Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 52 : La malédiction du Carrock

8008 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/11/2022 00:42

La malédiction du Carrock

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Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr : « Le lieu sacré » de septembre-octobre 2022.

On tâchera de suggérer les émotions plutôt que de les mentionner platement.

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Une flottille de têtes blondes barbotait près de la rive de l’Anduin. Comme une canne, digne et attentive, leur gardienne, une petite grand-mère du clan, rameutait inlassablement l’escadre de ses poussins et poursuivait sa leçon de natation dans le courant lent et majestueux du grand fleuve.

Seul un garçon, Grumbar, faisait bande à part, dans un joyeux tapage avec ses deux chiens, au bord de l’eau. Il faisait beau, les insectes emplissaient le ciel de leur vrombissement amical, le soleil semait des sourires sur le clapot, quel besoin de se plier encore aux corvées du clan ?

De guerre lasse, la gardienne avait laissé ces têtes brûlées s’ébattre de leur côté, pour ne pas perturber sa leçon.

Infatigablement, Rouf l’intrépide plongeait et replongeait du rocher avec son jeune maître, sous le regard blasé du sage Muff, qui montait une garde vigilante dans l’eau, pour leur éviter les hauts-fonds.

Enfin, le cours de natation prit fin : les enfants du clan, fatigués, regagnèrent la berge. Leur gardienne les réunit autour d’un goûter de galettes et de miel tout juste essoré du rayon.

Mais Grumbar, Muff et Rouf continuaient leur chahut. La gardienne tenta d’y mettre bon ordre, mais le turbulent trio se montrait, comme toujours, résolument indépendant et fier de l’être.

Le neveu du chef de clan, l’un des « grands », qui avait sans doute besoin d’asseoir son autorité sur les petits, se mêla de l’affaire :

– Regardez ! Grumbar le marmonneur fait encore bande à part !

En effet, Grumbar ne semblait trouver plaisir que dans la compagnie de ces amis canins. Et ça, c’était pas normal. La plupart du temps, il baragouinait des choses que seuls semblaient comprendre les chiens, les poneys ou les bœufs. Pas normal du tout… D’ailleurs, Grumbar n’était pas son vrai nom : c’était un surnom signifiant « bougonneur ». Évidemment, ça non plus, c’était pas normal… et pourtant tous l’appelaient ainsi, tellement ça lui allait bien, lorsqu’il avait affaire aux humains !

– Peuh ! Tu ferais mieux d’apprendre sérieusement, avec nous les hommes ! Regarde-toi, tu nages comme tes chiens !

– Mêle-toi de tes affaires, Thorwald !

– En fait, les chiens nagent mieux que toi !

– Et que toi aussi !

La gardienne s’interposa, mais l’affaire s’envenima. Il fut question du père de Grumbar, qui avait été bizarre lui aussi, et finalement dangereux. Encore un truc pas normal… Les enfants sont cruels. Thorwald prétendit même que « Ton père c’est un meurtrier ! » …

On ne sut pas vraiment comment, mais à la fin, le rayon de miel se retrouva projeté sur le nez de Thorwald, et aussitôt un essaim d’abeilles l’attaqua !

La gardienne lança immédiatement des herbes dans le feu et plaça les enfants dans la fumée protectrice.

Trop tard pour Thorwald, qui était méconnaissable : ses petits yeux porcins se perdaient dans une face bouffie, congestionnée et cramoisie.

– Hé ben avec ça, t’auras même pas besoin de nager, tu vas flotter comme une baudruche ! ricana Grumbar.

Serrés les uns contre les autres, les autres enfants restaient pétrifiés, les yeux grands ouverts, certains la mâchoire pendante.

La gardienne, les lèvres serrées, les sourcils froncés, contint sa fureur : elle rassembla et emmena les enfants avec des gestes doux, sans réveiller la vindicte des abeilles.

– Je ne te laisserai pas terroriser le clan, jeune Grumbar ! C’est assez de ton père ! Je vais prévenir ta mère et le Conseil des Anciens !

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La rage au cœur, Berilyn emmenait son fils, tenant fermement la main du petit vaurien.

– Tu ne peux donc pas t’en empêcher ? Qui crois-tu va devoir soigner cet ahuri de Thorwald pendant des jours ?

Les chiens, tête et queue basses, geignaient doucement, comme si la colère maternelle s’abattait sur eux aussi. Le gamin tirait sur la main de sa mère, maugréant contre le monde injuste des humains.

Ils traversèrent les champs de graminées et de fleurs, parsemés de ruches, jusqu’au manoir : une solide bâtisse et quelques granges de rondins, fortifiés d’une palissade.

L’énergique maman réprima une larme en s’asseyant, misérable sur le banc de son perron : depuis la tragédie de son époux, elle et son fils vivaient seuls dans l’immense manoir. Grumbar – elle aussi l’appelait ainsi, à présent ! – s’occupait du bétail et des poneys, avec l’aide de ses chiens et sous la protection des abeilles géantes. Ils vivaient quasiment en autarcie. Avec ce qui venait de se passer, ils seraient certainement ostracisés…

Le petit déposa un timide baiser sur la joue mouillée de sa maman :

– Pleure pas maman ! C’est pas grave, tu sais : je te protégerai !

Deux brefs aboiements, solidaires et solennels, ponctuèrent ce serment d’enfant.

