Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 51 : Les frères de la côte

10000 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 25/04/2022 13:18

Les frères de la côte

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Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr : Quelques gouttes d’OS dans l’océan - (mars avril 2022).

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Le prince entra dans l’atelier, ses bottes de cavalier foulant la sciure.

Des fragrances de santal et de liège montaient des copeaux répandus au sol, avivant ses souvenirs d’enfance. Autour des coques en chantier, comme autrefois, se répondaient le piaulement des scies, le feulement des rabots et le tapage feutré des maillets. Sous les voûtes séculaires, seule la voix grondante du vieux maître charpentier de marine tonnait un peu plus rocailleuse que jadis :

– Un peu de respect pour le bois, mes enfants ! C’est vivant, c’est vénérable ! Vous rendez-vous compte, petits freluquets, que cette pièce de chêne a plus de cent-cinquante ans ? Alors, à son âge, vous n’allez pas me malmener cette grand-mère ! En douceur à la doloire !

Attelé à l’ouvrage, qui à sa barque, qui à sa chaloupe, chaque apprenti rentrait les épaules quand tombait le commentaire du magister d’atelier. Mais toujours, la main calleuse du maître-artisan corrigeait avec douceur la prise du ciseau à bois ou ajustait la posture du compagnon arc-bouté dans l’effort. L’œil à chaque détail, le vieux bonhomme arpentait son fief, claudiquant sur sa jambe de bois, guidant ici l’assemblage de la moindre pièce ou prêtant là main forte – et avec quelle force !

Le prince retira son couvre-chef et s’avança entre les carènes rebordées de neuf. Le maître, s’avisant de la visite, se tourna vers son ancien élève et le salua gravement, croisant les mains sur sa poitrine.

– Ô Bar-balkumagan Ornindal [1], sourit le prince en inclinant le chef.

Un murmure étonné courut l’atelier, roulant d’un chantier à l’autre – jamais le prince héritier ne s’attardait plus sur leur quai, au radoub des petites embarcations ! Seuls les vaisseaux de haut bord intéressaient le conseil royal, avec ces rumeurs de guerres ramenées des terres lointaines par la « guilde au long cours ». [2]

L’air dubitatif lui aussi, la maître-artisan lissa un instant sa barbe bouclée, d’où s’échappa un nuage de sciure. Mais son coup de gueule résonna sous les cintres de l’atelier, sèchement comme autrefois sur le pont de sa galère en campagne, rappelant bien vite ses apprentis au travail :

– Allez, on s’y remet, mes enfants ! Compagnons, sortez-moi ces bordés !

Les petites mains des novices reprirent le patient ponçage des poulies, tandis que les plus âgés, grands gaillards des vallées de Númenor, le torse nu et ruisselant de sueur, s’emparaient de longues planches élaguées, toutes fumantes hors de l’étuve.

Le maître charpentier et le prince se faisaient face, leur raideur protocolaire adoucie d’un demi-sourire, tout de connivence douce-amère : chacun mesurait ce que les années écoulées avaient ravi de vigueur à l’un et accordé en majesté à l’autre.

D’un hochement de tête embarrassé, Ornindal désigna le fond du vieux hangar au prince Minastir.

Voyant l’héritier inspirer profondément et ses traits se durcir en une expression décidée, le vieux matelin tapota l’épaule passementée du prince, de sa rude main pleine d’échardes. Il grommela doucement, sa voix sourde un peu gênée :

– Vas-y doucement, mon garçon… Il ne fuit pas ses responsabilités… Venir ici, c’est juste une façon de se soustraire un peu aux pressions de la cour. Peut-être devrais-tu d’ailleurs en faire autant, de temps en temps ?

Dissimulée derrière les réserves de bois, une coque à peine esquissée se hérissait de couples de chêne, comme le squelette de quelque cétacé échoué.

L’héritier du trône impérial de Númenor s’approcha, tiraillé entre cette retenue cérémonieuse, qu’il avait désormais endossée, et ces réminiscences rebelles qui lui venaient dans ce hangar, cette effervescence du gamin en maraude, prompt à la moindre facétie entre frangins.

Minastir réprima ces enfantillages. Le roi l’envoyait rappeler ses devoirs à son cadet. Il se devait d’incarner le devoir dynastique.

Mais la carène, devant lui, attirait le coup d’œil du connaisseur… La quille fuselée promettait une belle ardeur sur la houle… Le prince admirait la gracieuse régularité des bordés déjà posés. Un cotre… bâti pour la course.

Son frère ne l’avait pas entendu s’approcher. Le jeune homme s’échinait sur l’étrave, qu’il avait conçue élancée, avec un léger arrondi. Dans une position inconfortable, il s’arquait pour emboutir des renforts de son invention. Il s’appliquait, pestait, redoublait d’efforts. Du cotre, Minastir reporta avec amusement son attention sur son cadet en difficulté. Doutant de ses queues d’aronde, [3] le jeune homme vérifia ses cotes. Sans remarquer l’aîné qui le toisait d’un air narquois, il changea d’appui et reprit sa manœuvre avec humeur. Les pièces de force jumelles devaient être embouties simultanément sur l’étrave… Pour cela il fallait la précision et la force de deux compagnons.

Minastir eut enfin pitié. Silencieusement, il s’approcha et plaça ses mains où manquaient celles de son frère. Miraculeusement, les renforts symétriques s’emboitèrent, ce que le prince salua d’un air gaillard :

– Bien le bonjour, Colvaldor !

Le jeune homme se redressa, piqué au vif :

– Ah ben, on n’est plus tranquille nulle part !

– Moi également, je suis bien aise de te voir ! Il est vrai que nous avons si peu l’honneur de te croiser au conseil, ou même au palais…

– Je te le dis tout de suite, si tu es venu pour me resservir les aigreurs d’estomac de Dieu le Père, tu peux repartir illico !

– À moins que tu n’aies encore à monter une pièce qui nécessite un compagnon ? Parce que tu sais, l’atelier… c’est une équipe !

Colvaldor leva les yeux au ciel, excédé.

– … Une équipe, comme le gouvernement du Royaume ! insista Minastir.

– Si le Vieux a quelque chose à me dire, pas la peine de m’envoyer son toutou ! Il a le droit de venir en personne !

Le visage dur, l’aîné répliqua sèchement :

– Aurais-tu oublié que notre père est roi, qu’il n’a que des devoirs et qu’il a besoin de nous ? La dignité monarchique lui interdit de quémander notre concours. Notre soutien inconditionnel devrait lui être acquis !

