L'Art mérite que l'on souffre
Acte II - Scène 1
« Ta vie n'avait pas de valeur avant moi »
Le corps est une sculpture fragile qui se compose et se décompose : matière et création en osmose, d'os, de chair, de muscles, de tendons, d'organes, orchestrés par la Vie, liés par le sang. Le cœur donne la cadence, ses pulsions façonnent les racines, éveillent le bourgeon. Délicates, ses coroles se déploient et s'épanouissent pour dévoiler la fleur de Lotus. Elle éclot.
Les yeux clos, je visualisais la fleur s'ouvrir sur mon cœur. Puis une seconde, une troisième. La douleur était douce.
Bien trop douce.
J'ouvris les yeux : je n'étais pas morte. Jhin était toujours penché au-dessus de moi, figé. Il ôta sa main de mes lèvres et se redressa.
« Tu es sublime... dit-il. »
Il tira lentement sa dague de ma poitrine, m'arrachant un gémissement.
« Vas-tu cesser de geindre ? Ce n'est qu'une égratignure... Ne gâche pas ce magnifique tableau que tu viens de m'offrir... »
De quoi parlait-il ?
Il soupira bruyamment avant de se lever et alla s'asseoir dans le fauteuil face au lit. Je me relevai sur mes coudes, étourdie et grisée par la scène que je venais de vivre. Lui m'observait sans un bruit, l'air impassible sous son masque cendré dans la pénombre. Sa tête reposait dans sa main métallique. Son regard d'ambre luisait à la lueur de la bougie qu'il venait de rallumer.
Lorsque je voulu rehausser ma robe, je découvris avec étonnement trois magnifiques fleurs de Lotus composées de sang couvrant ma poitrine. Était-ce moi qui, sous le coup de l'émotion, avait sculpté ces fleurs de mon propre sang ? Tout m'avait échappé.
« Tu ne m'as pas tué ? m'étonnai-je. »
Jhin haussa les épaules.
« Il ne semblerait pas...
– Mais... tu as dis... « l'art va surgir », je n'ai pas rêvé... ?
– C'est vrai. Mais il a surgit de manière très inattendue. Tu n'es pas une simple peintre, n'est-ce pas ? »
Mon cœur pulsa frénétiquement. Que me valait ce traitement de faveur ? Était-ce un rêve ? Il n'avait même pas profité de ma confusion pour fuir. Que devais-je en déduire ?
« J'étais prête à mourir... déclarai-je.
– Je sais. C'est peut-être ce qui a retenu ma main. A moins que ton art ne m'ait éblouit. Je n'avais rien à sublimer de plus.
– ... merci.
– C'est moi qui te remercie. Je n'ai pas pour habitude de m'interrompre lorsque je commence une œuvre mais finalement tu l'as rendue plus resplendissante encore. »
Je l'écoutais tout en déposant les fleurs de sang sur le lit, troublée. Je détournai les yeux tandis que les siens ne me lâchaient pas, et rattachai ma robe précipitamment.
« Tu savais que j'étais là, pendant tes représentations ? demandai-je pour changer de sujet.
– Je n'ai jamais pu te voir, mais j'ai perçu les palpitations de ton cœur, l'excitation d'un spectateur captivé. J'accorde beaucoup d'importance à mon public, mais de surcroît, toi tu sembles... différente. Tu sembles comprendre mon Art, tu savais exactement où et quand me trouver. Je suis touché. »
Je vibrais de tout mon corps à ses douces paroles.
« Tu ne vas pas me tuer ?
– Si ton personnage devait mourir, j'aimerais jouer une partie de ce mélodrame avec toi, ma chère Hirose. Qu'en dis-tu ? »
Il me fallut quelques secondes pour digérer cette proposition. Oh Jhin... Je peinai à trouver les mots pour exprimer l'exaltation qui s'emparait de moi.
« Humm, ne dis rien, gloussa-t-il, amusé. Je lis sur ton visage. Sais-tu danser ?
– Oui... enfin, un peu, répondis-je nerveusement. »
Jhin se leva et s'approcha pour me tendre sa main gauche. Pour dissimuler ma confusion, je la saisis aussitôt. Sa peau était douce et sa chaleur embrasa tout mon corps.