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La truffe en l'air, Rouf, Muff et Grumbar s’égaillaient sous les frondaisons. La forêt d'automne distillait ses fragrances d'humus et d'écorce mouillée. Rouf se lançait à la poursuite du moindre écureuil. Le petit rongeur s'enfuyait en rouspétant, ses joues gonflées de noisettes et de glands. Muff, dédaignant les laissées des cerfs, tombait en pâmoison devant les chanterelles. Les trois amis se roulaient dans la douceur des combes tapissées de mousses, s’étourdissaient d’ocres et de roux, humaient la bruyère qui surplombaient les tourbières. Et de glisser sans bruit sur le camaïeu doré des feuilles. Et de se blottir sous l’intimité des taillis. Et de gambader entre les arbres qui chuintaient leur chanson d’automne dans la brise dévalant des pics enneigés.

Soudain, les trois amis s'arrêtèrent à l'unisson : une odeur d'homme !

Mais pas n'importe quel homme... En un regard, ils se comprirent : celui-là était un vieux mâle, sec et lapidaire.

Grumbar le reconnaissait. Le vieux Sarro. Une odeur acide comme un pet de blaireau ronchonneur, un fumet endurant, entêté et rugueux comme un chêne. Grumbar avait passé des heures cuisantes sous sa férule impatiente et obstinée, durant maintes corvées du clan. Le gaillard n’avait qu’une qualité : il savait se taire.

Une lueur espiègle s’alluma dans le regard du garçon. Il s’accroupit. Ses chiens se figèrent, la tête immobile, tendue vers l’objectif, mais les membres tressaillant d’impatience. Le jeu commençait. Ils étaient en chasse.

Lentement, aux aguets, le trio se sépara, se coula à l’ombre des bosquets, rampa dans les creux, contourna les espaces découverts, s’aplatit sous les branches, se dissimula derrière une souche. Chacun progressait en épousant la moindre irrégularité du terrain.

Leur proie, inconsciente du péril, mâchouillait sa racine de coudrier torréfié, chique amère qui lui gonflait la joue. Installé sur un tronc couché recouvert de peau, le guetteur lorgnait avec nonchalance un pan de montagne, crachant de temps en temps un jet de salive épaisse et noire à ses pieds. Il devait être de garde ce soir-là.

Un froissement de feuilles détourna son attention vers la gauche, tandis qu’une ombre infime la tirait en lisière de sa droite. Alarmé, Sarro se leva, brandit sa lance. On approchait en silence. En plein jour. Pouvait-ce être des wargs ou des gobelins ?

Sa respiration s’accéléra. Une bouffée d’adrénaline chassa toute léthargie de ses membres noueux. Le guerrier sentit circuler en lui le feu du combat, dégageant le souffle et fouettant la vigueur en sommeil. Sa lance se fit légère sous ses phalanges, prête à s’envoler, guidée par le besoin viscéral d’occire avant d’être occis. Il recula de quelques pas, enjambant le tronc mort.

Bien vite, les chiens ajustèrent leur position pour encercler leur proie, se dévoilant au guerrier qui poussa un soupir mi-rassuré mi-excédé, abaissa sa lance et s’arrêta de reculer. Deux chiens du village ! Il fit face aux molosses, leur criant « couché » d’une voix de commandement. Muff et Rouf changèrent de ton, passant des grondements menaçants aux aboiements hésitants. Quel mauvais joueur, celui-là !

Alors Sarro se rendit compte d’un intrus dans son dos. La barbe drue et altière, il jeta par-dessus son épaule, du ton supérieur de l’adulte tançant son cadet :

J'aurais pu te tuer, jeune idiot ! Tu devrais rester au village avec tes chiens !

Grumbar se tenait derrière lui, solidement campé, les bras croisés, une grimace accueillant la rodomontade de son ancien maître. Ainsi, ce vieux blaireau osait la ramener alors qu'il s’était laissé surprendre dans sa veille ! Il méritait une leçon ! Le ressentiment gonflait le cœur du jeune homme, obscurcissant son esprit. Mais au fond de son âme où grondait la colère, Grumbar savait bien pourquoi il en voulait au guerrier : il avait réussi à impressionner ses chiens, à commander en maître à ses amis ! Ses seuls vrais amis.

Sarro se retourna, croisant le regard noir du jeune homme.

Lorsqu’il le reconnut, le teint du guerrier vira au gris et ses épaules s’affaissèrent. Quelque-chose dans la tournure du jeune homme l’avait terrassé. Grumbar le vit se tasser sur lui-même, s’agripper des deux mains à sa lance. Ses yeux exorbités se levaient haut vers le géant, atterrés dans son ombre écrasante. Sa barbiche tremblotait, flasque et terne sur sa face décomposée…

Le jeune homme savait avoir grandi et pris de l’assurance ; mais il fut surpris par la réaction de ce vétéran, ce chasseur chevronné. Un plaisir barbare fit frissonner l’échine de Grumbar. Un sang de prédateur irriguait ses artères et gonflait sa musculature. Pour rien au monde le géant n’aurait montré sa surprise ; au contraire, il laissa enfler sa colère avec délectation.

Le visage du vieux avait pris dix ans d’un coup, marqué de cernes et tendu de lambeaux larmoyants. Se sentait-il en faute ? Sous le regard scrutateur de Grumbar, le chasseur se mit à gesticuler comme un damné à l’hallali. Non plus la peur qui mobilise les facultés du guerrier, mais la terreur panique qui submerge, l’instinct qui chuchote que la mort le regarde.

Devant cette agitation, les chiens se mirent à geindre, la queue basse, les oreilles inquiètes, quêtant un signe de leurs yeux implorants, tant auprès du vieux chasseur que de leur jeune maître. Les yeux écarquillés, le regard éperdu, Sarro tentait de pointer sa lance de ses mains tremblantes, mais le cœur du chasseur battait la chamade et ses jambes le trahissaient.