– Mais je ne peux pas faire un pas sans l’avoir sur le dos ! Ni rien tenter à ma manière ! hurla Colvaldor.

– Paix, les garçons !

La remontrance du vieux maître avait claqué comme le tonnerre sous une voûte d’orage. Il ajouta à voix basse :

– Je ne puis tolérer un tel désordre dans mon atelier ! Vous le savez mieux que personne ! Surtout devant les plus jeunes recrues… Et surtout de la part de jeunes gens appelés à de si hautes fonctions, que mes élèves adulent et que j’ai contribué à former ici même…

Les frères échangèrent un regard peu amène. Mais ils se comprirent. Le charpentier avait raison, leur différend ne devait pas s’étaler sur la place publique. Du même instinct, ils s’emparèrent des deux extrémités d’une scie, abandonnée sur un énorme madrier.

Le vieux maître sourit dans sa barbe et s’en retourna, boitillant, houspiller ses élèves.

Et les deux princes scièrent. Comme autrefois, à chaque punition d’adolescent. Comme autrefois, ensemble et en colère l’un contre l’autre. Et comme autrefois, l’acharnement antagoniste, animé par la rancœur, s’émoussa lentement avec la fatigue et finit par se dissoudre dans le ronronnement hypnotique et complice de la scie.

Enfin, exténués, les frères se retrouvèrent au tonneau, se passant la louche d’eau fraîche. L’aîné, qui ne perdait jamais de vue ses devoirs ni ses objectifs, passa mentalement en revue les récriminations paternelles, écartant les vétilles et l’épineux sujet des conquêtes féminines. Il tâta le terrain, entre deux gorgées :

– Il faut juste que tu sois présent au conseil. Tu as un point de vue… décalé. Étrangement simple sur des sujets complexes.

– C’est toi qui compliques tout ! Observe avec le cœur, pas seulement avec ton cerveau !

– Je n’aurais pas mieux dit ! Tu as mis le doigt dessus ! C’est cela qui aide notre père, ça le rassure que plusieurs avis différents, des points de vue… complémentaires s’expriment avec sincérité avant qu’il ne prenne sa décision !

Le cadet sonda l’aîné d’un long regard en-dessous. Il y avait bien quelque patelinage dans l’enrobage, mais Minastir était sincère quant au fond. Il soupira, feignant de céder par lassitude :

– Ouais, c’est d’accord ! Ҫa, je peux le faire !...

Imperceptiblement, Minastir relâcha la tension de ses épaules et exhala avec un certain soulagement.

– … à une condition ! ajouta Colvaldor, qui connaissait son grand-frère par cœur.

Celui-ci leva un sourcil agacé :

– Quoi encore, mon frère ?

– Tu deviens co-propriétaire de ce cotre ! Ҫa te fera beaucoup de bien de te replonger un peu dans le concret !

– Accordé de grand cœur, avec mes remerciements pour cet honneur et ta confiance ! conclut Minastir en s’inclinant d’un air de cérémonie ironique.

Les deux frères se penchèrent sur les plans du bateau de course.

– N’empêche que le Vieux aurait pu venir lui-même, me demander ça gentiment ! souffla négligemment Colvaldor.

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Deux crètes rocheuses enserraient la baie, ombragées de pins parasols émeraude ondulant doucement sous le soleil. Les petites maisons claires aux sages toits de rubis jetaient de vifs reflets dans les méandres changeants d’aigue-marine, de saphir et de turquoise qui animaient cette anse bénie.

La sérénité des eaux cristallines se voila de rides bleu marine, sous une brusque et froide risée. Les fragrances de jasmin et de pin se troublèrent d’une odeur de fer.

Un orage approchait.

Les familles se pressèrent au bout de la jetée. Bouviers, filandières, artisans, tous avaient un parent, fils ou petite sœur, à bord des barques parties ce midi pique-niquer et « cueillir la langouste », sur les îlots au large des falaises rouges.

En ce jour de liesse, les jeunes gens étaient partis s’amuser un peu, loin des parents. C’était de leur âge. Mais trop peu étaient aguerris à la mer. Depuis deux heures déjà, ils auraient dû être de retour. Les mères s’étaient recouvert la tête de leurs châles sous la bise mordante et scrutaient la mer. Les pères étaient allés quérir du secours au chantier naval.

Un instant, on vit filer une aile de mer, qui doubla le cap. Elle semblait voler au-devant de l’orage, toutes voiles dehors. L’océan au large devait être terrible : l’étrave du cotre soulevait des gerbes énormes, au milieu de déferlantes inquiétantes.

Et l’attente reprit, ponctuées par les oraisons à la Dame des Mers. Les hommes, pour ne pas rester inactifs, s’en furent allumer le fanal des tempêtes, à l’entrée de la baie.

À la nuit tombante, on vit rentrer dans la calanque un superbe coursier des mers, tirant en remorque un langoustier démâté.

L’une des barques des jeunes gens avait sombré, mais les secours étaient arrivés à temps pour ramener tout le monde.

Cet exploit alimenta longtemps les soirées des tavernes dans tous les ports de Númenor, ajoutant à la gloire des deux princes comme une aura d’infaillibilité.

Leur cotre était devenu célèbre. Après sa consécration solennelle du nom de « Elyât Roth »[4], le bâtiment s’était lancé dans de mystérieuses courses de réglage, puis le fameux duo avait gagné quelques régates.[5] La vitesse du cotre, par petit temps comme par grosse mer, était inégalable. Lorsque le Palais adressait un message protocolaire à l’une des provinces de Númenor, le cotre princier prenait la mer et ne manquait jamais de surpasser en vitesse les coursiers royaux qui galopaient par les routes pavées de l’île.

Le plus formidable était que les princes manœuvraient à la perfection un navire toilé aux limites de capacité d’une coque de cette taille, avec seulement deux équipiers. Sans doute n’y avait-il rien de plus qu’une conception novatrice et une fabrication de haute volée du grément et de l’accastillage, mais le bâtiment laissait dans son sillage comme un parfum de hauts faits merveilleux.

On inventait bien des contes à leur propos. On prétendait que très peu d’amis, et en tout cas aucune jeune fille qui eût pu éveiller la rivalité des deux frères, n’étaient admis à bord. Ils auraient prononcé le vœu de ne jamais naviguer l’un sans l’autre sur leur aile de mer. Et bien sûr, la Dame des Mers devait avoir pris les deux princes sous sa protection…

Il était exaltant pour quiconque, marin ou lavandière, de voir un tel coursier s’élancer sur les ondes, radieux emblème de Númenor, de son inventivité et de sa capacité à relever les défis. Le roi lui-même appréciait ce puissant symbole de force et d’unité au sein de la famille régnante, même s’il en était exclu.

