Thorongil

Chapitre 4 : Les larmes de la Déesse - P1 - Les nomades

5740 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/12/2024 18:44

LES LARMES DE LA DEESSE

 

Cette fanfiction participe à l’activité d’écriture de novembre-décembre 2024 :

Secret Santa, mettez le paquet !

Elle est écrite à l’attention de DreamingGreenHat

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Partie 1 : Les nomades

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« Aragorn prit alors congé d’Elrond et, le lendemain, fit ses adieux à sa mère, à la maisonnée d’Imladris et à Arwen, et s’en fut dans les terres sauvages. Durant près de trente ans, il travailla à la lutte contre Sauron et devint l’ami de Gandalf, duquel il acquit une grande sagesse. Il fit avec lui maints voyages périlleux, mais à mesure que les années passaient, il allait plus souvent seul. Ses courses étaient dures et longues, et il prit un aspect quelque peu sévère, sauf quand il lui arrivait de sourire, pourtant, il paraissait aux Hommes digne d’être honoré, comme un roi en exil, quand il ne dissimulait pas sa forme véritable. Car il allait sous maintes apparences et il acquit la renommée sous de multiples noms. Il chevaucha dans l’armée des Rohirrim et combattit pour le Seigneur de Gondor sur terre et sur mer, et puis, à l’heure de la victoire, il disparut de la connaissance des Hommes de l’Ouest, il partit seul dans l’Est et s’enfonça profondément dans le Sud, explorant les cœurs des Hommes, tant mauvais que bons, et déjouant les complots et les stratagèmes des serviteurs de Sauron. »

Le Seigneur des Anneaux, Appendices

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Dans le désert d’extrême-Harad

Le soleil immobile obnubilait l’indigo du ciel. Sur la crête des dunes, doucement, le vent poussait les longs et brûlants soupirs du désert.

Ils cheminaient lentement. L’humain menait sa monture en direction de la cime dominant au loin la chaîne du Mîraz. Le cheval guidait son cavalier au travers des pièges des étendues de sable.

Ils allaient ainsi depuis l’aube glacée. À présent, la fatigue et la soif coulaient sur eux comme une brise aride. La sécheresse avait durci les lèvres et épaissi les langues. Muets dans la solitude des grands ergs, ils avaient vidé en frères l’ultime outre d’eau et s’étaient lancés pour la dernière étape.

D’une façon ou d’une autre, ce serait la dernière étape…

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Un chant s’élevait limpide dans les brumes du soir. Ses inflexions divines planaient dans l’air serein, légères comme un songe. Délaissant la plume et l’aiguière, le jeune seigneur s’avança sous la futaie de bouleaux, en quête de la voix envoûtante.

Dans une clairière baignée de nuées d’argent, dansait une silhouette souple, miracle de grâce, vivante image du monde en sa prime jeunesse. À son appel, la ballerine se tut et se tourna vers le chevalier dans un murmure de soie, ses pas effleurant la mousse.

La lumière des yeux de la jeune fille tomba sur lui. Il glissa, émerveillé à ses pieds, l’âme ravie. Le visage grave de la belle s’inclina, son souffle parfumé caressant les lèvres du chevalier, plus doux qu’un baiser.

Le cheval veillait son maître évanoui, le protégeant du soleil et lui léchant le visage. La langue râpeuse de la monture finit par tirer son maître de sa léthargie.

– Ça va, Farasi, vieux frère, je suis réveillé à présent ! gémit le cavalier.

Il leva péniblement la tête et aperçut un couple d’urubus qui patientaient, à bonne distance. Les charognards avaient manifestement laissé quelques plumes dans leur confrontation avec son fidèle compagnon, mais ils ne renonçaient pas.

Le grand coursier s’allongea à côté de l’homme. Les mains gercées par la sécheresse s’agrippèrent à la selle, l’encolure luisante de sueur et de sable se raidit, le visage taraudé de soleil grimaça et, dans un effort conjugué, cavalier et monture s’arc-boutèrent.

Chacun avait retrouvé sa juste place : ils cheminaient lentement, l’humain guidant sa monture en direction des cimes du Mîraz, guère plus proches qu’hier, et le cheval trainant son cavalier au travers des pièges de sable.