L’ombre d’un sourire cruel aux lèvres, pesant de son regard impitoyable sur le vieux, Grumbar savourait cette revanche sur les heures d’humiliation à jeûner, à collecter du bois, à construire des pièges, à assurer la garde du camp des jeunes chasseurs, à supporter le jugement du clan à son égard. Il outrait son air sévère, roulant des biceps et des épaules. Comme il se sentait à l'étroit dans ses braies de jeune homme, devant ce chasseur, son maître autrefois, qui se tortillait à présent comme un vieillard effarouché.

Le chasseur, livide et courbé, eut à peine la force d’articuler :

Tu es bien comme ton père ! Que Bema Wealdafréa[1] nous protège !

La parole humaine ramena Grumbar de son gouffre d’orgueil et de colère. Il leva la paume lentement, d'un geste apaisant pour lui-même. Comme libérés d'une fascination, Muff et Rouf se redressèrent, frétillants et jappant doucement, retrouvant leur jeune maître.

Que sais-tu de mon père ? demanda avidement Grumbar, grognant presque.

Toute majesté l’avait quitté, lui rendant son air juvénile, son ardeur inquiète.

Le chasseur, honteux, se redressait lentement et épongeait son front en nage. Un voile d’austère retenue sembla tomber sur son visage, comme sa silhouette regagnait sa dignité. Il reprit son souffle, leva son regard chargé d’orage sur le jeune impudent et déglutit avec difficulté :

Ta colère m’a rappelé ton père, voilà tout.

Je vous en prie, dites-moi pourquoi ! Pourquoi avez-vous eu peur ? Pourquoi tout le village se défie de moi ? Est-ce à cause de mon père ?

Tu me pries, à présent ! Te voilà bien poli tout à coup… Moi je dirais que c’est toi qui tiens le village à l’écart ! C’est en toi…

Vous me cachez quelque chose d’important ! Parlez-moi de mon père !

Je n’aurais pas dû évoquer cela. Tu peux encore échapper à la malédiction des tiens.

Quelle malédiction ? Celle de mon père ? Où est-il ?

Ton père nous a quittés ! Mais ce n’est pas à moi de dévoiler ce que le clan a déclaré tabou !

Chacun avait retrouvé son rôle. L’adulte ne portait pas l’adolescent dans son cœur. Il avait des raisons d’en avoir peur, mais il s’en tiendrait à son devoir. Sans un mot de plus, Sarro lui tourna le dos et retourna à sa garde.

Grumbar savait qu’il était inutile d’insister.

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Elle attendait.

Assise du bout de la fesse sur la margelle, elle attendait.

La belle, penchée sur l’eau, balançait doucement ses épaules gracieuses. Elle attendait.

Le regard égaré, romantique, dans les reflets de la fontaine, mais l’œil épiant le galant, elle attendait.

Les jambes croisées sagement fusant de sous sa robe de lin, dans une posture à la désinvolture savamment étudiée.

Depuis des jours, elle tournait autour de lui. Elle avait entendu la mère envoyer le jeune homme à sa corvée d’eau. Elle avait pris son seau, ses sabots ; elle avait couru et elle attendait.

Il ne pouvait plus la manquer.

Grumbar parut, sa barrique sur l’épaule, suivi de ses corniauds attelés à une ridicule cariole chargée de baquets.

Le grand gaillard s’arrêta. Il posa la barrique et ses bras retombèrent le long de son corps immense et musclé. Il s’immobilisa, contemplant la jeune fille à la fontaine.

Les épaules et les bras nus d’Embla éclaboussaient le sous-bois d’une clarté laiteuse. Les fleurs dans les cheveux de la belle chantonnaient une aria qui embaumait le printemps. Ses yeux d’azur promettaient des mystères et du bonheur pour toutes les saisons à venir. Elle semblait une nymphe des bois égarée au village.

Grumbar prit une grande inspiration et poussa un long soupir ému. Rouf et Muff penchaient la tête, une oreille levée et l’autre consternée devant l’air idiot de leur maître.

Embla battit des cils.

Grumbar resta figé.

Embla inclina son doux minois d’un air engageant.

Aucune réponse au stimulus.

Embla sortit le grand jeu, regard de velours, sourire timide, voix de gorge intime, intonation complice :

Bonjour Grumbar…

Le jeune colosse émit un borborygme étonnant, mélange mal dégluti de « b’jour », « belle » et « Embla ».

Wouf ? appela Muff du ton d’un « T’es avec nous Grumbar ? »

La jeune fille laissa échapper un éclair irrité, qui traversa le ciel limpide et envoûtant de son regard. Voilà que le clébard s’en mêlait ! Il fallait le mettre de son côté !

Embla jeta une œillade à Grumbar puis s’accroupit, sa taille bien cambrée et son regard filtrant à travers ses longs cils pour juger du succès de ses minauderies.

Des deux mains, elle attrapa tendrement Muff par la peau du cou et se mit à le flatter :

C’est un bon gros toutou, ça ! Ça veille sur son maître jour et nuit ! Ça le quitte pas d’une semelle ! Ça partage tout ! Ça mange dans la même gamelle !

La jeune fille gratouillait le molosse derrière les oreilles. Lorsqu’elle sentit l’échine du chien se détendre sous ses caresses, elle lui appuya un gros baiser sur la truffe, en frissonnant intérieurement de dégoût.

Muff, groggy, vaincu, empestant la violette, s’étala comme une carpette. Embla, un petit sourire narquois au coin des lèvres, se releva avec une grâce de vainqueur.

Elle s’appuya sur le torse de Grumbar et se mit à jouer avec les mèches noires du jeune homme.

– Comme c’est gentil de venir m’aider à porter mon seau ! Comment vais-je pouvoir te remercier ? susurra Embla.

Aiguillonné par cette allusion à sa force virile, Grumbar remplit barrique et baquets en un tournemain, jouant des biceps avec aisance.