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Le ciel était noir.

En moins d’une heure, en plein après-midi, le septentrion l’avait obstrué de nuages bas et sombres.

Nulle part le soleil ne perçait plus. Une brume inquiétante semblait avoir recouvert l'horizon vers le nord, masquant la côte et ses falaises blanches, de marbrures grises et changeantes.

– Le grain va nous tomber dessus, c’est imminent !

– Sans blague !

En effet, la pluie s’abattit brutalement sur le pont. Des trombes d’eau frappèrent le navire, dont l’allure s’alourdit immédiatement.

Mais les deux frères avaient déjà fermé toutes les écoutilles [6] et réduit la toile.

– Serre le vent au plus près !

– Il vient du nord, mais je crois qu’il adonne à l’orient.[7] On a encore une chance de rejoindre la passe de Romenna avant que la houle se forme !

– Donc cap à l’ouest, à condition d’avoir déjà doublé le cap Mitan de Hyarrostar ! Mais je ne parierais pas là-dessus : cela fait deux heures que je n’ai aperçu aucun amer ! [8]

– Ou la moindre voile ! Nous nous sommes montrés présomptueux, indignes de la plus élémentaire prudence pour des fils de roi !

L’Elyât Roth était perdue au milieu de l'océan, seule sur des eaux qui se hachaient. L'orage s'installait. Sa masse sombre plombait l’océan d’anthracite. On entendit au loin le tonnerre gronder.

– On n’y voit plus rien ! Il y a deux solutions : remonter vers le nord pour nous ancrer à l’abri du vent, au pied des falaises d’Orrostar…

– En espérant les voir à temps, et à condition d’être sûr que le nord est bien dans cette direction !

– Juste ! Ou alors attendre que ça passe !

– Avec le risque que la mer grossisse encore !

En effet, la mer s'agitait. Le vent violent creusait la lourde houle, ouvrant des gouffres d’un bleu d’outre-monde entre des crêtes sinistres. Des feux-follets se mirent à danser sournoisement au sommet du mât.

Le fracas d’immenses trains de vagues entrecroisés couvrait à présent le hurlement des rafales. Il n’y eut bientôt plus vraiment de choix pour les deux marins arrimés dans le poste de pilotage : Minastir à la barre, Colvaldor aux écoutes, peinaient à contenir la gîte et éviter les déferlantes. Pendant bien des heures, sans plus pouvoir se soucier du cap, leur seule préoccupation fut de maintenir la juste vitesse pour négocier les vagues traitresses sous un angle favorable.

Soudain, Minastir sentit la barre regimber sous sa main experte. L’embarcation venait d’entrer dans un courant assez fort.

Les deux marins pestèrent contre ce coup du sort, mais ils s’aperçurent bientôt que les eaux se calmaient autour de leur navire. Ils observèrent ce répit avec méfiance. Jamais aucun loup de mer de la guilde n’avait mentionné pareil phénomène au large des côtes orientales de Númenor – du moins à jeun ! Les furieux trains de vagues portés par la tempête s’y dissolvaient en remous fugaces où bouillonnait une écume livide. Les frères échangèrent un coup d’œil incrédule devant cette chimère. Pourtant, sans besoin même d’un mot de concertation, ils profitèrent de l’étrange aubaine et virèrent de bord pour rester dans ce courant providentiel.

Se perdant devant eux dans des embruns fantomatiques, un chenal louvoyait, comme tracé par l’étrave chimérique du vaisseau d’Ossë. [9] Les bourrasques elles-mêmes semblaient s’adoucir au-dessus du goulet, qui résonnait d’échos liquides et lointains. Inquiets mais émerveillés, les frères se laissèrent longuement bercer par le flot indécis et le chant envoûtant de la brise. Incapables de prédire sous quels cieux les menait ce prodige, ils scrutaient avidement l’océan, anxieux de devoir à nouveau affronter la tempête, qui ne faiblissait pas.

– Là, un fanal !

– Où ça ?

– Juste à mi-chemin des haubans,[10] à tribord… Je crois reconnaître… le signal de Calmindon ![11]

– C’est impossible ! Il est désaffecté ! Et de toutes façons, nous sommes beaucoup trop loin… et pourtant… finit Colvaldor dans un murmure dubitatif, comme il comptait lui aussi les intervalles de lumière tremblotante.

Incrédules, aux aguets, les deux marins scrutaient tous azimuts, surveillant la tempête, le courant et le fanal devant eux. L’Elyât Roth vogua encore quelques moments irréels, le barreur prenant garde à demeurer dans le chenal, alors que s’approchait rapidement le feu du phare.

C’est ainsi que les frères accostèrent sur l’île de Tol Uinen, par une nuit de tempête inouïe.

La rade occidentale, gardée par la jetée du Calmindon, semblait épargnée par la fureur des vents. Mais tout autour, l’orage et la mer déchaînée auraient brisé toute embarcation : la houle déchaînait là, au fond de la baie, la force transmise au large par le vent.

Colvaldor et Minastir accostèrent et descendirent sur le ponton, exténués.

Une pluie serrée accablait le quai. On entendait ployer dans la brise les arbres modestes qui avaient colonisé la petite île. Les rochers autour de la baie crépitaient sous l’averse. Le haut phare de Calmindon s’était éteint. Dans la pénombre presque totale, un falot se balançait au bout du débarcadère.

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Les princes s’approchèrent. La modeste lanterne les appelait, oscillant à la porte d’une masure. Sans doute la cabane du gardien de phare…

Ils poussèrent la porte de bois. La baraque, toute de guingois, rafistolée d’étambots de chêne, était tendue de toiles pastel, semées d’étoiles de mer et de nacres luisantes.

– Hé bien, vous en avez mis du temps ! Ҫa fait des heures que je vous attends !

Les frères s’attendaient à tomber sur un vieux barbu, renfrogné, le cuir tanné par des années de chiourme.

C’était une jeune femme qui les dévisageait, dardant sur eux un regard gris-de-mer d’une intense curiosité, son doux minois sincèrement surpris de leur retard. Comme elle penchait la tête en quête d’une réponse, ses cheveux bruns ondulèrent, comme bercés par le ressac. Elle s’avança pour les accueillir, sa robe d’un bleu profond bruissant comme les vaguelettes dans le calme du soir.