Deux urubus couleur de cendre cerclaient au-dessus d’eux.

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Au détour d’un dôme de granit, les nomades apparurent, mirages sortis d’un songe, à demi confondus avec la plaine rocailleuse qu’ils arpentaient. En tête de la caravane trônaient les hommes, enveloppés de voiles rouges, juchés sur des dromadaires chamarrés comme des chars d’apparat, se balançant au rythme majestueux des vaisseaux du désert. Derrière eux trottinaient les chèvres harcelées par des adolescents graciles. Les femmes fermaient la marche, ombres encombrées de manteaux écarlate, d’enfants en bas âge et d’animaux de trait.

Notre cavalier et sa monture, aussi harassés l’un que l’autre, ralentirent le pas et attendirent.

Ami ou ennemi ? Dans leur état, il était inutile de courir.

Thorongil leva la main. C’était à l’étranger de s’exprimer le premier, de déclarer ses intentions pacifiques. En cela, le Harad ne différait ni des avenues pavées du Gondor, ni des combes sauvages de la Forêt Noire.

– Paix sur vous et prospérité à vos troupeaux ! souffla Thorongil d’un filet de voix rauque, que lui-même n’entendit qu’à peine.

L’un des dromadaires de tête obliqua, s’approcha, chargé d’étoffes et de dorures, tandis que la tête de la colonne tribale ralentissait, s’arrêtait et demeurait à distance. Le méhariste abaissa le drap qui lui couvrait le visage, dévoilant des yeux sombres, perçants et une barbe drue.

Le guerrier d’expérience, l’homme de confiance du chef, le héraut de la tribu. Le Cadir, lui, restait en retrait, par dignité, par pudeur.

Le regard d’aigle capta la haute lignée de Farasi, les traits tirés de l’étranger, ses épaules basses. Aucun équipement, des réserves d’eau insuffisantes… Sans son cheval, cet inconscient serait déjà mort. Et l’animal allait payer l’inconséquence de son maître autant que ce dernier. Dans le désert, un tel irresponsable ne méritait pas de vivre…

Mais quelque chose d’indéfinissable retint Mezror. L’entente étroite entre monture et cavalier ? Cette dignité secrète qui habitait les gestes de l’étranger ? La généreuse sollicitude du pur-sang ?

Le méhariste lança une outre.

L’étranger fit d’abord boire sa monture.

Bon point pour lui : il vivrait.

Puis il but l’eau prodiguée. À présent, il était l’hôte de la tribu. Dès cet instant, le moindre batcha[1] était responsable de lui. Dans le lacis complexe des vertus et des interdits qu’enseignaient les servantes de la Déesse aux Trois Visages, l’obligation morale d’accueillir et protéger le pèlerin ne cédait qu’au respect dû aux parents.

– Soyez le bienvenu sur nos pistes, ton étalon et toi !

L’émissaire et l’étranger échangèrent encore maintes courbettes et politesses avant de dévoiler leurs noms. Mezror entraîna finalement Thorongil dans la colonne.

D’une façon ou d’une autre, ce ne serait pas encore la dernière étape pour l’étranger…

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Mezror et Thorongil s’étaient levés bien avant l’aube. La Déesse ne sourit qu’à ceux qui s’assemblent pour la prière du matin, disait-on. Dans les ergs aux contreforts du Mîraz, le gibier était rare, toujours loin du campement.

Les deux compagnons chevauchaient, suivis chacun d’un batcha, jeune écuyer de chasse. Fiers comme un Oloye le jour de son mariage, les deux adolescents trottinaient derrière leur lige d’un jour, l’une portant poing levé un faucon aveuglé d’un capuchon, son cadet prenant soin des armes – un arc court à double courbure, des javelots, une lance.

À l’aube, les chasseurs atteignirent un vallon. Les pluies d’hiver inondaient probablement l’endroit : des pins, des arbousiers, des genêts croissaient là en grand nombre, au fond du cours intermittent de l’oued, dont un bras enserrait une colline, en un cercle presque complet, avant de se perdre dans les rocailles du désert profond.

