquissa sur ses lèvres rosées. Elle me redressa face à elle :
« La prochaine fois... murmurai-je en lui renvoyant sa gratitude dans un sourire forcé. Bien joué.
— Le point est pour Lyrah, déclara Zed. Bien joué à vous deux. »
Je m'échouai un instant dans le regard de Zed qui me fuit le premier, avant de retourner m'asseoir auprès des autres, dans le fond du dojo. Kayn et Barry se levaient à leur tour quand quelqu'un fit irruption dans la salle. Un général dont le nom m'avait échappé, mais dont le regard sérieux me fit frissonner la nuque. Il chuchota à l'oreille de Zed et tous deux se retirèrent à la hâte.
« Hmm, ça a l’air sérieux… » Commenta Lyrah, les yeux rivés sur la porte.
— Il était temps ! gloussa Kayn. Ma faux me démange depuis des semaines ! »
J'observai les Yànléi s'agiter sans dire un mot. Je n'avais encore jamais été conviée à une mission officielle, mais j'osais espérer que ça changerait pour une fois. Après six mois d'entraînement intensif, mon corps résistait sans ciller à la puissance de mes sorts, j'étais robuste et prête à le prouver ! Des navires, je me sentais désormais prête à les pousser par trois sur des kilomètres sans jamais me fatiguer !
Zed fit de nouveau irruption dans la petite salle d'entraînement avec un air grave :
« Préparez vos affaires, ordonna-t-il sérieusement. Nous devons rejoindre le camp Nord. Ce n'est pas une mission, Yànléi, nous sommes en guerre !»
Aussitôt et sans un mot, tous se relevèrent dans la précipitation. En prise à une montée d'effervescence, j'emboîtai le pas de Lyrah qui regagnait la sortie. J'ignorai encore la marche à suivre dans ce cas précis alors je comptai sur le groupe pour m'aiguiller. Pour sûr, j'étais...
La main de Zed me saisit le poignet.
« Pas toi. »
Mon sang se figea.
« Pardon ?! paniquai-je.
— Tu ne viens pas avec nous. »
La surprise me cloua les lèvres et me vissa les mâchoires. Mon regard plongea au sol et je vacillai, me demandant quel niveau il me faudrait atteindre pour que Zed me considère comme une guerrière. Je sentis le poids de son regard me sonder sans même le voir.
« Je suis désolé, Hirose, tu n'es pas prête. »
Je relevai les yeux vers lui, scandalisée jusqu'au fond de mes tripes. Un sentiment de révolte poignarda mon âme et m'obstrua la vue.
« Tu vas... bredouillai-je. Tu vas vraiment me laisser (ma voix s'effaça) sur la touche ? »
Zed tendit une main vers moi et je la repoussai sèchement. Mon corps tout entier bouillonnait, révolté. Pour quoi me prenait-il ? N'avais-je pas suffisamment prouvé mes capacités ? Sa décision arbitraire était absurde !
« Je comprends que tu sois vexée, soupira-t-il.
— Vexée ? m'insurgeai-je. En quoi ne suis-je pas « prête », Maître ? »
Son regard carmin se durcit. Il me dévisageait avec détermination. Manque de chance pour lui, j'en avais tout autant.
« Tu es mon apprentie, remets-tu en doute mon aptitude à t'évaluer ?
— Tu n'as aucun argument ! Arrête de me materner ! J'ai travaillé dur pour pouvoir me battre à vos côtés ! Pas pour rester ici et faire... les tâches ménagères !
— Tu n'as pas compris. Il n'y a rien à négocier. Tu restes ici, tu assureras l'entraînement des jeunes...
— Sérieusement ?! Tu veux que je dorlote des enfants alors que tous mes amis sont au front ?! »
Incontrôlable, la fureur enserra mes poings et les ombres suintaient de ma peau en filaments dans le prolongement de ma colère. Comment osait-il ? Les sourcils froncés, je défiai sa foutue autorité d'un regard meurtrier.
« J'espérais une réaction plus mature de ta part, lâcha-t-il sèchement. »
Dans un effort colossal, je ravalai l'insolence qui tentait de m'échapper.