Les garçons demeuraient tous deux figés, sous le charme. Elle les prit gentiment par la main avec un petit gloussement moqueur et referma la porte derrière eux.

Minastir fut le premier à se reprendre, s’inclinant avec grâce :

– Soyez remerciée, Gente Dame, pour votre accueil ! Nous ignorions être attendus et tâcherons de ne plus abuser de votre patience !

La jeune femme sourit avec bienveillance. Elle rendit la révérence avec application et proposa des chaises à ses visiteurs, tapotant sur le dossier pour les inviter à s’asseoir et s’attabler avec elle.

Cette fille n’avait guère l’habitude de voir du monde, coincée sur son îlot…

Sans façons, tous s’assirent à la petite table à cartes, sans doute empruntée au carré des officiers de quelque goélette échouée.

– Alors ? lança-t-elle en calant ses coudes sur le teck et sa tête entre ses mains.

Surpris, les princes échangèrent un regard interrogateur.

– Que voulez-vous savoir, belle demoiselle ? s’enquit prudemment Minastir.

– Racontez-moi tout ! lança-t-elle avec enthousiasme, découvrant ses petites dents nacrées comme un collier de perles.

Nouveau regard perplexe des princes. Mais le silence abalourdi des garçons piqua un peu leur hôtesse, qui se tortilla vivement sur sa chaise :

– Eh bien, parlez-moi de vous : qu’est-ce que ça fait de partir vers des horizons nouveaux ? De glisser sur l’écume ? De fendre la vague ? Que ressentez-vous à voler sur les flots avec ce que votre esprit a conçu et vos mains ont bâti ? …

– Voilà un sujet qui nous tiendra éveillés toute la nuit ! interrompit Colvaldor avec enthousiasme. Puis-je vous demander, avant de nous lancer dans pareil voyage, si vous auriez de quoi nourrir deux marins affamés ? Nous avons bien sûr de quoi vous dédommager de votre peine !

– Vous avez faim ? Mais bien sûr ! lança la fille pour elle-même, comme si l’évidence d’un souvenir lui revenait brusquement. Comme les hommes sont déroutants !

Mais, en un tournemain, elle sortit d’un petit buffet et leur servit poulpe grillé et filets de maquereaux.

Les garçons se jetèrent sur la nourriture, Minastir un peu guindé par l’étiquette et Colvaldor comme un gabier en permission.

– Vous ne mangez pas ? mâchouilla le cadet entre deux cuillerées.

– Ça vous ferait plaisir ? s’étonna la jeune femme avec un sourire radieux.  Alors oui, je vous tiens compagnie ! acquiesça-t-elle en se servant une écuelle généreuse.

Comme elle goûtait son propre menu, elle hocha la tête avec conviction et délectation :

– Les bonnes choses sont bien meilleures partagées !

Elle sourit aux garçons, très reconnaissante de cette découverte. Mais une petite étincelle espiègle traversa le regard appliqué de la jeune femme ; elle se leva et dégota une bouteille dans un double fond de son buffet à malices.

Elle remplit une timbale de liqueur turquoise et la posa devant les garçons, les contemplant calmer leur faim et partager le breuvage, comme une mère l’aurait fait au retour de sa progéniture, après un long voyage.

– Alors comme ça, vous êtes la gardienne du phare ?

Après un instant d’hésitation, elle répondit d’un air entendu :

– Oh, oui, évidemment, j’ai allumé le fanal pour vous ! Qui l’aurait fait sinon ? Aucun homme n’est assez patient ni attentif pour une telle besogne !

Minastir jugea plus courtois de ne pas s’arc-bouter en défense de l’honneur masculin :

– Ma mie, vous avez certainement sauvé nos vies ! Pouvons-nous connaître le nom de notre héroïne ?

Un peu désarmée par la question, la petite gardienne de phare redressa gracieusement le buste. Une lueur grave troubla un instant le bleu-gris limpide de ses yeux, puis elle répondit pensivement :

– Mon nom ? … Ce n’est pas là mince demande… Le nom de la chose donne à qui le connait un pouvoir sur la chose… pour l’envisager, la décrire, se l’approprier. La faire sienne, en un sens…

La jeune femme rosit, épiant par en-dessous les réactions de ses invités. L’aîné gardait le demi-sourire badin du courtisan blasé. Le cadet se resservit à boire avec un gloussement de bon-vivant :

– Oui, qui êtes-vous ?

– Deux

questions à la fois ! Comme les hommes sont gourmands et impatients !

… De vrais enfants !

– Ce que veut

dire mon frère, c’est surtout : comment vous exprimer notre reconnaissance

si nous ignorons qui vous êtes ?

C’est que, voyez-vous… Définir une chose, c’est la circonscrire, l’isoler de

son tout nourricier, la mettre en avant, c’est déjà transformer la chose, la

rendre unique, la pousser vers un certain devenir…

Minastir commençait à entrevoir des profondeurs insondées dans la psychologie des gardiennes de phare, penseuses condamnées, dans leur solitude, à explorer les mystères de la métaphysique.

Colvaldor, quant à lui, amusé et enchanté par cette tirade inattendue et délicieusement décalée, dévisageait son hôtesse et attendait la suite, avec une curiosité patiente et gloutonne.

La jeune femme, qui semblait prendre goût à l’intérêt des deux hommes, les embobelinait de paroles énigmatiques. Elle semblait se plaire à les moquer tendrement, à les caresser de paroles enjôleuses :

– … Qui clame un nom l’invoque au monde… Donner son nom, c’est ouvrir la porte de soi ! … Qui chuchote mon nom enlace à ses pensées les songes qu’il me prête… Mais vous-mêmes, me donneriez-vous vos noms, marins sauvés des abysses ?

Minastir fit les présentations, déployant le faste oratoire du protocole royal et toutes les ressources de son charme personnel, non moins royal.

La jeune femme se rendit de bonne grâce au raffinement de ses manières :

– Eh bien, soit ! Vous pouvez m’appeler… Gaërwen !

… Tous les deux ! ajouta-t-elle avec un franc sourire aux garçons, pour badiner de leur silence ébahi.

… Quant à vos noms, vous imaginez bien que je les connaissais déjà ! Mais je vous remercie de me les avoir donnés !

Personne à Númenor n’ignorait l’identité des princes, mais les deux frères se demandèrent sincèrement si cette singulière jeune femme était déjà sortie de son ermitage. Devant leur mine dubitative, elle ajouta avec un sourire moqueur :

– Ce sont les dauphins qui me l’ont dit, la petite escadre qui parade de conserve avec l’Elyât Roth !