Cette éminence semblait hérissée de lances de pierre, météores creusés par les forces de l’univers dans un autre âge du monde. Des chênes lièges, des aubépines, des genévriers s’entremêlaient autour des pierres levées, dans un labyrinthe impénétrable. La roche poreuse des pierres levées chantait dans la brise qui descendait du Mîraz.

Un air sourd, une mélodie entêtante, s’élevait de la colline, comme si les pierres, entonnant chacune sa mélodie, unissaient leurs voix en accords changeants. Thorongil se sentit transporté bien loin, sur une autre colline, il y a bien longtemps.

Lorsque les chasseurs parvinrent à la lisière des buissons de l’oued, une puissante senteur de lavande et de romarin se leva, portée par une courant d’air plus rapide. Un nuage passa au-dessus de la colline. N’y avait-il pas des mots dans cette complainte ?

Les chevaux refusèrent d’aller plus loin.

– C’est là terre des Djinns ! souffla le batcha, accouru au côté des cavaliers.

Thorongil démonta, lui confiant Farasi. La jeune fille, elle aussi, jetait des regards angoissés alentours, caressant l’oiseau de proie aveuglé.

Lorsque le chevalier atteignit le pied de la colline, le vent forcit, tirant des accents menaçants des pierres levées. Une ombre tomba sur la garrigue et le cœur des chasseurs.

– Ce sont les démons du désert ! Ils n’aiment pas qu’on visite leur Tell ! larmoya la jeune fille en caressant Farasi.

Le ciel s’obscurcit comme avant un orage d’été. On crut voir des yeux brillants cligner entre les pierres, dissimulées sous les ajoncs et les lentisques.

– Nous sommes perdus ! glapit la batcha.

– On raconte qu’ils foudroient leur proie, qu’il n’en reste qu’une statue de pierre calcinée ! renchérit son frère.

Et, en effet, le ciel s’était à présent couvert de nuages sombres, denses et si bas, qu’ils noyaient de leurs volutes menaçantes, les météores au sommet de la colline. Les blocs de pierre prenaient des formes humaines, saisies dans la fuite et la souffrance.

– Silence, Batchas ignorants ! intima Mezror. Cessez de jacasser comme de vieilles servantes ! On raconte beaucoup de choses sur les Djinns ! Mais leur arme la plus mortelle est sans doute la peur ! Quoi qu’il en soit, Thorongil, nous ferions mieux de nous éloigner. Cet endroit n’est pas propice aux vivants !

Des ombres se coulaient entre les météores qui ceinturaient le Tell. Le cœur oppressé, les chasseurs sentaient la nasse se refermer autour d’eux. Des traits acérés pointaient vers eux de tous côtés. Ils le sentaient.

Thorongil lâcha les branches de Ciste qu’il tentait d’écarter. Un sourire aux lèvres, le regard rêveur qui semblait porter bien loin de là, il s’écria :

– A Elbereth Elentari, Silivren Penna Miriel ![2]

Dissimulé au sommet du Sidhe veillait un vieillard, appuyé sur son bâton, au côté d’un archer aux yeux brillants et aux longs cheveux blancs.

– Ce jeune homme parle le Sindarin ! souffla l’elfe.

– Heureuse rencontre, en vérité, Seigneur de l’Anfaugwaith[3] ! murmura le sage, comme pour lui-même. Nous allons faire quelqu’un de ce… Thorongil !

Alors les brumes d’orage s’entrouvrirent, révélant un mirage azuré, piqueté de gemmes brillantes. Les cœurs s’en trouvèrent allégés. Puis, immédiatement, l’illusion se dispersa, emportée par les nuées.

Mais Mezror était mal à l’aise. Il y avait un temps pour tout. Cette heure de la journée n’était pas le moment assigné par la Déesse pour observer les étoiles. Cela n’était pas naturel et n’augurait rien de bon. Le nomade rassembla sa petite troupe, les adultes prirent les écuyers en croupe, et l’on alla voir plus loin si le ciel était plus serein.

Les Djinns ne sont que légendes. Mais laissons leurs Tells reposer en paix !