« Je suis bien désolée de te décevoir, Maître ! »
Dégage. Dégagez tous !
Je pris la porte avant de perdre mon sang-froid. Une brise glaciale en ce début d'après-midi d'hiver m'agressa et je renfilai mon pull de laine noir dans un mouvement sec.
Sous mes yeux, le campement s'agitait. Dans un désordre général, les guerriers s'activaient aux préparatifs du départ précipité. Je traversai les rangs d'un pas pressé, les esquivant à la hâte, comme si j'espérais fuir le ressentiment qui me dévorait de l'intérieur. Aucun défouloir en ce monde n'encaisserait la frustration que je me contenais d'évacuer. Aucun. Je me mis en quête d'un lieu déserté de toute vie. Pour y exploser de colère.
๑๑இ๑๑
Accablée, je m'étais assise sur le rebord d'une falaise et j'observais en contrebas la quasi-totalité de nos troupes cheminer à travers les sentiers verticaux des montagnes de Kashuri. Ils n'avaient pas lésiné sur les effectifs, leur nombre était impressionnant, mais d'ici l'armée ressemblait plus à une fourmilière qui descendait des monticules de roche grisâtre.
Le soleil déclinait progressivement sous d'épais nuages orangés et ce qu'il restait des campements se délayait dans un silence absolu. Une bourrasque glaciale m'érafla le visage, secoua ma mèche et ma queue de cheval. Je resserrai ma cape bordeaux dans un frisson et y enfouis mon menton. Lorsque les escadrons ne furent plus qu'une particule sur l'horizon, la solitude m'enveloppa, vive, douloureuse.
Je rejoignis le dortoir cruellement calme et désert. Je n'avais nullement l'intention d'aller dîner. Non. Je n'avais nullement l'intention de faire la conversation à d'autres laissés pour compte en ce lieu, quel qu'en soit le motif. Pas ce soir.
J'observai un instant les lits vides de mes compagnons. Kayn n'avait, comme d'habitude, pas refait le sien et je pouvais encore percevoir sa silhouette affalée avec nonchalance contre l'oreiller lorsque ses plaisanteries douteuses nous tenaient en éveil toute la nuit malgré les ordres de Zed. De discussions enflammées en débats existentiels, nous semblions tous noués de la même aspiration profonde, ce que nous avions au fond des tripes : servir l'Ordre, servir Ionia. Pourtant, je commençais à comprendre que, si je m'étais considérée comme l'une des leurs, je ne l'avais peut-être jamais réellement été.
Je me laissai mollement tomber sur mon matelas et fixai quelque temps le plafond comme si j'espérai trouver sur ses pierres grises asséchées quelque chose d'apaisant. Mais plus je tentais de me calmer, plus la frustration me perçait les entrailles.
Zed, je te déteste !!
« Hirose » Un frisson traversa chacune de mes vertèbres et me redressa sur mon lit. Cette voix brumeuse et singulière me glaça le sang. Elle avait émergé dans ma conscience de la même manière que lors de mon arrivée ici. Et plus qu'une voix, je ressentais une présence impalpable, volatile, sombre ; une énergie qui circulait dans l'air, assimilable à la magie des ombres. L'angoisse me traversa les tripes et me hissa sur mes pieds.
La porte du dortoir s'entrouvrit. Je sursautai, mon cœur tambourina.
« Qui est là ? interpellai-je, la voix tremblante, en me précipitant vers la porte. »
Dans le corridor, la pénombre grésillait à la lueur des torches sur les murs. Ce fut ma seule réponse. Je plissai les yeux d'un côté, puis de l'autre. Personne.
Bien consciente que toute tentative de dormir serait utopique, j'enfilai une veste en fourrure que je remontai jusque sur mon nez et entrepris de rendre visite à mon compagnon équidé pour parer les assauts de ma mélancolie.
Dans son écurie froide et faiblement éclairée, Daigo était seul. Ses pupilles noires me sondèrent avec intérêt lorsque je l'approchai.
« Alors, toi aussi, on t'a laissé de coté... soufflai-je en lui caressant le chanfrein. »
Le cheval me souffla sur la main, y chercha du bout du nez la trace d'une friandise que j'avais omis d'apporter, piètre cavalière que j'étais.
