L'Art mérite que l'on souffre
Acte II - Scène 2
« Acclamez l'artiste ! »
Je sursautai. Lyang se tenait, les bras croisés, dans l'encadrement de la porte. La pénombre intensifiait les traits de son visage assombri. Prise au dépourvu, je forçai un léger sourire pour tromper sa vigilance.
« Tu m'as fait peur... ris-je nerveusement. Tu dors à cette heure-ci d'habitude, alors...
– Hirose... Où est-ce que tu étais ? »
Je me mordillai la lèvre inférieure. Il était suspicieux, et il avait de quoi !
« Et bien... Je... J'ai... balbutiai-je »
Le vieux s'avança vers moi et son regard accusateur s'enfonça dans mon âme lorsqu'il me toisa.
« C'est quoi cette tenue ? Et pourquoi est-elle tâchée de sang ?
– Une soirée trop arrosée... C'était l'anniversaire de...
– Ça suffit ! s'écria-t-il. Ne me prend pas pour un imbécile. Qu'as-tu... fait ? »
Sa voix s'affaiblit, trahissant l'émotion qui lui nouait la gorge. Son regard brumeux me suppliait de ne pas confirmer ses doutes.
« Ces gens avaient des familles, Hirose... »
Comment était-ce possible ? Il savait tout ? Cette idée poignarda mon cœur si fort que je sombrai soudain dans les abysses, manquant de perdre l'équilibre.
« Lyang, de quoi tu parles ? Je n'ai tué personne ! protestai-je. »
Il me scruta attentivement et tenta de cerner la véracité de mes paroles.
« Je.. J'ai juste.. C'était... de l'art... »
Une gifle projeta violemment mon visage de côté avant même que je ne la vois partir. Jamais encore il n'avait levé la main sur moi. Je posai doucement ma main froide sur ma joue flambante. Mon estomac se retourna. Mon cœur se consuma. Lyang...
« Quand as-tu perdu ton humanité, Hirose ? Quand as-tu développé une fascination pour ce monstre ?
– Ce n'est pas un monstre ! C'est un artiste ! Laisse-moi t'expliquer...
– Mon Dieu... Hirose... »
Son visage d'abord horrifié fini par s'éteindre et il murmura faiblement :
« Tu t'es.. perdue... Mais ce ne sera pas à moi de te juger... »
Qu'entendait-il par là ? M'avait-il déjà dénoncé ? Par réflexe, je m'apprêtais à me camoufler. Non ? Un épais bracelet de fer forgé s'était déjà refermé sur mon poignet lorsque je compris que ma tentative venait d'échouer.
« Quoi...?! »
Et j'étais bien visible, vulnérable, et surtout captive. Shen se tenait face à moi et j'étais désormais enchaînée à lui. Impossible ?! Quand était-il arrivé ? Je m'affolai. Je ne pouvais pas finir de la sorte ? Non !
« Que faites-vous ?! Vous ne pouvez pas m'arrêter ! Je suis innocente ! contestai-je. »
Je tentai de me débattre mais physiquement je ne faisais définitivement pas le poids. Les imposantes mains du chef de l'Ordre Kinkou suffirent à m'immobiliser.
« Ne me rend pas la tâche plus compliquée, soupira-t-il.
– Qu'est-ce que c'est que ça ?! (je frottai compulsivement le bracelet verrouillé sur mon poignet)
– Ca... c'est pour que je n'ai pas à me montrer plus virulent pour t'emmener avec moi. »
Le métal de ce bracelet me dépossédait de ma magie spirituelle. J'étais fini ! Pourtant, quelle faute avais-je commise ? Shen me tira brutalement par le bras et me somma de le suivre calmement. Je me tournai désespérément vers Lyang, affolée, m'agrippai à son bras :
« Lyang ! Pitié ! Je n'ai rien fait, il faut que tu me crois !
– Les mots sont faibles (il repoussa brusquement ma main) pour exprimer à quel point tu me déçois. »
Ses paroles. Son geste. En quelque secondes j'étais anéantie. L'émotion submergea mon cœur, embruma mes yeux. Je fondis en larmes. Une profonde douleur m'incisait de toutes parts et Shen me tira de force hors de chez moi, sans aucun détour.