La jeune fille reprit sa place au bras du colosse. Lorsque la main légère de la donzelle s’aventura sous la tunique entrouverte de Grumbar – Ben dis donc, tu dois tenir chaud en hiver, toi ! – un long frisson hérissa l’échine du jeune homme.

Aussitôt, Rouf se mit à protester, geignant et grondant à demi.

– Je crois que lui aussi veut un gros câlin ! gloussa Grumbar avec un sourire niais, en se baissant vers son ami.

Embla se raidit et lança avec aigreur :

– Oh, ça suffit, avec les corniauds ! C’est toi qui m’intéresses, gros bêta !

Un orage barrait le front charmant de la jeune fille, dont les yeux clairs lançaient des éclairs.

Blessé dans sa candeur, Grumbar eut un mouvement de recul.

Cette fille n’avait donc pas de cœur ! Elle avait bichouillé Muff sans penser à Rouf ! Quel manque de tact ! Et la sournoise n’aimait même pas vraiment les chiens ! Si elle pensait qu’il allait se laisser prendre à ses mamours et semer la discorde entre les trois amis, elle se trompait lourdement !

– Bon ben c’est pas tout ça ! J’ai plus de place dans ma cariole ! Faudra porter ton seau toute seule !

Le géant lui tourna le dos et s’en fut à grandes enjambées, sa barrique sur l’épaule, sa charrette suivant comme un toutou cahotant au bout de sa laisse, et les deux vrais toutous jappant joyeusement devant lui.

Une rage sombre bouillonna dans les entrailles de la jeune femme. Un pli vengeur naquit à la commissure de ses jolies lèvres :

Quel ours mal léché ! Tu vas voir !

.oOo.

Au centre du village, sur une plate-forme de pierre, trônait la maison commune du clan, bâtie de rondins superposés. De rares petites fenêtres perçaient les murs, tendus de rideaux épais en cet hiver rigoureux. D’énormes troncs dressés au centre formaient les mats d’une solide charpente en double pente. Un étage supérieur, au milieu du bâtiment long et bas, servait de grange à fourrage et de réserve à grain, mais le rez-de-chaussée accueillait les familles en visite ou les nécessiteux sous la protection du chef de clan.

– C’est là ! aboya Grumbar, mécontent de s’être laissé forcer la main par l’étranger. Alors maintenant…

– Wiii ! Grand merci, mon garçon ! le coupa le vieux bonhomme d’un air volubile.

Le court personnage, tout de brun vêtu, gesticulait avec enthousiasme. Sa toque, dont les ailettes repliées lui faisaient comme une cagoule de fourrure, tressautait au rythme de ses exclamations passionnées. Il accueillait constamment – qui sur son bâton, qui sur ses bras et ses épaules, et à l’occasion sa coiffe – quantités d’oiseaux de toutes sortes, qu’il renvoyait avec le gazouillis approprié :

– … mais je vais encore avoir besoin de toi ! Trluit ! Tu sais bien combien ces gens peuvent se montrer sauvages ! Zhuit zhuit ! Il faut absolument me présenter à la communauté ! Tititi titity ! Tu m’as bien dit que la Loi de la Forêt obligeait le clan à accueillir les pauvres gens ? Turuit turluruit !

– Humf, oui mais…

– Parfait ! Wiii ! Tu ne vas pas laisser un honorable vieillard sous la neige ? Kèskèçè ! À moins que tu ne veuilles me recueillir pour l’hiver dans ton manoir ? Turuit turluruit !

Les sourcils hérissés, Grumbar abaissa un regard fatigué vers son compagnon. C’est ça : ce vieux bonhomme débordait d’énergie, il en était fatiguant ! Muff et Rouf tournaient autour d’eux, le regard taquin, le battement de la queue tout joyeux, la langue pendante sur le côté qui semblait dire : « Bon alors tu te décides ? » Ses deux amis avaient tout de suite adopté le trublion, accueilli comme un vieux camarade, qui savait comme lui le langage des animaux et des oiseaux.

– Bon, c’est d’accord ! soupira Grumbar.

Le géant s’avança, écartant la tenture de laine.

Bong ! Il se cogna la tête sur le linteau sculpté !

– On dirait que tu as un peu oublié le chemin de la maison de ton propre clan !

Se frottant le front, Grumbar grommela un grief bien senti envers les petitesses du clan et s’apprêtait à tourner les talons, lorsque le vieillard rit de bon cœur, poussant le géant à l’intérieur. Ce rire ruissela sur le colosse comme une bruine bienfaisante, lavant douleur et mauvaise humeur. Il entra.

Le foyer central rougeoyait, chargé de venaisons et d’un grand chaudron de gruau, que remuait une dame échevelée au regard perçant. C’est là que se réunissait le clan pour les veillées. Tout autour, les invités du clan, les pauvres gens protégés par le chef de clan avaient installé leurs couvertures. Le confort était rudimentaire mais l’endroit sain et chaleureux. Des jambons de sangliers pendaient aux poutres autour de l’immense cheminée centrale qui finissait de les fumer. Des peaux d’animaux séchaient là, en attendant de devenir des vêtements et des couvertures.

Assises en tailleur par petits groupes, les femmes tissaient ou reprisaient. Les hommes réparaient des outils tandis qu’un énorme guerrier, à l’épaisse chevelure noire, puisait dans un tonneau de quoi remplir des chopes, qu’il distribuait autour de lui. Dans un coin, à la lueur du foyer, des enfants jouaient du pipeau et du tambour, sous la houlette d’une femme imposante.

Lorsque Grumbar entra, les conversations s’interrompirent, les rires s’étranglèrent, la musique se tut.

