Thorongil
Chapitre 5 : Les larmes de la Déesse - P2 - L'oasis
5523 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 18/12/2024 19:10
LES LARMES DE LA DEESSE
Cette fanfiction participe à l’activité d’écriture de novembre-décembre 2024 :
Secret Santa, mettez le paquet !
Elle est écrite à l’attention de DreamingGreenHat
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Partie 2 : L’Oasis
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Le masque de la Déesse, immense et énigmatique, couvait les visiteurs de son regard blanc. La butte surchauffée miroitait, château des défunts aux mille et une chambres, mirage impérissable de la grandeur perdue des mortels.
Au pied de la colline, la petite escorte démonta. La dépouille de l’Oba Ragor gisait sur une simple charrette, dérobée au jardinier du palais. Les gardes, hautes silhouettes enveloppées de kaftans couleur du deuil, soulevèrent le cercueil. Le prince lui-même, l’Oba-Indu Uku leur prêta main forte, laissant seule son épouse avec leur fils à la suite du convoi mortuaire.
Les hommes peinaient pour acheminer la dépouille du Roi vers sa dernière demeure. À chaque tournant de la pente pavée, les croyants observaient une station, renouvelant les prières à la Déesse. La vieille garde, les fidèles, les derniers que les chuchotements impies de l’Œil Rouge n’avaient pas pervertis et que l’Oba, dans sa démence dévote, n’avait pas révoqués.
La lignée des Barcides devait rejoindre le séjour des héros au sommet du Tell Sacré de la Déesse Aïeule. La tombe devait être scellée du mortier fait des cendres de la plaine et de l’eau du puit des âmes. Il en était ainsi depuis des générations.
Le prince Uku se revoyait, petit garçon en pleurs dans le cortège funèbre de son grand-père. À l’époque, pas de funérailles secrètes : la foule s’était recueillie en masse, tout au long du parcours mortuaire. Depuis, l’ordre de l’Œil Rouge était apparu, infiltré au sein de colonnes nomades venues du Khand. Il s’était implanté, de proche en proche, usant de mensonges, de corruption, d’intimidation ou de menaces. À présent, l’ordre contrôlait des tribus entières, oppressant les fidèles de la Déesse. Le défunt Roi avait été un monarque juste, avant de tomber sous la coupe des sectateurs de l’Œil Rouge.
À la mort d’Oba Ragor, le prince héritier n’avait pas hésité : il avait rassemblé les gardes encore sûrs et enlevé la dépouille de son père. La Déesse seule savait ce dont les mécréants de l’Œil Rouge s’étaient rendus coupables, embaumeurs impies et férus de sciences occultes. Prolongeant ses jours dans une dépendance indigne, ils avaient maintenu le souverain malade dans une vie contrefaite, au mépris des appels de la Déesse aux trois visages. Mais désormais la dépouille du souverain, réchappée des griffes des nécromanciens, revenait au sein de la Déesse-Mère. Oba-Indu Uku, son fils, en était rasséréné, malgré sa douleur.
Avant d’entamer la dernière montée, il jeta un regard vers son fils et son épouse. Le petit larmoyait malgré son courage, serrant bien fort la main de sa maman, qui adressa un timide sourire d’encouragement à son époux.
Les hommes ahanèrent en hissant leur charge sur l’épaule. Dignes et sévères, les nomades atteignirent le puit des âmes.
La crypte des Barcides fut ouverte. Le visage de la Déesse, sculpté loin au-dessus, semblait verser des larmes d’ombre sous le soleil d’airain. Les vivants s’assemblèrent devant la porte, dans le recueillement d’un profond silence.
Alors un grondement s’éleva autour d’eux : une plainte longue et syncopée, un gargouillis hideux coupé de stridulations hystériques.
Les tempes soudain douloureuses de battements frénétiques, les hommes firent cercle autour de la famille royale, tirant le glaive d’une main tremblante.
Des créatures de cauchemar surgirent des caveaux alentours. Une horde de hyènes se coula entre les tombes, poussée par un imposant personnage en mante longue. Enormes, difformes, elles répandaient une puanteur insoutenable.