***
Dans l'obscurité d'une cellule froide et humide, je restais assise sur ce qui me servait de lit, une énorme souche d'arbre taillée à raz du sol, surmontée d'un petit matelas. J'enserrai mes jambes de mes bras. J'avais tant pleuré que mes yeux se faisaient presque aussi douloureux que mon cœur. Je comprenais désormais le désarroi d'un artiste incompris. Peut-être que Jhin m'avait épargné parce que j'étais capable de le comprendre, moi. J'étais capable de le sortir enfin d'une solitude perpétuelle. Oh Jhin... moi qui désirais plus que tout t'offrir ma vie, mon corps, mon âme, j'allais mourir seule dans l'ombre. Et j'étais là, dos courbé, dépossédée de tout ce qu'il me restait, à lamentablement fantasmer ce qu'il pouvait ressentir à mon égard. La réalité me rattrapait. Tout s'était effondré. J'étais insignifiante.
J'avais perdu la notion du temps quand je reçu la visite de Shen.
« Hirose Hara, m'interpella-t-il. »
Il poussa une lourde porte aux barreaux de bois qu'il referma derrière lui et s'avança. Les bras croisés, il s'adossa au tronc pilier de la pièce exigüe. Cette fois-ci, il portait son uniforme violacé qui soulignait son attitude solennelle et j'en déduis sans peine que sa présence n'était pas une simple visite.
« Ce n'est pas dans un rêve que tu as rencontré Jhin, n'est-ce pas ? demanda-t-il dans un calme déconcertant. »
J'hésitai un instant. Que me coûteraient mes aveux ? Après tout, je n'avais commis aucun crime.
« D'accord... avouai-je. Il se peut que je l'ai suivis pour l'observer...
– Sérieusement ? Comment savais-tu où le trouver ? »
Je m'assis sur le rebord du lit et croisai les bras à mon tour. Je me redressai pour dissimuler mon inquiétude et bombai le torse.
« Je suis une bonne enquêtrice, est-ce que vous regrettez de ne pas m'avoir accepté parmi vous ?
– Ce n'est pas ma question.
– J'ai simplement compris sa composition. Un simple dessin sur une carte m'a conduit à lui.
– Pourquoi ne pas m'en avoir informé ?! s'étrangla Shen.
– Je n'ai jamais eu l'occasion de prêter serment à l'Ordre ! rétorquai-je. Rien ne m'y obligeait ! »
Son calme apparent laissa soudainement place à une légère agitation : il décroisa les bras en haussant le ton :
« Par le Dieu-Saule ! Des innocents auraient pu être sauvés !
– Quelle importante, l'équillibre n'a pas été perturbé, c'est bien la première fois que vous vous inquiétez pour le peuple. »
Son poing se serra.
« Ne te crois pas futée d'utiliser cet argument contre moi. Et ne laisse pas ta rancœur envers moi assombrir ton esprit...
– Facile à dire ! Je n'ai pas oublié, vous savez...
– Revenons-en aux faits : où étais-tu hier soir ?
– A l'auberge du Dragon Céleste. »
La respiration de Shen s'amplifia si bien que son souffle glissa jusqu'à moi.
« Tu as participé au massacre ?
– Non. Je n'ai tué personne.
– Que s'est-il passé ? »
Les délicieux souvenirs de cette soirée m'apaisèrent. La rencontre, la valse, l'acte final... ce torrent d'émotions si intenses. Ô Jhin...
« Hirose ? »
Le regard de Shen me pesa, sombre mais attentif. Il m'analysait, attendait ma réponse. Alors je baissai légèrement mon décolleté pour lui dévoiler ma blessure.
« Il a essayé de me tuer. Mais il s'est subitement arrêté.
– Pourquoi ?!
– A vrai dire... (je m'adoucis un peu, j'avais subitement envie de répondre à cette question pour moi-même) Je me bercerais sans doute d'illusions si je disais qu'il avait succombé à mon charme... et bien plus encore si j'osais penser qu'il ressent quelque chose pour moi... (je fixais le vague quelques instants) Non... C'était un peu comme... une aventure d'un soir... vous savez comment sont les hommes après tout...
– Tu ne m'as pas tout dit...
– Il m'a proposé d'être sa partenaire pour le bal...