Tous les visages se tournèrent vers l’intrus, mâchoires serrées, sourcils froncés, regards voilés d’une peur diffuse. Les postures des villageois, figées dans leurs activités du soir, suintaient la désapprobation.

Grumbar s’inclina légèrement, tenant l’assemblée sous son regard sombre. Seules quelques femmes, les parentes de sa défunte mère, lui répondirent franchement, le visage illuminé d’une lueur de compassion.

Sarro et quelques autres se levèrent pour se tenir au côté du chef. Muff et Rouf se postèrent de part et d’autre de leur maître, comme pour couvrir ses arrières, le poil hérissé et le grondement bas.

La femme hirsute au regard sagace laissa un instant sa marmite et vint glisser un mot à l’oreille de l’énorme guerrier, qui s’avança alors, le pas lourd, le geste sûr et la parole obéie :

– Le clan accueille tous ses enfants ! Nous connaissons ton compagnon de longue date. Prenez place parmi nous !

… sous la protection de la Loi des Forêts ! ajouta-t-il pour faire bonne mesure.

Interloqué, Grumbar se tourna vers « son » vieillard "connu de si longue date" avec un froncement de sourcils plein de reproche. Radagast – vous l’aviez reconnu, j’espère ! – lui répondit d’un sourire radieux et d’un clin d’œil malicieux. Le magicien brun congédia ses oiseaux qui allèrent se poser dans les poutres de la charpente centrale, puis il enchaîna, se tournant vers les villageois :

– « Aux temps d’avant la mémoire, s’assembla la tribu de nos ancêtres. Nos histoires les plus lointaines content comment les pères de nos pères foulaient les sous-bois du grand nord. Ils vivaient de la chasse et de la cueillette et en ce temps-là tous, femmes et hommes couraient les forêts. Leur seigneur enseignait les secrets des bois aux jeunes de la tribu. Il les emmena un matin pour la chasse rituelle, qui ferait d’eux des adultes. Sa fille Barwen et son fils Baran, ses jumeaux, y participaient. Les deux enfants avaient tissé des liens très profonds. À la chasse comme au jeu des énigmes, ils semblaient ne faire qu’un… »

Radagast était lancé. L’assemblée reprit ses occupations, sous le charme de ses babillages.

Embla se trouvait dans la salle commune ; elle avait tressailli à l’apparition de Grumbar. Lorsqu’elle fut sûre qu’il l’avait vue, elle se lova avec affection et affectation dans les bras d’un jeune homme assez réticent, qui voyait avec effroi son immense rival s’approcher. Mais notre colosse, inébranlable, passa devant le couple en regardant droit devant lui. À peine Rouf se permit-il un petit jappement de mépris.

Grumbar se coula dans la pénombre et s’accroupit dans un coin, parmi les nécessiteux. Rouf et Muff se glissèrent sous les coudes de leur ami. Une vieille dame, noueuse comme un sarment de vigne et sèche comme une souche, s’approcha de lui. Elle jeta un regard désapprobateur aux chiens, mais lui donna un bol de gruau. Dans le clan, personne n’était laissé de côté.

Grumbar remercia d’un hochement de tête et s’installa confortablement.

Il était plus à l’aise avec les animaux qu’avec les humains… mais il adorait les histoires…

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Grumbar remâche sa rancœur.

Contre ce clan rigide et omniprésent, qui certes ne rompt pas les ponts, mais le laisse à l’écart, par ces regards défiants, cette gêne furtive qui souligne son arrivée, ces démarches qui se pressent lorsqu’on le croise.

Contre ce silence qui pèse au conseil, cette mise à l’index implicite et muette dont sa mère a tant souffert avant de succomber. « Tu n’es pas responsable des actes de ton père ; mais, que veux-tu, tu lui ressembles de plus en plus », lui a confié le chef du clan, tout en refusant de dévoiler les crimes de ce père honni. « Il est des choses qu’il vaut mieux ne pas réveiller… »

Rancœur contre lui-même, surtout, son désir fauve de dominer l’adversité, son échec à rejeter son héritage trouble, son orgueil enfin à repousser les rares mains tendues.

Rouf et Muff lui tiennent compagnie, comme toujours, ses seuls vrais amis. Les deux chiens tendent l’oreille, scrutant tantôt le dos vouté, la démarche accablée de Grumbar, tantôt les ombres peuplant ces coteaux boisés des Monts Brumeux, à l’ouest du fleuve. Par leur présence, leur dévouement sans condition, ils savent alléger l’humeur sombre de leur maître, après une rebuffade ou une maladresse du colosse.

Les amis atteignent un promontoire. Grumbar hume la brise du soir, qui charrie des nuages menaçants. Il aime cette vallée, ces prairies piquetées de ses ruches et où vaquent ses fidèles abeilles, ce fleuve généreux où il pêche le saumon, ces collines où il chasse parfois le chamois.

"Il y avait des arbres, des chênes et des ormes semblait-il, de vastes étendues d'herbages et une rivière qui courait à travers tout cela. Mais pointant hors du sol se voyait, juste au milieu de la rivière qui s'enroulait autour, un grand rocher, presque une colline de pierre, semblable à un dernier avant-poste des lointaines montagnes ou à un énorme fragment projeté à des milles dans la plaine par quelque géant."[2]

Son domaine ! Les chasseurs du clan n’osent plus s’aventurer jusqu’ici. Mais lui régnera en maître là où d’autres ont abandonné !

Les Monts Brumeux projettent une ombre croissante, qui s’insinue dans les plis du terrain, se faufile sous les halliers. Grumbar inspire une dernière bouffée, prérogative du propriétaire jouissant de sa terre.