Et c’est ainsi que les garçons firent la connaissance de la petite gardienne de phare.

.oOo.

À l’abri dans la cabane battue par les vents, les rescapés et la recluse partagèrent ce qu’ils avaient : un repas, des rêves de mer, leur jeunesse et leur foi dans le monde.

La petite gardienne de phare se passionnait pour tout, s’étonnait d’un rien. D’un air malin et câlin, elle contemplait les contradictions des deux garçons avec étonnement, mais une tendre bienveillance. Colvaldor discutant avec passion de ses innovations apportées à l’astrolabe de Númenor, tout en raillant la morale guindée des officiers de marine de sa promotion, qui lui en avaient appris les rudiments... Minastir personnifiant le faste royal, mais impatient de séduire et d’être reconnu pour ses qualités propres…

Les questions des garçons l’étonnaient, les réponses de la petite gardienne les épataient. Car elle avait connaissance de bien des secrets de la vie marine, des sciences de l’océan et du vaste monde, mais elle semblait ignorante des petites évidences du quotidien et de la vie en société.

D’où venait-elle ? Mais d’une île du Sud, assurément. Laquelle ? On ne le lui avait jamais dit. Ses parents ? Sa famille c’était toute la grève, le cénacle des tantes pour protectrices, le vent pour lui chanter les légendes et la houle pour bercer son enfance. Des frères et des sœurs ? Mais en chaque île vivait une sœur, chaque lagon abritait un cousin, l’archipel tout entier vivait en parenté.

La petite gardienne de phare avait une grande famille. Mais si nombreuse et piaillante… Comme elle se serait passionnée pour une grande sœur prévenante, un grand frère avisé, qui l’auraient guidée…

Elle avait doublé le cap aux pieuvres en compagnie de dangereux requins. Pourtant elle écoutait avec délice les garçons se chamailler et s’émouvait du charmant casse-tête de leur vie de famille.

Elle leur conta sans sourciller le naufrage d’une baleinière dans les eaux glacées de Forochel comme si elle l’avait elle-même éperonnée. Mais l’émotion embuait ses yeux de grisaille dès que les garçons entonnaient ces couplets de marin, qui parlent d’amours perdues et d’horizons toujours renouvelés.

La petite gardienne de phare était un peu fantasque et difficile à cerner. Elle cultivait un penchant déroutant pour le langage, le chant et leurs secrets. Lorsqu’on la questionnait sur sa famille, ses origines, elle chantonnait de douces strophes habitées de dauphins apprivoisés et de gros mérous sages comme des vieux magiciens. Les berceuses de son enfance...

La passion des marins et les combats menés contre la furie des eaux la captivaient, mais elle se montrait aussi friande des anecdotes de cour et du faste des réceptions princières, comme s’il s’agissait des mœurs d’une peuplade exotique. La petite gardienne se délectait des récits de voyage, des découvertes, des merveilles que recèlent les côtes lointaines. Elle avait sondé bien des capitaines au long cours, mais ne semblait jamais lassée d’écouter le bavardage des marins.

L’animation des quais, la sauvage beauté des rivages des Terres du Milieu, les splendeurs ramenées d’outre-mer, l’infinie variété des fonds marins, l’ingéniosité des charpentiers de navire, les us et coutumes des archipels, tout cela excitait la curiosité de la jeune femme, aiguillonnée par les appréciations passionnées et si contrastées des deux jeunes gens.

En les écoutant, elle s’émerveillait que la flamme des hommes puisse brûler de couleurs si éclatantes et si variées. En les regardant, elle se laissait pénétrer par ces chaleureuses nuances, vivantes, viriles et éphémères.

Au petit matin, les garçons, recrus de rêveries et ivres de palabres, dodelinaient de la tête au-dessus de leur verre d’algane.[12] Une quiétude complice s’était installée autour de la table encombrée d’assiettes, de portulans, d’esquisses où se lovaient carènes et cétacés…

Gaërwen inspira profondément, humant l’air du temps fugace, réjouie de ce partage silencieux.

Un doux silence caressait l’instant… mais oui, le vent avait cessé ! Des rais de lumière orangée s’insinuaient doucement dans l’intimité de la cabane.

La jeune femme ouvrit la porte à l’aube qui montait.

La tempête s’était calmée. L’aurore baignait l’anse d’une clarté sereine. Des massifs d’arbres aromatiques fleurissaient du pied du phare à la grève, où s’ébattait un couple de loutres.

La petite gardienne appela les garçons, se dénuda et plongea avec un rire dans l’onde transparente.

Bercés encore par la tendre connivence de la nuit, louvoyant de fatigue, les princes finirent par émerger de la masure, clignant des yeux devant cette beauté resplendissante.

La baie leur souriait de tous ses atours, brillante et lavée par l’orage, caressée par le matin. Des quolibets semblaient fuser malicieusement de toutes les cachettes de la calanque, appelant à l’eau les deux garçons frileux.

Par fierté et par jeu, les princes finirent par abandonner leurs clinquantes tuniques et plongèrent à leur tour dans la douceur du lagon. Les garçons se laissèrent entraîner dans un cache-cache au milieu des forêts de posidonies et des colonnades de coraux. Insaisissable, la nageuse se jouait des deux athlètes, pourtant rompus aux exercices d’escrime et d’équitation avec les meilleurs maitres de Númenor. Elle les narguait en plongeant cueillir des éponges et leur échappait d’un vif battement partant des hanches. Seules les loutres joueuses se montrèrent complices à la hauteur de l’espiègle ondine.

.oOo.

Les princes montèrent au phare – Oh, ce vieux gardien décrépi ! Allez-y sans moi ! les avait-elle congédiés d’un geste évasif.

La grande baie de Romenna s’étalait devant eux, parsemée de bourgades de pêcheurs, autour de la puissante cité portuaire, ses quais grouillants et ses chantiers navals.

– Il va falloir rentrer… Le devoir nous réclame là-bas…

– C’est surtout que toute la famille doit être malade d’inquiétude… Surtout le Vieux, même s’il ne l’avouera jamais !

Peut-être les frères se seraient-ils disputés. Peut-être la petite gardienne l’avait-elle senti.

Ou peut-être ne pouvait-elle pas s’en empêcher ?

Un chant s’éleva de la baie aux loutres.

Une douceur toute simple et désarmante, rythmée par la houle complice.

Un chant de bonheur, un salut aux deus astres, à leur harmonie renouvelée.