« Ta main est aussi glaciale que les neiges éternelles de Freljord...
– C'est cette robe, elle ne tient pas très chaud à vrai dire...
– Alors dansons, si tu l'acceptes. Je dois m'assurer que notre duo fonctionne... »
Il me tira d'un geste ferme et, alors que je me levais face à lui, il s'avança d'un pas pour effacer l'espace qui nous séparait l'un de l'autre. Sa main de cuivre se posa sur ma hanche avec légèreté et, dans un mouvement un peu fébrile, je posai ma main sur le haut de son bras. Il gloussa sans retenue :
« Ne sois pas intimidée ! Ressens cet instant... Nous allons offrir au peuple la plus belle œuvre qu'il leur ai été donné de voir dans leur médiocre existence ! »
Ses paroles submergèrent mon cœur. Jhin m'offrait un présent dont je me sentais si honorée que mon âme tout entière vacilla. Je hochai lentement la tête pour lui signifier que j'étais prête.
Aussitôt, il ouvrit le bal. Je suivis docilement ses pas, le regard suspendu au sien, imaginant déjà l'acte final que je vivrai en première loge. Et puis... son parfum m'envahit, la chaleur de son corps, si proche du mien, agita tout mon être . Je l'accompagnai à sa guise, portée par cette valse dans le silence. Son regard d'ambre me sondait, s'insinuant jusqu'au plus profond de mon être tandis que le décor dansait autour de nous, semblant peu à peu nous isoler de l'existence. Cet instant, je ne l'échangerais pour rien au monde.
« Où diable as-tu appris à danser ? s'étonna-t-il.
– Un ami Vastaya, répondis-je timidement. »
Sa jambe se glissa entre les miennes et je suivis son quart de tour soudainement plus rapide mais toujours aussi léger. Il me guida sans forcer sur un rythme frénétique, et je le suivis comme si j'étais devenue le prolongement de son être. Promptement, il me repoussa et je tournoyai avant de retrouver son épaule. Il me renversa de coté et je m'immobilisai en même temps que lui. Son regard me transcenda. Il me redressa face à lui.
« Divin... murmura-t-il. »
Je souris et plongeai les yeux vers le sol, altérée par la vague de chaleur qui envahissait tout mon corps. Son index releva mon menton et mon regard vers le sien.
« J'admirais ta sincérité jusqu'ici, mais je dois l'avouer, tu es surprenante... »
Ses mots étaient une caresse. Mon cœur palpita. Ma gorge se noua.
« Allez, le public nous attend. »
*
Mon ventre se tordit de douleur lorsque mon pied fit grincer la première marche de l'escalier menant au rez-de-chaussée.
« As-tu le trac ?
– Un peu, oui, avouai-je.
– J'ai toujours le trac avant le début d'une représentation. Mais cette sensation n'est-elle pas exquise ? »
Il me tendit la main et je la saisis, tremblante, avant d'inspirer profondément. Nous descendîmes les marches. Je n'étais pas sûre d'y arriver, la peur se dressait contre moi tel un rempart invisible. Pourtant, je ne pouvais plus reculer, je ne voulais plus reculer.
Nous fîmes notre entrée. Jhin échangea un regard avec deux hommes qui se tenaient à l'écart dans le fond de la petite salle, ils firent un même et léger signe de tête. Visiblement, le spectacle était prévu, les tables avaient été écartées, et le public s'était aligné sur deux cotés. Mais personne évidemment n'en connaissait la vraie nature. Tous ignoraient que leur sort se scellerait au moment-même où la danse commencerait.