Il se retourne vers la montagne. Une odeur de fauve ! Un fumet sournois, tout de force perverse courant sous la lune ! Ҫa pue la malice et la férocité !

Les chiens l’ont sentie aussi. Rouf montre les dents, le poil hérissé. Muff se traîne pitoyablement, urinant de peur.

– Mets-toi à l’abri, ordonne Rouf.

– Il ne faut pas traîner ! supplie Muff.

– Ensemble ! rugit Grumbar

Le jeune homme saisit lance et massue puis dévale la pente.

Le souffle profond, la foulée longue, les chiens à ses côtés. Les trois veilleront les uns sur les autres.

Un hurlement derrière eux. La nuque en sueur, glacée par ce cri qui monte. La traque est lancée !

Les trois amis courent à en perdre haleine, encore et encore.

Derrière eux, des foulées puissantes battent les feuilles.

Là, juste derrière eux, il sent l’haleine cruelle de leurs poursuivants.

Grumbar se retourne, prêt à frapper !

Le silence a figé les bois. Aucun poursuivant. Aucun chien. Ils ont dû dévaler à gauche de l’escarpement, lui a pris à droite…

Un dernier regard vers les collines. Rien de ce côté. Grumbar s’élance dans la pente.

Oui, à gauche, ça grogne et ça se menace !

Deux wargs ont acculé Muff et Rouf au bord d’un promontoire surplombant le fleuve ! La pelisse argentée des monstres luit dans les rayons de lune. Les loups d’outre-monde, énormes, roulent une musculature impressionnante, cherchant la faille dans la défense des chiens. Ils ne vont en faire qu’une bouchée…

Grumbar s’avance, hurle en jetant sa lance sus à l’ennemi, de toutes ses forces.

L’arme glisse sur le poil épais du monstre, qui tourne sa gueule vers lui.

– Regarde qui va là, compère Roar ! gronde le warg en salivant.

Les monstres échangent feulements et grognements, mais Grumbar saisit parfaitement les nuances veules et abjectes de leur conversation.

– Je l’ai senti, compère Graor ! répond l’autre sans lever son attention des chiens. Un délicieux fumet de cochon de lait !

– Sauve-toi, Grumbar ! hurlent Muff et Rouf en attaquant leur warg de concert.

Grumbar tire son gourdin et en assène un coup terrible à Roar. Mais le compère esquive en ricanant.

Les chiens en ont profité pour fuir. Ils sont déjà dans la pente, ils plongent à l’eau.

Grumbar saisit sa chance comme son adversaire s’est reculé pour esquiver et qu’il tourne sa répugnante gueule vers son compère leurré.

Notre héros y est presque ! Il s’est réfugié au faîte d’un frêne penché au-dessus du fleuve ! Compère Roar, en allongeant le cou, peut presque lui grignoter les mollets !

Sous le jeune homme, le fleuve roule des eaux sombres où s’agitent des algues, bras visqueux et froids comme la mort ! Si seulement il avait vraiment appris à nager, lorsqu’il était temps !

Compère Graor tente sa chance sur les galets du rivage, mais les chiens sont trop loin pour lui : rien que la boue de la rive, le contact de l’eau lui donne des haut-le-cœur !

C’est ainsi, même les monstres les plus horribles ont leur petite faiblesse, leur infime coquetterie : ces deux-là ne supportent pas l’eau ! Leurs énormes gueules débordent de crocs dégoutants, leurs regards de prédateurs hallucinés font froid dans le dos, mais plonger leurs répugnantes pattes griffues dans de l’eau leur est insupportable !

– Compère Graor, il va tomber ! Forcément, s’il est mouillé, il sera beaucoup moins bon !

– Mais choppe-le donc, compère Roar !

– Mais c’est que c’est pas très solide, sais-tu ça, compère Graor ? Si j’allais choir à l’eau ? Brrr !

Les chiens sont là, sous Grumbar, nageant dans l’onde du fleuve, à l’attendre comme autrefois, sous le soleil clément des jours heureux.

Il faut s’y résoudre. Le jeune homme lâche prise.

Il plonge, remonte, barbote, boit la tasse, s’agrippe aux chiens, et les voilà partis vers la rive Est, sous le regard impuissant et indigné des compères wargs.

.oOo.

Grumbar fait de son mieux pour ne pas fatiguer ses amis. Ses armes s’en sont allées dans le courant, il se déleste de ses peaux qui le gênent. Tout nu et toute honte bue, il se met à nager comme un chien.

Sous les nuages percent ci et là quelques rayons de lune. La rive Est, masse sombre sous un ciel gris, semble beaucoup plus proche que prévu, mais le courant infiniment plus fort que là-bas en aval, par le gué.

Derrière eux, la dispute des odieux compères se délite dans le grondement nocturne du fleuve, puissant et continuel bouillonnement visqueux. Leur déconvenue partagée aurait mis du baume au cœur du trio s’ils avaient eu loisir de l’entendre et de s’en moquer.

Mais il faut nager, encore, encore et toujours, lutter brasse par brasse. Éreinté, le jeune homme persévère, continue. Un peu en amont de lui, Muff a déjà atteint la rive et s’agrippe de la gueule à une racine. Il ne pourra pas monter sans aide, mais il s’accroche.

Rouf a moins de chance encore : il aborde au pied d’un à-pic, se blesse les pattes sur le rocher dur et rugueux. Le chien est à bout. Dans une plainte, il semble tressaillir et coule. Mais Grumbar force son allonge et attrape son ami au dernier instant. Arrimé de son long bras au sommet du rocher, il reprend son souffle puis y pousse le chien tétanisé.

.oOo.

Les trois camarades sont plus morts que vifs, dégoulinants, frigorifiés, épuisés par l’effort.