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L’eau sourdait au flanc des éboulis de grès, pure et froide. La Déesse versait là Ses larmes précieuses, comme au creux de grandes paumes bistre.

De larges veines claires striaient la pierre, comme autant de rides creusées par le chagrin de la Déesse pour les malheurs des humains, Ses enfants.

L’aube s’annonçait, rumeur grise au tréfond du monde. Thorongil avait fini son tour de garde nocturne.

Il descendit la colline et s’accroupit pour recueillir de l’eau et étancher sa soif.

Mais une vieille femme se tenait là, recueillie au bord de la source. Le guetteur, qui avait pourtant été sensé veiller, ne l’avait pas entendue venir…

Thorongil renonça, s’écarta, pour ne point déranger la quiétude du point d’eau : c’était l’heure de la première prière à la Déesse, qui appelait quiconque en mal d’un moment de clarté, d’un instant volé au temps qui court, suspendu entre l’oubli de la nuit et l’effervescence du jour.

La vieille semblait psalmodier les versets sacrés en souvenir de ceux qu’elle avait laissés derrière elle.

Mezror, à son tour, monta le chemin de son pas posé, où semblaient peser tous les soucis de sa charge.

Une jeune femme se glissa hors de sa tente et serra son châle de laines rouges autour de ses épaules menues. Les larmes de la déesse ornaient son front juvénile : trois gouttes d’opale au long d’une chaînette. Elle chemina, svelte et légère, le regard tourné vers ses pensées, dans le doux cliquetis de ses bracelets d’argent. Elle venait chercher réconfort dans la prière du matin.

En parvenant au bord du bassin, elle posa un instant ses yeux de biche sur Thorongil. Il y lut l’espoir chevillé au corps, la bravoure secrète des femmes, l’humilité d’une vie devant la toute-puissance de la Déesse.

Il rêva qu’une autre jeune fille, peut-être, à mille miles des déserts du Harad, s’adressait elle aussi à Elbereth, pour voir plus clair en son cœur indécis.

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Les joyaux de la Déesse aux trois visages s’allumaient un à un dans l’immensité du ciel. Au cœur de ce Harad lointain, les étoiles formaient d’étranges constellations, mais elles se déployaient sur un velours d’un bleu profond, à nul autre pareil.

Un feu de camp crépitait, autour duquel s’assemblaient les habitants de l’oasis et les caravaniers, en quête de chaleur et de compagnie. Les palmes sèches se consumaient en gerbes d’étincelles, jetant des ombres dansantes sur les visages des voyageurs fatigués. Un samovar de thé brûlant circulait parmi les convives, leur tirant des sourires de plaisir anticipé, des courbettes de préséance et des remerciements aussi sucrés que le breuvage qui coulait de haut dans les verres tendus.

Avec celle de Mezror, des tribus venues de fort loin avaient fait halte à l’oasis. Outre leurs marchandises, elles colportaient des nouvelles, avec leurs lots de malheur, d’espoir, de fantaisie, de mensonge et de conviction. Les conversations à mi-voix montaient douces comme l’air du soir, tandis qu’un oud égrenait des accords mélancoliques, majestueux comme une caravane en marche.

Un vieillard de haute taille, drapé dans une mante grise, s’avança vers le foyer. Un murmure de surprise et de respect courut, puis l’on entendit souffler le vent des dunes, tant s’était fait profond le silence de l’assemblée.

Attas Incânus, Doyen de toutes les tribus, s’assit devant le feu, déposant chapeau et bâton et sortant sa pipe de sa besace.

Sans doute, peu de gens entre ces voyageurs, avaient personnellement rencontré le vieillard au cours de leur vie. Mais il n’en était pas un qui ne connût son surnom. D’un bord à l’autre de la terre du Harad, et de génération en génération, les grands-pères avaient parlé du vieillard à leurs petits-enfants et répété ce que, de lui, ils avaient appris. Car il n’existait pas de village ou de hameau, si petit fût-il, qu’une fois au moins il n’eût traversé. Et quand Attas Incânus passait quelque part, on ne l’oubliait plus. (…)

Il allait par les routes, chemins, pistes et sentiers. Il avait suivi les vallées où bouillonnent et chantent les cours des rivières enchantées. Et le sol des brûlants déserts avaient calciné ses pieds nus. Depuis quand marchait-il ? Autant le demander à ses empreintes effacées. Quelle force le conduisait ? Quel rêve ? La sagesse ? La fantaisie ? Une inquiétude éternelle ? La soif insatiable de savoir ? Il arrivait, s’en allait, reparaissait des années plus tard.