Les deux frères en oublièrent de se quereller. L’ode montait vers eux sereinement, comme les couplets enfin achevés d’une âme solitaire qui avait trouvé ses marques.

Ils redescendirent vers la cabane, surpris parfois de s’entendre reprendre en sourdine les échos d’un arpège.

En tailleur sur le ponton, la petite gardienne peignait ses cheveux qui dégouttaient sur sa robe aigue-marine, y cueillant parfois une petite fleur de sel, une gemme qu’elle offrait aux garçons.

.oOo.

Mais il fallut bien rentrer.

Au moment du départ, la petite gardienne de phare les retint un moment sur le ponton, les prenant tous deux par la main :

– Vous reviendrez me voir ? …

Elle plongea le bleu implorant de son regard dans les yeux éperdus des garçons.

… oui, vous reviendrez, lut-elle avec un petit soupir de reconnaissance, les joues rosies…

… mais je voudrais vous demander quelque chose…

Le ton grave de cette voix qui tintait d’ordinaire d’un rire si cristallin, alarma les garçons. Ils échangèrent un bref regard avant d’interrompre la petite gardienne, presque d’une même voix :

– Rassure-toi ! Nous ne dirons rien à personne !

– Personne d’autre que nous deux dans ton petit havre ! C’est promis !

.oOo.

Vous vous en doutez : les princes revinrent voir la petite gardienne du phare.

À leur retour, les garçons ramenèrent des pâtisseries savoureuses et des friandises des provinces de Númenor. Elle goûta ce que lui tendaient tour à tour les princes impatients, picorant ces nouveautés avec curiosité.

Devant le silence des garçons qui attendaient manifestement sa réaction, elle reconnut, après une analyse minutieuse et avec un honnête sérieux, que ces mets délicats s’avéraient délicieux.

– Les hommes sont vraiment des gourmands ingénieux !

Enthousiaste, elle en fit goûter aux loutres ses amies, à sa mouette favorite, une horrible chipie voleuse, ainsi qu’au vieux mérou barbu avec qui elle jouait pendant des heures dans la baie. Elle finit par une large distribution aux commensaux de l’île. La petite gardienne était très partageuse.

En retour, la petite gardienne leur servit le jus d’un fruit de l’île. Pas tout-à-fait de la vigne, ni forcément d’un arbre, mais d’une saveur douceâtre et iodée qui les mit en appétit.

À nouveau, ils parlèrent des rivages à découvrir et du génie des elfes et des hommes à sillonner les océans. Les garçons se livraient sans retenue. La petite gardienne avait des regards qui abolissaient l’ennui.

De temps en temps, les princes essayaient bien d’en apprendre plus de la bouche de leur étrange amie, mais elle ne s’attardait guère sur les sujets triviaux tels que le ravitaillement ou les ordres de mission. Elle se débrouillait, voilà tout ! La petite gardienne était très débrouillarde.

Minastir avait confirmé à la capitainerie de Romenna, que le phare était désaffecté, mais même lui ressentait le besoin de ne pas véritablement tirer cette affaire au clair avec la jeune femme.

Lors des coups de vent, elle scrutait l’océan. Il lui arrivait d’entonner une berceuse, debout face aux embruns à l’extrémité des rochers de l’île. Et parfois, le phare s’allumait. Pourtant, jamais elle ne faisait provision d’aucun combustible pour allumer la lampe et faire tourner le mécanisme – Oh, il reste bien assez d’huile là-haut !

Par temps calme, elle prenait bien garde de ne pas se laisser apercevoir des navires qui croisaient dans la baie.  La petite gardienne était très pudique.

Parfois, elle partait en voyage, disait-elle. Sur quel navire ? Mystère. Mais de toute évidence, il fallait bien qu’elle ait voyagé puisqu’elle connaissait tant de chose sur les mers.

Une fois seulement, les garçons parvinrent à deviner l’une de ses destinations. Car elle avait ramené de Nísimaldar, le pays des plantes aromatiques sur la côte ouest de Númenor, un arbre qui ne fleurit que dans les embruns de l’océan. Grâce à elle, l’Oïolaïre[13] s’était multiplié sur la petite île, qu’il embaumait de senteurs résinées et citronnées.

Lorsque venait le soir, les garçons s’allongeaient sans façon dans le lit de la fille, vaste et accueillant, sous les tulles bleues et les plumes de goéland. Lovée entre les deux hommes, la jeune femme les berçait de chansons enjôleuses.

À l’abri des tracas de la cour, ils succombaient à son charme, envoûtés par les psalmodies océanes de leur hôtesse :

– Dormez bien, Petits Princes ! Les marsouins sommeillent en surface, comme vous ! Mais ils ne ferment qu’un œil. Vous autres, il faut veiller sur vous, chuchotait la jeune femme, en caressant les cheveux des dormeurs. La petite gardienne se montrait très tendre.

.oOo.

Le temps passant, les princes tinrent leur promesse de ne pas divulguer le secret de la petite gardienne de phare.

À Romenna, l’île avait la réputation d’être hantée. On ne s’expliquait pas que ce phare, bâti jadis par le Roi-navigateur Aldarion, pût encore et encore, de lui-même, remplir ses hautes fonctions. Sans doute quelque charme elfique demeurait-il en sommeil, qu’éveillaient les colères d’Ossë ? Quoi qu’il en fût, pourquoi se mêler de ce qui dépassait la compréhension des mortels ?

Les princes constataient, par gros temps, que le phare s’allumait, guidant les voiles en détresse. Curieusement, il semblait que seuls les bâtiments concernés vissent le signal fantôme. Il y eut même quelques naufrages évités de justesse. Éméchés dans les tavernes de Romenna, les marins rescapés parlaient, avec crainte et respect, d’un ange de lumière à la tête d’une armada de dauphins, les guidant dans la tempête qu’elle calmait de son chant divin.

Élucubrations d’ivrognes…

Mais peut-être les garçons en concevaient-ils un brin de jalousie…

Parfois, la petite gardienne s’absentait. Nulle loutre sur le rivage, nul chant délassant dans la petite cabane…

Alors les garçons restaient à quai quelques jours, effectuaient là une réparation ou quelque amélioration du gréement, dans l’espoir du retour prochain de la petite gardienne de phare.

.oOo.

Un matin, la petite gardienne trouva les princes attablés dans la cabane, autour de victuailles ramenées du Palais. Ils n’avaient rien touché de ces agapes raffinées. Un silence gêné accueillit la jeune femme sous son propre toit ; le gazouillis d’allégresse qui coulait de ses lèvres se tarit devant leurs visages fermés.