Grumbar hisse Muff dans un dernier sursaut de force et abrite ses compagnons au creux d’une racine.

Il ne reconnait pas la rive orientale de l’Anduin et erre lentement à travers les éboulis. Heureusement pour lui, il trouve quelques baies et quelques noisettes, puis il se remet en quête d’un chemin.

Dans le gris incertain de la nuit, il grimpe sur les rochers pour gagner un point haut. Alors qu’il allait renoncer, il tombe sur des marches grossièrement taillées, qui montent au sommet d’un énorme rocher, sorte de croc surplombant l’eau.

Au sommet, une éclaircie de lune illumine l’Anduin, mince ruban d’argent qui serpente du Nord, au travers d’une plaine d’airain, longeant à l’Ouest les sommets de fer des Monts Brumeux, et à l’Est, la masse charbonneuse de la Forêt de Grand’Peur. Grumbar s’est hissé sur la plateforme au faîte d’une bande rocheuse, au centre de l’Anduin. Il a abordé l’île du Carrock, vaisseau de pierre hérissé de chênes et d’ormes, veillant sur le fleuve sous le regard de la lune.

Pour un instant, la sérénité caresse le cœur du garçon, que ce paysage d’argent et d’ombres ramène au temps d’avant la mémoire, lorsque les clans erraient librement dans les forêts immaculées du Grand Nord. Il ne sait pas pourquoi, mais son âme se sait à sa place, au cœur de son domaine.

.oOo.

Grumbar redescend les marches, cette fois jusqu’au pied de l’immense monolithe. Une courte esplanade d’herbe donne sur un gué menant à la rive Est de l’Anduin. Les galets miroitent sous la lune comme un chemin pavé, mais une autre lueur attire le regard du jeune homme. La flamme jaune d’une torche danse dans la brise du soir, au-dessus d’une faille perçant la base de la grande roche.

La grotte est rapidement explorée : sèche, tiède et inhabitée, une aubaine ! Le jeune homme y transporte ses amis, trop épuisés pour s’y rendre seuls. Demain, au petit jour, après une nuit de repos à l’abri, ils pourront rentrer au manoir.

La pièce, basse de plafond, descend en pente large et douce. Dans sa partie inférieure, plane et couverte de sable, Grumbar dépose Muff et Rouf, qui se pelotonnent l’un contre l’autre. Un foyer délimité par de gros galets porte les traces de feux récents. Une réserve de bois sec est à disposition au fond de la grotte, avec un attirail pour l’allumer et une série de jattes en terre, contenant diverses herbes sèches. Notre héros bénit l’âme prévoyante qui a pourvu à leurs besoins, et allume le feu bienfaiteur.

Alors seulement, après le rituel rassurant des pierres et de l’amadou, lorsque s’élève la flamme claire sous les buches, qui promet la chaleur des braises à venir, Grumbar peut-il se détendre.

Mais trop de questions l’assaillent. Qui entretient ce lieu ? Y a déposé des réserves ? Veille à ce qu’une torche en garde l’entrée en permanence ? Pourquoi n’a-t-il pas connaissance de cet endroit, qui lui évoque les légendes de son peuple ?

Au fond de lui, Grumbar sait bien qui prend soin du sanctuaire. Il revoit sa mère penchée au-dessus de son petit chaudron de guérisseuse, exhorter l’esprit des ancêtres à lui accorder leur bénédiction dans la confection de ses baumes et potions. Il se rappelle ses absences, ses échanges avec ses sœurs et les conciliabules avec le chef de clan, lorsqu’il était petit. Il se souvient des rites de passage dont parlaient les jeunes gens de son âge et dont il était exclu. Au fond, il a toujours su qu’un tel endroit existait.

Traversé de sentiments ambivalents, entre rejet et découverte, le jeune homme se recroqueville sur lui-même, comme un œuf au sein de sa matrice. Il est revenu à la maison. Le hasard a retissé pour lui le fil qui s’était rompu. Longuement, Grumbar demeure prostré, avide de cette vie dont le nourrit ce cordon ombilical refaçonné pour lui.

Comme un damné qui retrouve sa dignité, comme un voleur qui s’aperçoit que son larcin lui a toujours appartenu, Grumbar se lève et accomplit le rituel qui l’attendait de toute éternité.

Lentement, sans hésitation aucune, il offre au feu le sacrifice de quelques herbes précieuses et s’imprègne des fumées de couleur qui s’élèvent dans la grotte.

Les heures passent dans le saint des saints, qui rappellent au jeune homme les gestes de son clan, lui instillent ce que les siècles d’épreuves et de combats ont appris à sa lignée. Les murs ocre s’animent lentement de silhouettes qu’y dessinent les flammes, des formes semblent y naître au hasard du relief pariétal et se mouvoir lorsque le jeune homme les fixe. La tête lui tourne un peu.

Sur les parois s’ébauche la légende des siècles.

Dans les bourrasques du Grand Nord se lèvent les ancêtres lointains, chasseurs des rennes de la toundra.

Auréolés des lueurs boréales, des esprits Puissants descendent parmi eux, dispensateurs des dons divins de l’amour, de la parole et du feu. Cadeaux ô combien grandioses et dangereux, qui peuvent tout accomplir et tout détruire en un instant !

Bema Wealdafréa se prend d’affection pour les chasseurs et leur enseigne la Loi de la Forêt.

Cependant, l’un des Puissants, au cœur sombre et aux paroles artificieuses, sème ses mensonges dans le cœur des hommes. Et c’est pourquoi le chasseur, qui possède la faculté de choisir ses actes, ne peut se défaire du doute, au contraire des animaux dont l’instinct et l’amitié ne se démentent jamais.