À chacune de ses haltes, il faisait un nouveau récit merveilleux. D’où puisait-il sa science ? On ne l’avait jamais vu lire. Pourtant, des événements et des hommes qui, pendant les siècles et les siècles, avaient marqué les mers, les passes, les steppes, il semblait avoir gardé la mémoire. Il parlait de la Déesse comme s’il avait été son disciple, des Rois de Númenor l’Engloutie comme s’il les avait suivis de conquête en conquête, d’Umbar, la mère des villes, comme s’il en avait été citoyen et des carnages du Seigneur des Ténèbres comme s’il avait été trempé dans le sang des peuples massacrés et enseveli sous les cendres et les ruines des forteresses.

Il contait tout aussi bien la vie des temps présents et, alors, la chevrière ou le chamelier nomade, le ciseleur d’armes ou la tisseuse de tapis, la joueuse de damboura ou le potier du Bôzisha prenaient autant de relief que les héros et les dames de légende.[4]

Le vieillard lissa sa longue barbe grise, alluma sa pipe, en tira quelques bouffées puis, une lueur amusée dans le regard, commença :

– Il était une fois, dans une oasis lointaine au cœur du désert du Vatra, quatre hommes aveugles vivant ensemble en harmonie. Leur amitié était légendaire, car ils partageaient tout et s'aidaient mutuellement dans toutes les tâches quotidiennes. Ils tenaient de main de maître le caravansérail et les voyageurs louaient leur prévenance et leur chaleureux accueil. Un jour, s’en vint à l'oasis l’Oloya du Harj, avec sa suite nombreuse. Elle était une princesse généreuse, désireuse d’ouvrir des voies commerciales, de maintenir la paix avec ses voisins et d’entretenir le respect des croyances de tous.

Il y eut un mouvement dans l’auditoire. Il se trouvait là des sectateurs de l’Œil Rouge, qui s’agitaient. Ils furent enjoints de ne point troubler l’orateur. L’ombre d’un sourire satisfait passa sur le visage ridé d’Attas Incânus, qui reprit :

– Notre Oloya, clairvoyante et généreuse parmi les puissants de ce monde, fit un grand présent aux habitants, quelque chose qu’aucun d’eux n’avait jamais vu auparavant. Des murmures étonnés, admiratifs, certains même un peu craintifs, s’élevèrent parmi les domestiques du caravansérail.

Les quatre aveugles furent évidemment très curieux de découvrir ce cadeau qui laissait leurs serviteurs bouche bée. Chacun voulut toucher ce présent pour comprendre à quoi il ressemblait.

Le premier aveugle s'approcha du cadeau et découvrit un tube long et sinueux. Il déclara avec assurance : "Le cadeau est comme un grand serpent!"

Le deuxième aveugle, en palpant plus bas, toucha une assise solide d’où émergeait un vigoureux tronçon. Il s'exclama : "Voilà un arbre fruitier solidement enraciné dans le sol !"

Le troisième aveugle, se faisant hisser, caressa une large étendue couronnée d’un sommet pointu. Il protesta : "Vous vous trompez tous les deux! Le cadeau est comme une montagne!"

Enfin, le quatrième aveugle, palpant une sorte de corde soyeuse, tira doucement et conclut : "Vous êtes tous dans l'erreur. Le cadeau est un épais cordon, tressé d’étoffe précieuse."

Les quatre hommes commencèrent à se disputer, chacun étant convaincu de la justesse de son expérience et se moquant de l’inconséquence des autres. Leur querelle attira l'attention de l’Oloya, qui les observa un moment. La dispute s’envenimait au point que l’on dut séparer les quatre amis, qui prenaient leur entourage à témoin. Les serviteurs n’osaient donner raison à l’un ou à l’autre de leurs maîtres, si bien que la dame du Harj dut les départager.