Le dignitaire de l’ordre maudit s’avança, bâton en avant, la face bouffie d’orgueil. Un œil rouge, sans paupières, flamboyait sur sa livrée sombre.
– Rendez-nous le roi et prosternez-vous devant sa volonté, ordonna-t-il d’une voix d’outre-monde. Car ce jour est celui de sa renaissance sous le regard de l’Œil tout-puissant !
– Tu te tiens sur le Tell de la Déesse ! Implore Son pardon pour tes menées impies ! Ordonna le prince Inku.
– Oba Ragor a consacré sa vie à la vérité. Au seuil de son Renouveau, vous prétendriez le priver des fruits de sa fidélité au Grand Œil ? Mort aux mécréants !
– Laquais du mensonge !
En réponse, la face rubiconde du sectateur grimaça un sourire carnassier à l’attention du prince. Une hyène obèse, à la gueule écumante de pus, s’élança vers la victime désignée, claudiquant sur ses pattes torses.
Un garde s’interposa, portant un furieux coup de sabre sur la face répugnante.
Le monstre happa l’arme et le bras.
Puis la tête.
Puis il emmena le reste en clopinant, trainant le cadavre derrière une tombe pour le dévorer.
Les défenseurs restèrent figés d’horreur. La princesse et son fils se terraient, enlacés près du cercueil, les yeux exorbités et les membres tremblants.
– Arrière, séides de la Charogne !
Un déferlement cacophonique de ricanements obscènes accueillit la pauvre tentative de convoquer quelque courage.
Les deux derniers gardes qui en étaient encore capables se rangèrent à ses côtés et reprirent le serment, raidissant leur volonté.
Le maître des molosses éleva son bâton ; les bêtes chargèrent.
Le prince plongea sous la gueule de son assaillant, parant l’attaque de son bouclier et transperçant la gorge d’une feinte habile.
Une autre hyène, ivre de sang, se jeta sur le capitaine des gardes, le manqua et s’effondra sur lui. Ruisselant du sang du monstre abattu, le capitaine se releva en titubant. En défi aux monstruosités grotesques qui lorgnaient déjà avec envie les tripes nauséabondes, il leva son sabre et hurla :
– Pour l’honneur d’Oba Inku !
Le sourire mauvais s’élargit aux lèvres du maître de la meute. Ainsi, l’officier reconnaissait le prince comme roi ? Pour l’honneur ? Soit ! Un baroud d’honneur, ils l’avaient bien mérité !
Le sectateur tourna son regard cruel sur le nouveau Roi et leva vers lui un doigt accusateur.
L’attaque s’acharna, encore et encore. La garde finit par être submergée, le nouvel Oba et sa courageuse Obaya périrent, tous deux les armes à la main.
Le sectateur de l’œil dispersa ses hyènes et ouvrit le cercueil. Il allait pouvoir commencer…
– Mais… Où est l’enfant ? hurla-t-il.
Thorongil se réveilla en sursaut. On ne l’y reprendrait plus, à dormir sur une tombe…
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Des ergs ocre barraient l’horizon des étendues stériles, semées de roches brisées et inondées de lumière.
Soudain le silence brûlant céda à la vie. Une brèche surgit presque sous les pas du cheval. Une gorge profonde sinuait là, écrin d’émeraude et de fraîche pénombre : l’Oued cachée, l’oasis de Khenara, que les nomades nommaient aussi le Sourire de la Déesse, en raison de la forme de lèvres que prenait son canyon.
Le cavalier mit pied à terre, entrouvrant la visière de sa chèche pour observer le gouffre et y dénicher un chemin. Aucun garde ne veillait au sommet : le désert suffisait à tenir les étrangers à distance. Sans même une pression des jambes de son cavalier, la monture découvrit d’instinct le sentier et s’engagea dans la descente à flanc de rocher, sous le regard suspicieux d’un fennec aux larges oreilles.