Mais le dit des siècles se poursuit au long des parois de la grotte sacrée : la gloire du soleil et la plénitude de la lune montent au firmament du monde !

Puis les elfes reviennent en grande gloire faire la guerre au Puissant Renégat.

La fresque se poursuit, édifiante et grandiose, peignant les temps d’avant la mémoire, de génération en génération.

De grands chefs combattent les ténèbres, fidèles au clan et leurs serments d’alliance.

Mais il arrive – hélas ! – qu’un chef du clan manque à sa parole, trompé par les maléfices du Noir Ennemi.

La punition de Bema est alors terrible : le parjure est privé de son libre arbitre, ramené à l’état animal.

C’est ainsi que les chefs de la lignée subissent désormais la malédiction du clan, se changeant en animal lorsque les émotions l’emportent sur leur capacité de décision.

Grumbar se prend la tête entre les mains, ébranlé par ses visions. Voilà ce qu’on lui cachait, voilà ce qui est arrivé à son père, qui a disparu après avoir tué l’un des siens dans sa fureur animale !

Le vertige des années révolues, révélées en un instant, le tient abasourdi. Ainsi le rattrape la malédiction des siens ! Sage s’est montré le Conseil des anciens, et tout le clan, de le tenir à distance ! Les cachoteries, les apartés, les regards gênés, les peurs, l’attitude des adultes et des chefs de village lui reviennent en mémoire.

Alors que s’éteint l’espoir d’une réconciliation avec le clan, Grumbar se fait le serment de demeurer toujours à l’écart, pour jamais ne menacer les siens de son hérédité.

.oOo.

Grumbar sort de la caverne, chancelant, un peu nauséeux après les horreurs révélées par les fumigations.

La torche s’est éteinte mais l’aube ne va plus tarder : une pâle lueur commence à poindre devant lui. Le jeune géant titube en s’approchant de l’eau pour se baigner le visage.

– Qu’avons-nous là, compère Roar ?

– Ça sent bizarre, compère Graor ! Pouark ! Mais ça a l’air appétissant !

Grumbar est nu sur la plage de galets, sans arme, à la merci des deux monstres.

– Il faudrait rincer tout ça, compère Roar !

– Riche idée, compère Graor ! On n’a pas idée de fumer un goret avant de le saigner !

Le jeune homme réfléchit aussi vite que le lui permet son esprit embrumé. Seules leurs pattes sont mouillées, finalement ils se sont décidés à braver l’eau ! Ils ont dû traverser le gué en Aval et remonter la berge Est pour traverser de ce côté !

Grumbar se penche vivement pour ramasser deux pierres.

– Comme c’est mignon ! Ҫa pue mais ça veut vivre !

– Arf Arf Arf Aouille !

Roar vient de se prendre un galet dans l’œil, tandis que Grumbar s’élance vers le gué.

Mais il tombe en avant, les deux pattes de Graor dans son dos. Le jeune homme s’arc-boute, se débat, bouillonne mais rien n’y fait : le poids énorme du monstre lui broie les côtes, lui maintient le torse et le visage enfoncés dans la boue et les galets de la berge.

– Vilain petit cochon remuant ! Je le fais tremper un peu, compère !

– Sale forestier ! Laisse-moi la tête ! rugit Compère Roar, en clignant douloureusement son œil poché.

À cet instant, Rouf et Muff surgissent de la grotte et plantent leurs crocs dans ses pattes arrière. Hurlant de douleur, Roar se tourne, mais en vain : les chiens se cramponnent ferme, chacun à sa patte, et se retrouvent encore derrière le monstre !

Avec un ricanement d’hyène, Compère Graor s’en vient à la rescousse, envoyant d’un coup de patte le corps désarticulé de Muff sur les rochers. Le hurlement de douleur du fidèle compagnon brise le cœur de Grumbar, dont l’esprit s’envole, éperdu de haine impuissante.

Rouf lâche prise et se sauve vers la grotte, laissant Compère Roar doublement boiteux et furieux.

Mais un rugissement du fond des âges assourdit les compères.

Le temps que Compère Graor se retourne vers le fleuve, une énorme patte d’ours, armée de griffes terrifiantes, lui fait sauter la tête.

Un ours noir, un ours véritablement géant, se dresse devant Compère Roar, qui finit éviscéré.

.oOo.

Un peu hésitant, avec des geignements pitoyables, Rouf se faufile en boitillant près de Grumbar, penché en larmes sur la dépouille de Muff.

– Je n’ai rien pu faire ! gémit le chien.

– Au contraire, vous avez tous deux fait tout votre possible ! répond l’ours noir. Tu n’as rien à te reprocher, vieux frère ! Mais dorénavant, tu peux m’appeler par mon vrai nom : Beorn ! Car, Ours et Humain, je sais qui je suis, ce qui pèse sur moi et contre qui diriger ma haine. Je demeurerai à l’écart mais désormais je protégerai les villages, les gués et le Carrock, et les ennemis du clan de l’ours apprendront à craindre ce nom !

.oOo.

« C’est un change-peau : parfois, c’est un énorme ours noir ; parfois, c’est un homme grand et fort, un colosse aux cheveux noirs avec une barbe touffue. Je ne peux guère vous en dire plus, même si cela devrait suffire. Certains disent que c’est un ours, un descendant des grands ours qui vivaient jadis dans les montagnes avant l’arrivée des géants. D’autres disent que c’est un homme dont les ancêtres vivaient dans cette partie du monde avant l’arrivée de Smaug et des autres dragons, et avant que les gobelins venus du Nord n’envahissent les montagnes. » — [2]

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Notes


[1] Nom nordique du Vala Oromë, « Dieu » de la chasse et des forêts.

[2] Bilbo le Hobbit. J.R.R.Tolkien

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