« Hirose »
Les oreilles de Daigo se redressèrent soudain en direction de la porte. Il piaffa.
« Toi aussi, tu l'entends ? m'étonnai-je. »
Je me précipitai vers la porte et m'usai les yeux pour percer le paysage nocturne. Une ombre se mêla à des centaines d'autres à la lueur diffuse du croissant de lune qui perçait les nuages. Je clignai frénétiquement des yeux. Il me sembla percevoir une silhouette se déplacer au loin. Mon regard suivit sa direction et s'éleva jusqu'au sommet de la montagne où l'immense et mystérieux sanctuaire la prolongeait. Personne ne m'avait jamais avisé de ce que ce sombre édifice isolé renfermait et j'avais fini par oublier sa présence.
Je tournai la tête vers Daigo qui me scrutait avec attention :
« Je vais juste voir ce que c'est... et je reviens, promis. »
Je n'imaginais pas un instant qu'il puisse me comprendre, mais lui parler avait quelque chose de rassurant. Bien sûr que j'allais revenir, une promesse restait une promesse.
Je m'engageai sur le sentier qui menait vers la montagne. Mes pas résonnaient sur le sol rocailleux et, bien que mes yeux s'étaient accoutumés à l'obscurité, je veillai à rester alerte. La végétation n'était pas dense à Kashuri, mais en hiver, elle était quasiment inexistante, ainsi, je progressai rapidement. Je suivis le chemin approximatif qui m'engagea dans l'ascension de la montagne.
À mesure que je me frayais un chemin sur un terrain de moins en moins praticable, je commençais à comprendre qu'il me faudrait escalader le flanc tôt ou tard. Je m'arrêtai un instant, et levai les yeux vers le sommet qui me sembla, de prime abord, inatteignable, pourtant ce mouvement eut le mérite de me mettre la tête dans les nuages. Je gloussai. Bien sûr que j'y parviendrais, j'étais, entre autres, entraînée à cette activité.
Une prise après l'autre, je grimpai le versant avec une facilité déconcertante. Plus que l'énergie, ma principale préoccupation fut de trouver des stries auxquelles m'agripper dans la roche verticale qui culminait loin dans la pénombre.
Je me hissais patiemment le long de la paroi capricieuse lorsque des flocons vinrent consteller mon champ de vision. J'avais atteint une altitude où la falaise incurvée se tapissait de neige. Je ne portais pas de gants et si ma main droite était insensible au froid, la gauche s'engourdissait dangereusement.
Quelque peu essoufflée, je gravis les derniers blocs de roches pour atteindre un plateau tapissé de poudreuse sur lequel je me redressai pour jeter un coup d'œil en contrebas, fière de mon ascension. Easy.
Mais les réjouissances furent de courte durée. Sous mes yeux s'élevait l'immense temple austère bâti en roche brute entremêlée de troncs et de racines délavées. Une large porte s'étendait sur sa façade disgracieuse : de longues branches décrépies et torsadées en deux arcs qui se rejoignaient en son sommet. Vu d'en bas, cet endroit me faisait déjà froid dans le dos, mais s'y confronter d'aussi près n'était qu'oppression brute et primaire. Peut-être parce qu'il semblait être le vestige flétri d'un lieu prospère et luxuriant.
J'avalai ma salive. Après une telle ascension, l'idée de rebrousser chemin me traversa douloureusement. Mais maintenant que j'y étais... Je fis un pas mal assuré vers la porte qui s'entrouvrit aussitôt. Je m'arrêtai net, me rendis invisible et tendis l'oreille. Seul le souffle du vent me parvint. Je frémis.
La peur au ventre, je m'aventurai jusqu'à la porte pour la tirer légèrement et jeter un œil indiscret à l'intérieur de l'édifice. À première vue, une petite salle vide éclairée de quelques torches sur les murs se prolongeait d'une deuxième salle accessible par une arche de branches. Si les torches étaient allumées, quelqu'un y était vraisemblablement présent.