Un soupir tremblant m'échappa alors que j'observais tous les regards fixés sur moi. Jhin s'approcha doucement de mon oreille et, comme s'il lisait dans mon esprit, murmura :
« Oublie-les. Ici il n'y a que toi et moi. »
J'attendais, immobile et un peu crispée, les ordres de mon cavalier, prête à m'abandonner à lui sans concession. Un air de flûte mêlé de lute s'éleva dans la pièce, doux et aérien. Jhin ouvrit le bal. Ses yeux fixés dans les miens, son corps en mouvement sembla flotter dans l'air. Sa main se posa sur ma hanche et la mienne sur son épaule tandis que les deux autres se rejoignaient. Tels deux courants contraires qui se réunirent en un harmonieux mensonge, il me fit tourner et guida les oscillassions de mon corps, me portant, me contrôlant toute entière sur un rythme dont il était à présent le seul souverain. Mon être se délesta de la réalité sans résistance, exécutant les désirs de son guide dans une sensualité qui m'était jusqu'alors étrangère. Sans s'interrompre, Jhin laissa son regard pénétrer le mien, comme si en cet instant, nous n'étions plus qu'un. J'étais suspendue à lui, à son souffle et à son corps comme un pantin à ses ficelles. Il me tira contre lui, sa main glissa sur ma hanche avant de jeter dans un geste parfaitement fluide une poignée de fleurs sur la petite foule à notre droite. Il répéta un enchaînement identique dans l'autre sens et me ramena contre lui. Son masque effleura légèrement mon visage et son souffle chaud caressa le creux de mon oreille :
« Savoure la beauté de mon art. »
Je virevoltai sous l'inertie de sa cadence et fis volte-face, le dos contre son torse. De ses fleurs jaillirent un pourpre qui rayonna, illuminant la salle obscure. Mon souffle se suspendit. Une vague de détonations synchronisées propulsa dans l'espace des membres déchiquetés qui retombèrent dans une marre de sang. Le tempo s'emballa pour sublimer sa création tandis que la musique me fusillait de toutes parts, pénétrant ma chair et mon être. Dans le prolongement de sa danse, Jhin dégaina son arme, la passa par-dessus mon épaule et tira sur les survivants qui tentaient de fuir dans un espoir vain. Un. Il me guida sur sa droite et je le suivis dans une osmose parfaite. Deux. Il me fit tournoyer. Trois. Il me ramena contre lui. Quatre. Quelle mélodie plus enivrante que le chargeur et la détente de son arme qui claquait de tout son métal ? Une pluie de lueurs bleues et dorées se mêla au sang ruisselant sur le plancher. De toutes parts la chair fleurissait en un tableau ravissant. Mon cœur pulsa jusqu'à notre dernier pas de danse. Haletante, je réalisai que la musique venait de cesser. Nous saluâmes notre défunt public dans une même révérence. Je mis quelques secondes à revenir sur terre.
« Ce rôle te sied à merveille... dit-il en caressant doucement ma joue du dos de sa main de chair. Tu t'en es bien sorti...
– Merci pour ce moment... répondis-je sincèrement.
– Je dois tirer ma révérence, à présent.
– Et c'est tout ? Tu vas partir comme ça ? Je veux dire... sans me tuer ? »
Il resta silencieux un instant, son regard balaya la pièce, admirant son œuvre. Il s'avança vers la porte, rejoint par les deux bardes.
« Sans te tuer, Hirose. Au plaisir de te rencontrer à nouveau, dit-il dans un salut théâtral. »
Et c'est ainsi que Khada Jhin disparu dans la nuit. Et je ne tardai pas à m'éclipser à mon tour.
Une évidence s'imposa à moi : il venait de tuer la personne que j'étais avant lui et je renaissais sous le signe de son Art.
**
Furtivement, je retrouvai ma chambre qui me paru bien silencieuse après un tel déchaînement de symphonies explosives. J'allumai une bougie et croisai mon propre regard dans le miroir. J'esquissai des yeux les contours de ma nouvelle allure puis je détachai ma tresse qui tomba sur ma poitrine.
L'ivresse envahissait encore mon corps. Cette danse avec Jhin surpassait de loin tout ce que j'avais pu vivre jusqu'à ce jour : plus étourdissante que le plus robuste des alcools, plus pittoresque que le plus exotique des tableaux et plus intense encore que la magie quand elle m'échappe dans toute sa puissance.
Prête à retrouver mes pinceaux, je jetai un coup d'œil aux toiles sous mon lit. Mon sang se figea soudain quand je constatai leur absence. Lyang les avait-il trouvées ?
« Tu me dois des explications. »
Je sursautai. Lyang se tenait, les bras croisés, dans l'encadrement de la porte.