Un serviteur de l’Œil interrompit alors le conte, tout bouffi dans sa mante d’apparat, de l’air du sage qui ne peut trop en révéler :

– Qui donc, entre tous ces naïfs privés de clairvoyance, qui donc pouvait voir la vérité ? Car il n’est qu’une vérité ! Il faut être armé de la puissance de l’Œil pour l’entrevoir !

En guise de réponse, le Doyen de toutes les tribus poursuivit, comme s’il n’avait pas été interrompu :

– Aucun des aveugles ne voyait la vérité plus que les autres, mais au moins se fiaient-ils à ce qu’ils avaient perçu, et non à ce que des esprits mal intentionnés tentaient de leur faire accroire ! Avec un sourire bienveillant, la dame du Harj leur dit : "Mes chers amis, vous avez touché une partie différente du cadeau et avez tous en partie raison, mais chacun de vous a complètement tort. Mon cadeau est en réalité un dromadaire, un vaisseau du désert qui vous aidera grandement dans vos travaux et votre négoce. Le premier d’entre vous a touché le cou de l’animal, le second une de ses pattes, le troisième sa bosse, et le dernier sa queue. Pour comprendre véritablement ce qu'est un dromadaire, il faut réunir toutes vos perceptions. Ce que vous voyez comme votre vérité n'est qu'une parcelle de la réalité. Les aveugles réalisèrent alors la précieuse leçon que l’Oloya venait de leur enseigner. Ils comprirent que leur ignorance et leur entêtement les empêchaient de voir la vérité dans son ensemble.

Le vieillard se redressa pour observer les réactions. Ces spéculations sur la relativité de la vérité semblaient indisposer les sectateurs de l’Œil. Ils jetaient au conteur des regards noirs, marmonnant entre eux de sourdes imprécations. Mais ce fut un humble caravanier qui se manifesta :

– Ô Doyen de toutes les tribus, pardonne mon doute, qui n’est certainement que le reflet de ma propre ignorance, mais comment les quatre sages et leurs serviteurs pouvaient-ils ne pas connaître le dromadaire ?

– C’est là une excellente question, mon jeune ami. Car le doute est le plus grand talisman de l’honnête homme : il garde d’une foi trop présomptueuse !

Cette fois, les sectateurs de l’Œil se levèrent, s’approchant du foyer avec une bruyante mauvaise humeur. Mezror et Thorongil se redressèrent vivement et s’interposèrent, la main sur la poignée de l’épée. Le regard d’épervier du chevalier défia le censeur de l’Œil et c’en fut assez pour le bedonnant dignitaire, qui se retira, entraînant avec lui sa suite de flagorneurs.

Le conteur, qui n’avait rien perdu de la scène, n’en maintint pas moins sur lui l’attention de l’assemblée, sans même besoin d’élever la voix :

– En vérité, ce dromadaire était un présent somptueux. Car il faut vous dire qu’en ce temps-là, les tribus ne voyageaient qu’à pied. Ce fut la Déesse qui leur accorda ce don formidable entre tous, par l’entremise de la dame du Harj. Car la Reine des Cieux n’abandonne jamais ses enfants dans le doute…

La lune montait lentement entre les étoiles, baignant la combe abritée d’une lueur laiteuse. Les nomades s’ébrouèrent, sortant peu à peu de la torpeur où les contes les avaient bercés. Il était temps de regagner sa tente ou son gourbi. Les familles se retirèrent une à une, laissant seuls Attas Incânus et Thorongil devant le foyer qui déclinait lentement.

Le Doyen de toutes les tribus terminait sa pipe, observant l’étranger d’un air tranquille, sans guère s’en cacher.

Un peu gêné par cet examen prolongé, Thorongil vint le saluer :

– Vous avez tenu tête aux indésirables ! Où comptez-vous aller à présent, Ô Doyen de toutes les tribus ?

– Ma voie se trouve d’elle-même ! Une caravane chemine, je la suis. Un mariage, une naissance, un cortège funèbre passe et m’emmène. Le vent souffle et me pousse. Le désert m’appelle à sa façon. Tout le monde a besoin d’un conte un jour ou l’autre. Mais vous-même semblez un peu perdu dans ces contrées méridionales…

– Tous ceux qui errent ne sont pas perdus.