Fébrile, je pénétrai discrètement dans l'enceinte, progressai à pas de loups, sur mes gardes. L'atmosphère lugubre de ce lieu pressurisa mon corps tout entier. J'avançais avec l'horrible sentiment de fourrer mon nez là où je ne devrais pas. Mais la curiosité et l'étrange sentiment d'y être invitée m'incitèrent à m'immiscer dans la seconde salle.
Elle était plus sombre et plus étendue, parsemée de troncs en guise de piliers qui soulevaient toute la structure de façon géométrique. Aux murs, des torches crépitaient, éclairant faiblement le lieu. Au fond de la salle, je devinais les contours d’un autel se dessiner dans la pénombre.
Je m'y avançai pour mieux le discerner quand, soudain, deux vasques s'enflammèrent de chaque extrémité d'un trône légèrement surélevé sur lequel un homme légèrement voûté se tenait assis. Je fis aussitôt un bond en arrière.
« Bonsoir, Hirose. »
Mon sang se glaça. Je m'immobilisai. C'était lui. Cette voix. Malgré la stupeur — Il connaissait mon nom ? — je l'observai plus en détail : c'était un vieil homme ridé aux cheveux d'une blancheur immaculée paré d'une longue cape bleue. Ses paupières fatiguées tombaient sur le quart de ses yeux cernés de noir. Je rompis mon sort d'invisibilité aussitôt que je reconnus le père de Shen et pliai le genou précipitamment.
« Maître Kusho ?! m'étranglai-je.
— Relève-toi, mon enfant, répondit-il calmement. »
Je me redressai et me questionnai sur ma propre lucidité. Cette scène était irréelle : Maître Kusho, premier Œil du Crépuscule et chef de l'Ordre Kinkou en personne, avait été assassiné depuis bien des années, comment pouvait-il se tenir face à moi en cet instant ?
« Tu sembles surprise, observa-t-il en souriant. »
Il me dévisagea avec attention.
« Vous êtes en vie... murmurai-je, la voix chevrotante.
— Zed ne te l'a jamais confié ?
— (Je secouai doucement la tête) Et Shen... ? Il le sait ?
— Ma mort est un mensonge auquel tous croient aveuglément. Seule une poignée de Yànléi dignes de confiance conserve ce secret. (Il se leva) Zed a toujours refusé d'en informer Shen, il craint qu'une telle révélation ne l'affecte bien plus encore que ma mort ; il préfère laisser mon fils me percevoir comme un modèle de vertu, quitte à endurer la calomnie de m'avoir assassiné. (Il fit quelques pas autour de moi) Zed est entêté, je ne t'apprends rien, n'est-ce pas ? Il a sa propre conception de ce qui est juste. »
Kusho marqua une pause.
« Alors dis-moi, Hirose ? Comment se fait-il qu'une guerrière de ta trempe soit encore ici alors que Noxus est à nos portes ? »
Mon cœur se comprima, mon souffle se coupa.
« Je ne suis pas assez entraînée...
— Sache qu'ici rien n'a de secrets pour moi, je connais ta puissance et l'étendue de tes capacités, ta place était au front.
— Maître Zed m'a ordonné de rester ici...
— Alors, Zed te sous-estime. Et il te prive d'assouvir ton désir de justice au moment le plus décisif... »
J'essuyai furtivement la larme qui sillonna ma joue.
« Cependant, je suis parfaitement convaincu que rien n'arrive par hasard.
— Que voulez-vous dire ? »
Les ombres s'agitèrent soudain dans toute la salle, tourbillonnèrent, s'amalgamèrent avec le décor. Les nuances se déversèrent dans la brume, désordonnées, frénétiques.
« Que dissimule ton cœur, Hirose ? résonna la voix grave de Maître Kusho. »
Happée dans un voile obscur, la salle s'anima de silhouettes sombres et fumantes. Celle de Zed se matérialisa, si limpide qu'il me sembla réel. Mon cœur tambourina. D'une seconde brume émergea une silhouette à mon effigie, elle s'avança vers Zed et se pencha pour l'embrasser, mais Zed la repoussa avant de se dissiper dans un nuage brun.