– Tu as accepté ?
– Croyez-vous réellement qu'on puisse refuser quelque chose à Khada Jhin ? »
Mon cœur pulsa si fort que j'étais prête à parier que Shen le perçu.
« Tu t'es forcée à danser avec lui ?
– Non... soupirai-je, le regard dans le vague. Mais dans les faits, j'avais le choix entre mourir ou le suivre.
– Nous avons réquisitionné tes peintures...
– Je vous interdis de toucher à mes peintures ! aboyai-je en me levant d'un bond.
– Pourquoi une telle fascination pour cet homme abjecte ? »
Je tentais de garder mon calme et me rassis sur mon lit.
« Et on en revient à l'éternelle question, soupirai-je en levant les yeux au ciel.
– Quelle question ?
– Peut-on séparer l'homme de l'artiste ? Peut-on vous accuser d'admirer l'œuvre d'un poète, d'un peintre ou d'un musicien si l'on apprend qu'il a commis des crimes ?
– (Shen grimaça de dégout) L'art de Khada Jhin consiste à massacrer des innocents. Comment peux-tu trouver cela... admirable ? Ce monstre n'a pas une once d'humanité. »
Je pouffais de rire.
« Il a saisi l'humanité bien mieux que vous...
– Tu ne sais rien. (il fit quelques pas nerveux) Connais-tu la légende du Démon doré ? »
Ne t'éloigne pas ou il viendra te chercher,
Le Démon, le Démon doré.
Dans les champs et les forêts,
Personne n'échappe jamais
Au Démon, au Démon doré.
« (Je haussai les épaules) Une vieille comptine pour faire peur aux enfants... quel rapport ?
– Le Démon doré n'est pas qu'une légende. Mon père l'a capturé il y a des années...
– Je sais que l'Ordre traque les démons mais je ne vois toujours pas le rapport.
– (Shen soupira) Je vais te confier un secret. A l'époque, nous avons traqué ce que nous pensions être un démon, parce que notre esprit ne pouvait concevoir que de tels massacres étaient engendrés par... un homme. »
Je déglutis.
« Jhin... murmurai-je. »
Shen hocha doucement la tête.
« Où est-il actuellement ?
– Je n'en ai pas la moindre idée.
– C'est bien dommage. J'ai besoin d'informations à son sujet si tu espères être libérée.
– Oh vous savez... si je le savais... je préférerais mourir ici que de vous aider.
– Si c'est là ce que tu souhaites...
– Ne suis-je pas innocente jusqu'à preuve du contraire ?
– Ne sois pas naïve. Parles, ou fais-toi à l'idée de passer le restant de tes jours enfermée. Et crois-moi, ça sera tout sauf une partie de plaisir.
– Je ne sais rien.
– Très bien. Notre entrevue est terminée. Malheureusement, je n'ai pas pu obtenir de toi les informations que je cherchais. Par respect pour Lyang, je ne te ferai aucun mal, mais je vais léguer la suite à ton bourreau. »
Mon sang se figea.
« Mon bourreau ? »
Face à mon regard horrifié, Shen soupira.
« Je n'ai pas l'impression que tu saisisses de la gravité de ta situation, Hirose. »
Shen sortit de ma cellule et je me jetais à sa suite alors que le bois de la porte claqua devant moi.
« Attendez !
– (Shen s'arrêta sans prendre la peine de se retourner) Oui ?
– Vous devez me croire ! Vous n'obtiendrez jamais rien de moi, parce que je ne sais rien de plus que ce que je vous ai déjà dit ! Cette scène, au Dragon Céleste, c'était le dernier acte ! »
Les larmes me montaient aux yeux. Ma fierté volait littéralement en éclats. Je me suspendis aux barreaux, le suppliant du regard de rouvrir cette maudite porte.
« J'en suis bien désolée pour toi, déclara-t-il en se retirant.
– Non ! Ne partez pas ! »
La porte du couloir claqua derrière lui et je fondis en larmes, toujours suspendue à la lourde porte. Je tentai dans la panique de la tirer de toute ma force, la frapper, l'arracher. Elle ne bougea pas d'un pouce. Mon corps tout entier se mit à trembler de terreur. Qu'allaient-il me faire ?