Elle les serra tous deux dans ses bras mais elle sentit, aux battements du cœur de l’un, aux frémissements des mâchoires de l’autre, que quelque chose n’allait pas.

Le conseil royal, tenu le matin même, avait âprement discuté de graves sujets. La guerre s’étendait en Terre du Milieu. Gil-Galad appelait encore une fois à l’aide. Les frères s’étaient opposés l’un à l’autre avec toute la force de leur conviction et de leur éloquence.

Une sourde rancœur les habitait. Ils étaient venus ici chercher un peu de paix ; ils y avaient ramené la discorde avec eux.

– Ils ont besoin de nous !

– Notre peuple n’est pas prêt ! Nous ne sommes pas en mesure d’envoyer un corps expéditionnaire qui ait la moindre chance de survivre, en dehors des têtes-de-pont déjà établies !

– Nous devons donner espoir à nos frères humains et nos alliés les Elfes ! Le peu qui soit à notre portée doit être engagé !

– Tu as entendu comme moi l’avis de l’amiral ! À court terme, nous ne pouvons qu’approvisionner Vinyalondë [14] et tenir à distance les pirates !

– C’est sans compter les ressources de la Guilde au Long Cours !

La petite gardienne s’approcha de Colvaldor, lui prenant la main pour le calmer.

Lorsque le cadet, plein de ressentiment, mit au défi Minastir de l’envoyer à la tête d’une escadre, il serra Gaërwen par la taille en lançant à la tête de son frère :

– Puisque tu t’y refuses, ensemble, nous saurons relever l’honneur de notre île et porter secours aux opprimés !

– J’ignorais que vous eussiez pareils projets de votre côté ! interrompit Minastir avec froideur et un regard amer vers la jeune femme.

Immédiatement, avec virulence, celle-ci se dégagea des bras du prince cadet, son regard orageux dardant des reproches sur les deux garçons :

– Comment osez-vous me prendre à parti dans vos querelles ? Toi, décider pour moi ? Et toi, insinuer quelque trahison de ma part ?

L’hydre grimaçante de la jalousie venait de faire irruption dans sa vie, entachant jusqu’au souvenir de ces heures heureuses de rêveries partagées avec les garçons. Ainsi donc, la flamme intérieure des hommes, leur besoin de dompter l’univers, finissait par consumer ce qu’ils ne pouvaient partager… Il fallait protéger ces enfants d’eux-mêmes… Elle ravala ses larmes et parut grandir lorsqu’elle ordonna d’une voix forte :

– Je ne me laisserai pas traiter comme une potiche de palais ! Allez-vous-en ! Tous les deux !

Les princes s’inclinèrent et larguèrent les amarres sous un ciel d’orage. La petite gardienne de phare était très en colère.

.oOo.

La nuit même, en grand secret, le prince Colvaldor appareilla pour Vinyalondë avec quelques partisans, des armes et des approvisionnements, à bord du cotre Elyât Roth.

Ses proches demeurèrent sans nouvelle de cette équipée téméraire, pendant plusieurs mois.

Minastir, de son côté, s’imaginait bien que cette fuite en avant n’était pas seulement due à l’idéal d’un jeune homme épris des terres lointaines ; il y avait là une part de dépit amoureux. N’en ressentait-il pas lui-même ?

Le prince projeta une expédition à la recherche de son cadet, mais le roi lui interdit de quitter Númenor, en sa qualité d’héritier du trône.

.oOo.

Minastir, une nuit, se réveilla en sursaut.

Personne dans sa chambre ! Pourtant…

La caresse d’un souffle tiède s’attardait sur sa joue. Le frisson d’une cajolerie agaçait encore les mèches de sa nuque. La saveur iodée de la cabane, sa quiétude hors du temps, flottaient encore dans l’air de sa chambre.

Il sut, en un instant, qu’une âme amie s’était penchée sur son sommeil.

Brillant dans la lueur d’un rayon de lune, de petites empreintes de pas, mouillées comme si une naïade sortait de l’océan, menaient de son lit au balcon surplombant la baie.

Mû par un pressentiment ambivalent, Minastir se leva et courut au port de Romenna.

La garde y était en effervescence – un inquiétant vaisseau avait été repéré et s’approchait du port !

Mais les équipages, superstitieux, refusaient de prendre le large pour l’intercepter. La malédiction d’Ossë planait sur eux.

Lorsqu’un bâtiment, ses voiles en lambeaux, dériva en travers du chenal d’entrée, les cheveux se dressèrent sur la tête des marins : personne n’était visible à la barre ou dans la mâture.

Dans un silence irréel, sur la mer étale, le navire, incliné sur son flanc bâbord comme un grand animal blessé, tournait lentement sur lui-même, emporté par des courants invisibles.

Un puissant enchantement semblait guider le vaisseau fantôme. Aucun marin, aucun capitaine n’osa braver la malédiction et demeurer pour arraisonner ce spectre des mers. Minastir fut donc seul sur le quai lorsque le navire accosta de lui-même.

Le prince amarra la coque délabrée et y monta. Personne à bord ! C’était bien l’Elyât Roth, mais elle avait subi des avaries, sa cargaison mal arrimée s’était dispersée et une grande quantité d’eau avait envahi la cabine et les coffres.

Le prince s’assit au poste de commande et y demeura longuement, la tête entre les mains : une tempête avait emporté l’équipage, et Colvaldor avait disparu en mer !

La mort de son frère était demeurée une chimère, tant que son navire n’avait pas été retrouvé. À présent, face au bateau vide, à cette barque mortuaire en vérité, l’absence de son cadet avait pris corps dans son esprit, elle s’était imposée à lui comme un gouffre omniprésent.

La mort dans l’âme, il ramena le bateau vers la darse du radoub et le confia au charpentier de marine, son vieux maître Ornindal.

.oOo.

Le deuil retint longtemps Minastir auprès des siens. Le prince s’étourdissait de travail, noyant son chagrin dans l’étude et les responsabilités.

Pourtant, chaque soir, au moment de retrouver l’intimité de sa conscience, il pensait à elle.

À cette petite gardienne de phare qui devait se morfondre, qui attendait peut-être des nouvelles de l’un ou de l’autre.

À celle dont il n’oserait jamais affronter la peine,

À celle avec qui il craignait de confronter ses sentiments de culpabilité, pour avoir acculé Colvaldor à une entreprise si hasardeuse…

À celle vers qui il ne se sentait plus le droit de voguer, seul aux commandes du cotre, sans ce frère à qui il avait manqué et qui en retour, lui manquait cruellement.