Dans l’ombre des falaises, épargnées par les tempêtes du désert, montait un murmure de renouveau. Des palmiers dattiers majestueux élevaient leurs couronnes au-dessus des arbres fruitiers. Des maisonnettes de terre cuite émergeaient çà et là des massifs d’acacias et de tamaris, leurs racines profondément ancrées dans le limon du canyon. Des buissons de lauriers, piqués de roses et de blancs éclatants, bordaient le ruisseau qui zinzinulait sa mélodie apaisante. Les larmes précieuses de la Déesse serpentaient entre rochers éboulés, moulins et jardins, sautant de bassins en canaux.
Des effluves de menthe et de citronniers accueillirent le voyageur sous le ramage enjôleur des rolliers et des huppes. Une arche de pierre, sculptée par les siècles, enjambait le sentier. Le cavalier démonta : seuls les conquérants passaient à cheval la porte des cités.
Il s’aventura dans les méandres du village, de ruelles en ponceaux. La lumière du soleil, filtrée par les feuillages, dansait sur l’eau en volutes gracieuses. Les marchands jaugeaient sans retenue ce vagabond aux airs de seigneur, à la tenue maculée des cendres du désert, supputant les richesses cachées d’un Oloye en exil. Des jeunes femmes, au sortir du bain rituel, lui jetaient des œillades ourlées de kohl. Les guerriers saluaient d’un air grave, la main sur la poitrine, hochant la tête au passage de l’étalon.
Plus bas dans la vallée, les jardins et les cultures maraichères, protégées d’épineux, faisaient place aux pâturages des chèvres et des dromadaires. Quelques tentes aux motifs colorés se dressaient là, autour d’un grand bâtiment hérissé de pinacles rouges et adossé à la falaise. Le cœur du sanctuaire.
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L’oued coulait mollement, veine vitale serpentant à travers l'aridité. À ses rives, un groupe de paysans s'affairait, tentant de préparer la terre pour une nouvelle récolte d'orge. Leurs visages, burinés par le soleil, reflétaient une fatigue matinée de fatalisme.
Thorongil et les paysans maniaient la bêche, retaillaient les sillons acheminant l'eau précieuse, irriguant chaque parcelle de terre sablonneuse. Le chevalier, habitué aux champs de bataille, découvrait une nouvelle forme de combat : celui contre la terre stérile et le climat impitoyable.
D’ordinaire, les cavaliers, seigneurs de ces terres arides, s’estimaient trop au-dessus de la terre. Mais Thorongil devait payer pour la nourriture et les soins reçus, et les paysans n’avaient pas commenté son aide.
Au fur et à mesure que le soleil déclinait à l'horizon, le champ prenait vie sous leurs mains laborieuses. Les graines d'orge furent plantées, les vannes ouvertes, les gerboises pourchassées.
Après des heures à peiner côte à côte, les paysans remercièrent l’étranger :
– Puissiez-vous revenir pour la récolte, chevalier, dit une vieille femme en partageant son morceau de pain frais.
Elle semblait très pauvre, mais il eût été indécent de refuser. Alors Thorongil accepta, partageant en échange la poignée d’olives glanées au fond d’une jarre, au marché du matin.
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Aux heures les plus chaudes, nomades et paysans se retiraient à l’abri des canisses et des tentes.
Alors Thorongil visitait Farasi, renouvelait son eau et soignait son compagnon. À l’ombre des palmiers, il étendait son hamac et se prenait à rêver.
Etendu sous les frondaisons d’une vallée perdue, il contemplait un visage radieux abaisser sur lui son regard semé d’étoiles. La jeune femme lui parlait doucement. Le jeune homme buvait les paroles de son égérie, qui caressait ses cheveux avec la tendresse d’une mère.
– Vos yeux brillent des flammes de l’amour et de l’honneur, Dúnadan, vives et fugaces comme seules peuvent les concevoir le cœur d’un mortel. Le temps révélera si ces brandons sauront perdurer, chuchotait la voix.
La même question, toujours, revenait dans le regard de l’exilé.