« Des sentiments impossibles, intéressant... commenta Kusho. »
Les ténèbres ensevelirent toutes la pièce pour tournoyer de plus belle. La lueur des torches projeta dans son sillage des fleurs, du sang, des visages terrifiés, des corps décomposés, des souvenirs mêlés de désirs insensés. Dans leur brasse infernale, les ombres se brouillèrent, les images se renversèrent et de ce chaos surgit la figure de Jhin. Se dressant au cœur de flammes obscures, son bras se tendit et, dans son prolongement, son arme tira une balle qui éclata dans un écho assourdissant, libérant une nuée de fleurs dorées. Mon cœur pulsa, mon souffle accéléra. Les fleurs se dispersèrent en poussière d'or pur, se mêlèrent au tourbillon qui m'emportait et se mit à refléter mes souvenirs interdits, les braises d'un espoir consumé, tout. Absolument tout ce que j'avais jusque là enfoui au plus profond de mon âme déborda sous mes yeux et je n'eus d'autre choix que de m'y confronter sans résister : notre valse, notre complicité, notre vision du monde, nos baisers-
Je plongeai mes yeux dans mes paumes de main.
« Arrêtez ça ! implorai-je en m'époumonant. »
Dans un sifflement strident, les ténèbres s'éclipsèrent et le décor revint à son état originel. Je haletai, crispée, agitée, dépassée par le torrent d'émotions qui se déversait sur mon âme. Kusho me regardait avec un sourire bienveillant empreint de satisfaction.
Après un long silence, il déclara :
« Je t'ai conduit jusques ici parce que j'ai une mission à te confier.
— Quoi... ? »
Je secouai la tête pour reprendre possession de mes moyens.
« Un groupe de guerriers se tient prêt à cheminer en direction de Tuula. Joins-toi à eux, et libère Khada Jhin. »
Ses paroles me foudroyèrent, mes jambes flanchèrent sur le coup et je tombai à genoux. Mon regard s'abandonna dans le vague. Mes tympans se mirent à grésiller au rythme infernal de ma pulsation. Libérer Jhin...
« Maître Zed ne me le pardonnerait jamais... murmurai-je pour moi-même.
— J'ai moi-même quelques points de désaccord avec Zed. Mais toi, Hirose, as-tu l'intention de passer ta vie à attendre son approbation ? Une vie dans l'ombre de tes compagnons, dans la sienne, dans l'illusion de poursuivre une cause juste ?
— Vous embrouillez mon esprit ! aboyai-je, tentant de réfléchir.
— Non, je décèle sans peine l'étendue de ta puissance et tes véritables intentions. Nous avons la même vision sur les œuvres de Jhin : son art est un mal nécessaire, c'est pourquoi je requiers ta coopération.
— Maître Zed ne me le pardonnerait jamais ! répétai-je haut et fort. »
Mon cœur se fendit. Ma vue s'embruma. Les larmes cascadèrent sur mes joues. Inarrêtables.
« Il reviendra, sanglotai-je. Et la prochaine fois... la prochaine... »
La main glaciale de Kusho saisit mon menton, redressa mon regard vers le sien et m'obligea doucement à me relever.
« Voilà un pari risqué. (Il retira sa main et se détourna) Tu as érigé ton maître en modèle de sagesse, mais tu es encore bien trop jeune pour comprendre que ses choix ne sont que des caprices.
— Maître Zed m'a appris ce qu'étaient l'honneur, le respect et la loyauté. (Ma voix trembla) Je lui resterai fidèle... Je n'ai plus que ça... »
Je levai la manche de mon bras gauche pour offrir mes tatouages à la vue de Kusho. Il les observa un court instant en souriant et le saisit doucement pour l'abaisser.
« Ma chère enfant, tu as prêté serment à l'Ordre des Ombres. JE SUIS L'ORDRE DES OMBRES ! »
Je séchai une nouvelle fois mes larmes.
« Pourquoi me le demander à moi ? m'étonnai-je dans un éclair de lucidité. Pourquoi... »
Kusho éclata de rire.
« Mes hommes quitteront le camp à l’aube depuis le col sud. » Tu peux tenter de les confronter, mais te joindre à eux leur donnerait un avantage évident : contrairement à Zed, je sais ce que tu vaux. Si tu fais de cette mission un succès, je t'offrirai une place digne de toi au sein de nos rangs. »