Les yeux du vieillard luisirent un instant comme une braise ranimée par le vent. Il ajouta, comme en écho à la réponse énigmatique du cavalier :

– Tout ce qui est or ne brille pas.[5]

Ce fut à Thorongil de marquer un temps d’arrêt. Les deux hommes se dévisagèrent longuement, le vieillard supputant s’il pouvait compter sur son nouvel ami, le cavalier cherchant dans sa mémoire où il avait pu croiser ce vieillard si savant.

Comme s’il venait de prendre une décision, le Doyen de toutes les tribus se leva avec vivacité, ramassa son bâton et sa besace et fit mine de se remettre en route :

– Nous sommes appelés à nous revoir.

– Quand vous reverrai-je ? s’enquit Thorongil, la gorge un peu nouée.

De dessous les larges bords de son chapeau, les yeux brillants du vieillard lui adressèrent un sourire, une lueur de connivence :

– Chaque fois que vous aurez besoin d’un conte !

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Mezror et Thorongil se faisaient face. Farasi patientait, chargé d’une tente et des cadeaux de la tribu.

Le chevalier s’inclina profondément :

– Merci pour m’avoir sauvé et recueilli. Je vous dois la vie !

– C’est à la Déesse que tu dois la vie, par deux fois désormais, Gloire à Son nom ! Tu as fait partie de la tribu, pour un temps, voilà tout ! Et tu as remplis tes devoirs, tu fus de toutes les reconnaissances, de toutes les chasses, de tous les coups durs ! Tu ne nous dois rien.

– Quelle route va emprunter la tribu ?

– La saison prochaine, si la Déesse y consent, nous nous rendrons au Bôzisha pour y vendre les tapis confectionnés par nos femmes avec les soieries achetées au Sampar. Si le sort nous est propice, nous trouverons des épices aux forêts du Mîraz, et nous repartirons vers l’est.

Le héraut croisa les avant-bras sur sa poitrine et fléchit légèrement le buste :

– Puisses-tu cheminer au côté de la providence !

– Que votre route suive les pas de la Déesse, répondit Thorongil, qui avait appris la juste réponse.

Le chef de la tribu cautionnait ces politesses de sa présence, trônant impassible sur son dromadaire d’apparat. Il esquissa un signe de tête, ample et lent, comme il sied aux grands qui accomplissent les choses au temps juste.

Entraînant la tribu avec lui, il laissa les deux hommes se faire des adieux plus personnels.

– Il est temps que tu partes ! Les veuves commencent à se disputer à ton propos… lança le nomade avec à peine un tressaillement du sourcil.

– Si tu passais moins de temps en tête-à-tête avec ton faucon, les veuves causeraient plus de toi…

Les deux hommes esquissèrent un demi-sourire. Chez les nomades du Harad, l’estime mutuelle se manifestait dans le silence de la confiance.

Thorongil étreignit Mezror, prit Farasi par la bride, et s’en fut vers le sud.

– Continue de bien traiter ton cheval ! C’est la meilleure partie de toi !

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Les ombres s’allongeaient dans les plis de la plaine.

Droit devant se dressait le grand Tell d’épouvante.

Nul secours ne viendrait sous la lune pleine.

Là suspendait le jour cette course éprouvante.

 

Thorongil flatta l’encolure de Farasi.

Le Tell de la Déesse Aïeule s’avérait passage obligé entre la Mer de Dunes au nord et la chaîne du Miraz au sud. Mais ce soir, les lieux étaient déserts : aucune caravane n’avait établi son campement au pied de la colline. Aucune tribu nomade n’était venue rendre à la pierre la dépouille de la grand-mère morte en chemin, ni les restes glorieux du guerrier tombé en embuscade.

Les derniers feux du soleil allumaient des flammeroles au sommet des dômes semés sur la grande colline et caressait les traits de la Vieille Mère, gigantesque face sculptée de la Déesse aux Trois Visages, qui veillait du haut de la falaise sur la nécropole. Sous la face hiératique se dressaient les plaques votives, les mausolées, les tombeaux des humbles et des puissants, qui couvraient la colline sacrée.