Et la même réponse nourrissait de doute le cœur épris :
– Je vous contemple comme sous la Clarté des Deux Arbres de Valinor : avec affection pour l’enfant que vous me paraissez toujours et l’émoi d’une femme pour les hommages précoces de votre vaillance.
Puis le souvenir doux-amer, un sourire encourageant aux lèvres, quittait le Dúnadan. Thorongil retournait auprès de ses compagnons d’un jour, observant, écoutant et apprenant.
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Bôzisha-Dar, capitale des Obas du Bôzisha-Mîraz
Le soleil s’était abîmé derrière la Mer de Dunes. La lune pointait à peine sa fine corne blanche.
La cité s’illuminait d’une douce lueur argentée. Les ruelles étroites serpentaient vers la colline sacrée, semées de poussière d’or par les lanternes suspendues aux balcons ouvragés. Les façades des caravansérails étalaient leurs splendeurs. Les tours du sanctuaire de la Déesse Jeune se dressaient fièrement, majestueuses sous le ciel étoilé, dominant la colline de l’éternelle jouvence, dans le bruissement de la brise sur la palmeraie.
Les places publiques ronronnaient du murmure des conversations nocturnes, dans le parfum envoûtant du jasmin, souffle de la Déesse. Pèlerins et marchands chuchotaient à la fraîche autour d’un samovar, à la terrasse des auberges ou au seuil des tentes montées dans les jardins. Les discussions allaient bon train.
Car le Doyen de toutes les tribus était revenu. Après des années d’errance, il était réapparu, plus vieux et plus prolixe que jamais, des contes fabuleux et d’étranges nouvelles à la bouche. Et il l’avait affirmé : le prince et son épouse étaient morts !
Les nomades s’interrogeaient, les fidèles s’inquiétaient, les marchands tendaient l’oreille. Les sectateurs de l’Œil Rouge, contrairement à leurs habitudes, observaient une réserve prudente. L’on racontait que la dépouille du vieux Roi, que se disputaient l’Œil et le Sanctuaire de la Déesse, avait disparu dans des conditions troubles. Savants et présomptueux confrontaient hypothèses hasardeuses et sombres pronostics. L’avènement de l’Œil était-il advenu ? N’avait-il pas été annoncé ? Qu’était devenu le petit prince ? Ne fallait-il par rappeler d’exil la fille du Vieux Roi ? Que penser des exactions des Variags ? Qui allait gouverner le sanctuaire à présent ?
Mais Incânus avait disparu à nouveau. Son œil d’aigle avait jugé le temps mûr et il était reparti.
Son départ avait plongé la cité de la Déesse Jeune dans l’attente. Comme une femme enceinte, elle écoutait son pouls, elle auscultait son corps, elle scrutait sa gestation, retenant presque sa respiration, attentive au moindre signe du destin.
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Et le signe était venu.
À la porte du couchant, une rumeur avait germé :
Le cortège d’un Prince avait demandé passage.
Sa suite était nombreuse et magnifiquement harnachée.
Et sa présence renouvellerait la cité.
Un espoir insensé, irrationnel se répandit par les ruelles. Le bouche-à-oreille enflamma la cité enfiévrée. Les rues et les places se remplirent d’une foule excitée.
Enfin, au lever de la lune, on les aperçut !
En tête de la procession, le Doyen de toutes les tribus arpentait le pavé, jetant des regards sévères. Le peuple s’écarta pour le laisser passer. L’air solennel du vieillard augurait des merveilles…
Des enfants le suivaient, semant des pétales de fleurs colorées. Des hérauts du Bellakar, chamarrés de soie et d’or, marchaient derrière eux, s’arrêtant sur chaque place pour lancer un appel de leurs trompes d’argent.
Alors parut Oba-Inda Luuma, la princesse tombée en disgrâce !
Son apparition fit lever des clameurs. Revenue de son exil, elle gravit la colline sacrée sous les acclamations enthousiastes de la foule. Le peuple, rassemblé en grand nombre, se pressait pour apercevoir celle qui incarnait désormais l'espoir et le renouveau.
Ainsi, ce qui s’était dit était vrai : le prince Oba-Indu était mort. Les ruelles se remplirent de pleurs pour cette perte, et de cris de joie et de chants de louange pour la princesse qui, vêtue de sa tunique immaculée, chevauchait avec la grâce des princes de sa lignée, habitée par la gravité de l’instant. Sur son front scintillaient trois perles, parure en l’honneur de la Déesse.
Ô comble de félicité, la princesse portait devant elle un enfant : Oba-Wu-Indu Dayan, petit-fils du Vieux roi Oba Ragor. Le Doyen de toutes les tribus était allé arracher l’héritier des Barcides des griffes même de la mort ! En cette heure terrible où avait semblé sombrer la dynastie de leurs rois, la princesse leur revenait, protectrice de l’avenir de la lignée.
À leur côté, en grand arroi, chevauchait Kibir, l’Oloye du Bellakar, vêtu comme un pèlerin, de noble prestance. À sa suite s’avançait une compagnie des gardes de son pays, armés en guerre.
La Déesse semblait sourire aux destinées de cette caravane miraculeuse.
Les familles murmuraient des prières avec ferveur, mesurant le symbole et l’ampleur de l’hommage du Prince Kibir, à travers ce pèlerinage.
La procession, portée par la liesse populaire, atteignit le seuil du sanctuaire.
Des partisans de l’Œil étaient massés devant le portail, comme pour faire obstacle aux pèlerins. Graves, le regard mauvais et plein de fiel, les dignitaires observaient les événements.
Lorsque le Doyen de toutes les tribus parut, il éleva son bâton de marche, l’air parut se libérer, la lumière se vivifier, comme si se retirait une chape de pénombre. Les robes sombres de l’Œil fléchirent.
Une clameur s’éleva dans la foule et leurs ventres bedonnants, leurs robes richement décorées, leurs toques de soie précieuse durent céder passage. Leur influence, pourtant forte, ne leur avais jamais permis d’investir le sanctuaire et de le tourner aux fins de l’œil, malgré le soutien du Vieux Roi. À présent la liesse populaire démontrait combien cette emprise était basée sur la crainte.
Disciplinés et graves dans leur revers, il se retirèrent en silence, jetant des regards vers la foule. Il s’y trouvait quelques fidèles. L’œil n’était jamais en repos : ils reviendraient. Leur cohorte descendit la colline dans un silence oppressant, et les terribles sectateurs rejoignirent les tentes des nomades Variags.
Au sommet du Tell de la déesse Jeune, Oba-Inda Luuma démonta sa haquenée. Un silence respectueux s'installa, souligné seulement par le souffle léger de la Déesse. La princesse accueillit dans ses bras son neveu et se tourna vers la foule. Lui présentant Oba-Wu-Indu Dayan, elle leva le bras en signe de bénédiction.
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Oasis de Khenara
La jeune fille visitait souvent les rêves de Thorongil.
– Parcourez le vaste monde, qui pour vous est encore jeune ! Qui sait, peut-être cueillerez-vous des fleurs inconnues au bord de votre route ? Si ce n’était pour l’ombre qui se répand à nouveau en Terre du Milieu, je vous envierais.
Thorongil se réveilla au chant harmonieux des passereaux dans la palmeraie.
Le visage d’une beauté parfaite, mi-grave mi-moqueur, lui murmura encore, dans un demi-sommeil :
– Puisse la constance de votre engagement et de votre bravoure nous éclairer sur les sentiments que nous nourrirons l’un pour l’autre. Laissons faire le temps, votre vaillance et ma foi ![1]
Un appel haut et clair retentit dans le ciel encore pâle : les servantes de la Déesse appelaient aux ablutions du Matin.
Thorongil se plia avec grâce à cette saine coutume : rien ne vaut de l’eau fraîche au lever pour affronter la touffeur d’une journée de travail !