Enfin la dernière lueur rose abandonna le visage tutélaire. Dans la pale lueur du soir qui tombait, seuls résonnaient les sabots de Farasi sur les dalles.

Dans le village de pierre, qui n’abritait que des morts, le chevalier voyait parfois surgir un feu-follet, infime embrasement des exhalaisons corrompues.

– Est-ce toi qui approches, fils du Nord, Ô Thorongil ?

La surprise fit broncher Farasi. Un tombeau avait appelé !

Thorongil tira l’épée. Ses jambes, contractées par la peur, transmirent toute la tension du cavalier à son compagnon quadrupède.

Dans le silence sépulcral de la pénombre, une voix s’était élevée. Usée, rocailleuse, embuée du brouillard des nuits où les morts s’attardent en lisière du monde des vivants, et pourtant nette et distincte, égrenant les mots avec lenteur, comme un revenant se rappelant sa langue d’autrefois.

Farasi fit mine de reculer. Une main sur l’encolure suffit à lui rendre son calme. Pourtant, une poigne cruelle avait saisi les entrailles de Thorongil :

– Il n’est pas raisonnable de craindre les morts. Pourtant celui-là connait mon nom, et plus…

D’une pression des genoux, le cavalier ordonna d’avancer. Doucement. Sur le qui-vive.

Ils cheminèrent au long de la ruelle qui montait jusqu’au puit, au sommet, près des somptueux tombeaux des Obas du Bôzisha Dar.

Une grande crypte avait été ouverte : la porte béait sous la lune, un sarcophage de pierre gisait vide. Qui cette mise en scène sordide attendait-elle ?

Raffermissant le poing sur la garde de son épée, Thorongil parvint jusqu’au puit, tira l’eau et fit boire sa monture. Toujours le cheval en premier. Puis il se désaltéra, épargnant quelques gouttes pour les points cardinaux, afin d’apaiser les esprits du lieu, comme on le lui avait appris dans la tribu. L’eau avait un goût de cendres.

– Que la grande paix du Tell soit sur vous !

Alors seulement il vit le feu, à quelques pas. Un feu ténu, mais véritable, un feu de vivant, de branches sèches et de feuilles mortes. Le petit brasier, mussé au creux des tombes, lançait des lueurs fugaces sur les roches levées et les dômes de pierres sèches. Derrière ce feu, abrité dans une cavité qui avait dû coiffer quelque catafalque, veillait un vieillard, assis en tailleur et fumant une longue pipe.

– Venez partager mon feu, jeune Thorongil ! accueillit la voix, dans un souffle las.

– Paix et honneur sur vous, Ô noble vieillard ! Les desseins de la Déesse sont bien singuliers, de nous réunir ici !

– Mais c’est que je vous attendais… souffla le vieil homme avec un nuage de fumée.

Il ajouta, le regard plein d’étoiles tourné vers le firmament :

– Mais peut-être cela entre-t-il dans les desseins de la Déesse…


Ce dont Attas Incânus et le chevalier Thorongil s’entretinrent cette nuit-là, nul n’en sut jamais rien.

.oOo.

A suivre…


[1] Un jeune serviteur. Terme emprunté à J. Kessel dans Les cavaliers.

[2] O Elbereth Reine des Etoiles, Radiant et brillant Joyau !

[3] Peuple du désert, en Elfe Sindarin

[4] Ce passage est emprunté à J. Kessel, dans Les cavaliers, avec le personnage de Guardi Guedj, l’Aïeul de tout-le-monde, qui ressemble trop à Gandalf pour échapper au rapprochement que je vous propose ici.

[5] Deux vers d’un poème attaché à Aragorn et sa lignée :

Tout ce qui est or ne brille pas,

Tous ceux qui errent ne sont pas perdus,

Le vieux qui est fort ne dépérit point.

Les racines profondes ne sont pas atteintes par le gel.

Des cendres, un feu s'éveillera.

Des ombres, une lumière jaillira,

Renouvelée sera l'épée qui fut brisée,

Le sans couronne sera de nouveau roi.

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