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Le soleil dardait son feu sur la nuque de Thorongil, arc-bouté sur un chenal d’irrigation. Il martelait avec ardeur des poteaux de soutien. Les tuyaux de céramiques blanches et bleues, arrimées à flanc de colline, dans la roche friable, nécessitaient une maintenance permanente. Le chevalier, en sueur, se releva, hélant ses compagnons de labeur :
– Cette section nécessite de hisser une pièce de soutien, que nous pourrions sceller ici… et puis là… !
Le maître de chantier, d’un air grave, opina du turban, mais les ouvriers s’écrièrent :
– La Déesse te rende tes bienfaits, Ô étranger qui nous apportes ta science et ton aide ! Mais ce que tu demandes est impossible ! Nous ne pouvons hisser aussi haut un madrier, à la seule force de nos bras, à flanc de falaise !
– Tu dis vrai, répondit Thorongil, d’un air pensif, mais il doit y avoir un autre moyen…
Quelques heures plus tard, l’équipe avait traîné une poutre de bambou au sommet de la falaise, en faisant le tour par l’extrémité de la vallée. Farasi avait assuré l’essentiel de l’ouvrage et à présent, c’était lui également qui actionnait le palan descendant la pièce de soutien vers les ouvriers arrimés à flanc de rocher.
Lorsque la canalisation fut rétablie, l’équipe se réunit autour d’un vaste plateau de cuivre, débordant de lentilles et de légumes, piochant à même le plat de trois doigts, partageant la joie du repos après la tâche accomplie en commun.
– J’ignore d’où te vient ce savoir en architecture, Ô Thorongil, mais nous te remercions pour ton aide !
Le maître de chantier ajouta, en mesurant ses mots et d’un ton plus prudent :
– Pourtant j’aimerais comprendre – La Déesse me pardonne si j’offense en toi l’étranger accueilli sous notre toit ! Tous ici nous connaissons et respectons l’art noble du dressage et de la monte. Aussi nous ne comprenons pas qu’un si fier coursier et un tel cavalier s’abaissent à de si basses besognes !
Le chevalier, un peu désarçonné par la question, vit les visages de ses compagnons se tourner vers lui. Il prit le temps de déglutir et d’essuyer ses doigts sur sa galette de pain, comme il avait vu la tablée le faire.
– À quoi sert de défendre sa famille et sa tribu, si l’on omet d’entretenir ou d’embellir l’oasis où elles vivent ?
Cette conception naïve et charmante fut accueillie avec indulgence, mais elle heurtait les valeurs des hôtes : la noblesse, sous les cieux indigo du Harad, se mesurait au courage en selle ; la richesse, à la taille des troupeaux ; la renommée, aux victoires de l’écurie de la tribu ; la magnanimité seulement, aux œuvres qui ornaient l’oasis. Thorongil se promit plus de retenue à l’avenir.
Mais un sourire bienveillant flottait sur le visage ridé et pensif du maître de chantier. Il conclut d’un air fataliste, resservant à la ronde le thé brûlant :
– Il n’est pas nécessaire de comprendre toutes les extravagances du Monde pour en apprécier les bontés ! Bénie soit la Déesse de t’avoir envoyé à nous, avec tes idées étranges et ta générosité !
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Thorongil s’éveilla en sursaut. Quelque chose clochait.
Il se redressa sur sa natte de palmes. Ses compagnons de fortune reposaient, dans le demi-jour tiède de la tente silencieuse. L’aube se levait sur un silence inhabituel : les fennecs ne glapissaient pas aux abords du ruisseau. Les aigrettes ne claquaient pas du bec pour leur parade matinale. Les passereaux ne piaillaient point. Aucun bruit. Pas même l’appel aux oraisons à la Déesse…
Voilà ce qui clochait…
En hâte, Thorongil se vêtit, ceignit son baudrier et sortit. Il fit quelques pas sur l’esplanade déserte, humant l’air lourd. Lourd d’une attente.
Personne devant le sanctuaire. Personne au bassin sacré. Il poussa jusqu’à l’enclos aux chevaux. Farasi avait disparu !
Les chevaux restants s’étaient rassemblés dans un coin, serrés autour de la vieille jument, et tous scrutaient dans la même direction, les oreilles pointées et l’air nerveux.
Soudain, un tourbillon de poussière annonça l'arrivée des pillards. Ils chevauchaient vers le campement en hurlant comme des démons, leurs sabres scintillant sous le soleil naissant. Les cavaliers déferlèrent comme la tempête du désert : ardents, aveugles, tourbillonnants et frappant de tous côtés à la fois.
Les assaillants avaient cerné le canyon dans la nuit, bloqué les sentes escarpées menant au plateau et chargé depuis l’extrémité de la vallée.
Ces razzias se perpétuaient depuis la nuit des temps. Les Variags du Khand emportaient la palme de la terreur, impitoyables aux hommes et cruels aux femmes. Le vol, le viol et le meurtre, érigés en principe d’honneur par le cycle immuable des rapines et expéditions punitives, cimentaient ces tribus depuis qu’elles avaient dépassé leurs rivalités, pour forger une puissante confédération.
Mais cette fois, les victimes avaient perçu un changement, une inflexion dans la violence : le cœur en rage, le regard fanatique… et l’étendard du Grand Œil en tête des escadrons.
Le poison de la foi s’était insinué dans les rangs des pillards Variags. La parole de l’Œil Rouge, dont le Seigneur s’était à nouveau levé au Mordor pour dominer l’univers et guider les hommes.
Les cris des pauvres gens retentirent, mêlés au tonnerre des sabots et au fracas des tentes qui s'effondraient sous la charge impitoyable. Les quelques braves qui parvinrent à saisir leurs armes et s’en extirper, furent massacrés. Les Variags envahirent l’oasis avec une brutalité expéditive acquise au fil des siècles de guerre, avec un raffinement dans la violence élevé au rang d’art de vivre.
D’un moulinet de son épée, Thorongil faucha un cavalier qui passait près de lui puis entreprit de dégager les occupants de la tente que le brigand venait d’abattre. Dans la fureur et la poussière, il tint conseil avec le chef de famille :
– Quelle place forte peut être tenue contre ces criminels ?
– Le sanctuaire : là nous pouvons nous barricader !
– Allons y établir une défense !
Sous la conduite de l’Oloye, les jeunes gens prirent aux agonisants les armes qu’ils purent trouver et le groupe partit, repoussant de proche en proche un maraudeur, les bras déjà chargés de butin, ou recueillant une rescapée, les jambes encombrées de marmots.
Mais une troupe de cavaliers s’avisa du groupe de fuyards en terrain découvert. Les brigands s’alignèrent et chargèrent. Un massacre s’annonçait. Soudain une flamme brune intercepta le cavalier de tête : un étalon, qui se cabra, décocha au capitaine un coup de sabot antérieur. Le spadassin tomba, tué sur le coup. Ses compagnons, tant pour venger leur chef que pour s’approprier une si magnifique monture, se détournèrent des rescapés pour s’emparer de ce nouveau butin.
Le pur-sang n’avait pas été harnaché et se débattait avec fureur. Un imprudent qui sauta sur son dos se retrouva catapulté dans une haie de cactus. Deux autres furent désarçonnés et piétinés sans pitié.
– Farasi ! Fuis ! Redescends la vallée ! ordonna Thorongil en joignant le geste à l’injonction.
L’étalon, poussant un hennissement puissant, comme adressé à son maître, lança une ruade, fracassant le casque et le crâne d’un grand Variag qui manœuvrait deux chevaux pour l’immobiliser. Il se lança dans les nuées de poussière, entraînant les pillards à sa suite.
La troupe de fuyards se rassembla à nouveau et reprit son chemin.
Enfin le bassin du puit sacré apparut dans la fumée. Le chevalier saisit un tronçon de lance brisée, fiché dans le corps d’une femme, et chargea un cavalier occupé à desceller la statue chryséléphantine de la Déesse Jeune. Le brigand s’avisa trop tard de son adversaire : il manquait d’élan et d’envergure. La lance le perça sous l’aisselle, un flot de sang jaillit et l’homme s’effondra barbe la première aux pieds d’une autre statue de la Déesse, celle qui accueille les morts en son sein.
Le groupe de fugitifs rejoignit l’entrée du sanctuaire. L’Oloye ordonna d’évacuer les non-combattants vers les cours intérieures, fit chercher des pierres pour barricader l’entrée et posta des tireurs aux ouvertures. Avec Thorongil, ils s’attelèrent à fermer les portes, arc-boutant leur hargne dans l’effort.
Mais les Variags avaient fait place nette sur l’esplanade et atteint le perron du sanctuaire. Ils démontèrent d’un bond et se ruèrent vers la porte, cimeterre au poing.
L’asile séculaire, le ventre nourricier de la Déesse allait être investi, les faïences brisées, le voile sacré déchiré en lambeaux. Les guerriers seraient éventrés, les femmes violées, les jeunes gens emmenés en esclavage. Et l’oasis blessée, annexée par le vassal du Mordor, arborerait l’Œil Rouge, nouvelle étape dans l’inexorable expansion.
Thorongil et l’Oloye sortirent pour s’interposer. Dans les tourbillons de poussière aveuglante, avec le goût amer de l’acier dans la bouche, ils imposèrent le prix du sang à quiconque approchait.
Des dizaines de rescapés les remplacèrent derrière les portes. Les énormes vantaux se refermaient, lourds et lents, mus par des paires de bras grêles, plutôt faits pour accomplir les rituels. Jamais la porte du sanctuaire n’était fermée, ce n’était pas là sa fonction. La Déesse forçait sa nature.
Enfin le premier vantail fut scellé. On appela les héros qui gardaient l’entrée.
Mais ils étaient serrés de trop près.
Les regards de l’Oloye et de Thorongil se croisèrent. Sans un mot, les deux guerriers se comprirent : les réfugiés devaient être sauvés. Le nomade se glissa entre les portes et s’arc-bouta pour fermer le dernier vantail, tandis que le chevalier taillait les membres et broyait les têtes qui osaient l’affronter.
L’assaut se suspendit un instant : Thorongil était seul à présent, ses opposants supputant leurs chances.
Puis les soudards s’élancèrent, dans le désordre, l’orgueil et la couardise propres aux troupes de pillards.
Soutenu de temps à autres par une flèche dardée sur ses ennemis, depuis les ouvertures du sanctuaire, Thorongil résista longtemps. Un assaillant après l’autre essayait de terrasser le champion, payant sa tentative de sa vie. Une hécatombe de brigands gisait en demi-cercle sanglant autour du chevalier, dressé devant la haute porte.
Mais le Cadir des Variags vint à passer avec sa garde rapprochée. Il rameutait ses troupes mais se rendait compte de l’échec de son attaque. La surprise aurait du tout balayer. Au lieu de cela, une place imprenable sans machine de guerre s’était barricadée et des phalanges armées de lances étaient en train de s’organiser dans le village, plus haut dans la gorge. Il avait perdu trop d’hommes. La situation n’était plus sûre. Il fallait déguerpir avec le butin. Mais avant…
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Les enclos avaient été brisés, les chevaux et dromadaires enlevés, les chèvres poussées devant les brigands. Quelques nomades, quelques habitants de l’oasis avançaient enchaînés, promis à une vie d’esclave.
Les brigands étaient repartis aussi vite qu'ils étaient venus, laissant derrière eux un paysage de désolation, mais un sanctuaire invaincu où perdurerait l’espoir et avait germé une haine implacable pour le Grand Œil.
Les plantes de ses pieds n’étaient plus qu’une croûte mêlant son sang et le sable. Thorongil, les mains entravées, était tiré par le Cadir des Variags lui-même.
– Tu nous as coûté cher, Etranger ! Par le Grand Œil, deux douzaines de guerriers abattus ! Mais qu’importe ! Tu vas me rapporter bien plus ! Et je savourerai ton agonie pour la plus grande gloire de l’Œil qui ne dort jamais !
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A suivre…
[1] Merci Corneille !