Minastir remâchait ses regrets. Dans ces moments de désespoir, il tâchait d’apercevoir le phare, depuis sa chambre, dans l’attente de quelque signe. Mais le phare demeurait muet, nimbé de brumes.

Une nuit, enfin, alors qu’un temps maussade avait brassé tout le jour des nuées menaçantes, Minastir l’aperçut.

La lueur tremblotait, froide et décidée, scandant un appel, que le prince lui savait destiné.

L’éclat impérieux redoublait, perçant les bruines de la baie et les miasmes poisseux de ses remords.

La vigie de Calmindon le convoquait au tribunal de sa conscience.

Minastir se vêtit et descendit au port, tout au fond de la rade. À quai se balançait mollement le cotre qui l’attendait, réparé, gréé de neuf, bichonné, les cuivres lustrés par Ornindal et ses compagnons en souvenir de Colvaldor.

Fébrilement, le prince embarqua sur l’aile de mer.

.oOo.

Dès que Minastir dépassa la jetée de Romenna, les vents se levèrent, violents et désordonnés.

L’Elyât Roth cinglait vers Calmindon, alors que les dernières embarcations se réfugiaient au havre. Les nuages s’épaissirent, spiralant lentement en sombres traînées, traversées d’éclairs.

Seule voile au milieu de la baie, le navire du prince s’éclairait de feux d’outre-monde, dans un sifflement sourd qui ébranlait le ciel. Une pâle lueur violette auréolait les extrémités des vergues, tandis que la flèche du mât brûlait dans l'air aux relents d’airain, comme une grande chandelle vacillant sur l’autel du dieu des tempêtes.

Soudain la foudre frappa.

Avec un horrible craquement, le mât calciné se brisa.

Minastir bloqua la barre et se précipita pour trancher les étais et les écoutes, que tiraient les voiles tombées à l’eau. Il libéra ainsi son navire d’une gîte dangereuse et put se tourner vers l’incendie qui avait gagné la cabine. Mais les flammes s’étaient répandues aux œuvres vives [15] avec une rapidité surnaturelle.

En quelques instants, le prince fut contraint de sauter à l’eau.

Malmené par les flots, il assista au naufrage du cotre, torchère disloquée sous les coups de boutoir des eaux.

Le nageur lutta longuement, submergé par les vagues déferlant l’une après l’autre, ses yeux cherchant désespérément entre les gerbes d’écume, une lueur pour le guider vers la rive.

Enfin, il ne fut plus question que de surnager, de flotter comme un bouchon de liège à la merci des remous.

Ne penser à rien.

Laisser glisser mon esprit sur ces éléments en furie.

Économiser mes forces.

Repousser les images de ma vie qui surgissent du néant de la nuit.

Calmer mon souffle.

Me concentrer sur la survie.

Battre des jambes en souplesse.

Ne pas penser au sourire amer de Gaërwen.

Me forcer à expirer.

Ne pas penser au gouvernement du royaume.

Reposer mes bras.

Ne pas penser à la guerre.

Souffler lentement.

Ne pas penser au départ de Colvaldor.

Relever la tête.

Mépriser le froid qui monte des abysses.

Ne pas penser au sourire enjôleur de Gaërwen.

Rejeter les regrets.

Le rire tonitruant de mon frère.

Ma jambe gauche s’engourdit.

Me concentrer sur la survie.

Mes bras sont proches de la tétanie.

J’en veux à Gaërwen. Pourtant elle n’y est pour rien.

Une barre s’installe en travers de ma poitrine.

Mon souffle se raccourcit.

Me concentrer. C’est important.

Le froid m’enserre les membres.

J’ai bu la tasse, mais je me suis rétabli. Il faut que je sois plus attentif.

J’aurais dû m’ouvrir à Gaërwen.

Je n’ai plus mal aux jambes.

Me concentrer sur l’important.

À quoi bon lutter ?

La crampe ne me gêne plus.

Faire la paix avec mon frère.

Des laminaires m’enlacent le buste comme une amoureuse délaissée.

Mais qui préfère-t-elle ?

Je ne sens plus mes bras.

Les algues alanguies m’étreignent et me soutiennent.

Colvaldor m’attend.

La barre dans ma poitrine a disparu.

Il me sourit de son air enjôleur et rebelle.

 

La pénombre ouatée des abysses s’éclaira d’un halo bleuté. L’Elyât Roth attendait là auprès d’une petite cabane, se balançant avec lenteur au rythme des gracieuses forêts de kelp. Colvaldor en descendit et s’avança, drapé d’une mante irisée, couronné de perles blanches et de coraux rubis. Ses yeux rieurs débordaient d’indulgence. Son calme sourire enveloppa Minastir d’une chaleur bienveillante.

Une ombre diaphane ondulait à ses côtés, retenant sa main comme une amante jalouse. Mais l’ondine tendait aussi un bras vers Minastir dans une invite désespérée, gracieuse promesse d’une tendresse éternellement partagée.

Colvaldor embrassa l’onde marine lovée contre son flanc et s’écarta, du pas lourd et rude de qui s’arrache à l’apesanteur des eaux pour regagner les rochers de la berge.

Minastir accepta la main de son frère, tandis que l’ombre marine, tendrement sinueuse, se diluait en une infinité de petits alvins, myriades de larmes inondant les abîmes en deuil.

Colvaldor, fort comme une anguille, se saisit de son frère, l’extirpa de la vase tranquille, le ravit aux algues langoureuses et s’élança vers la surface tumultueuse. Il atteignit Tol Uinen et dépassa le ressac d’un puissant, effort des jambes aux épaules, traînant son frère éreinté jusqu’à la grève.

.oOo.

Le soleil blafard dardait sur la rive un regard atone.

L’homme était retourné à la terre. Il se sentait incrusté au rocher, ses membres lourds incapables de remuer.

Au-dessus de lui culminait le vieux phare, éteint à tout jamais, témoin muet des contes de marins et des nuits d’ordalie.

Lentement, l’homme meurtri se releva, les bras gourds, chaque geste réveillant une douleur nouvelle. Un goût de varech lui emplissait la gorge. Il rassembla les lambeaux de souvenirs qui collaient à sa mémoire comme les algues d’un autre monde sur sa peau lacérée.

Il était vivant.

Il cracha et vomit de l’eau de mer.

La tempête l’avait épargné. Alors qu’il était venu s’y jeter.

Il était Minastir, prince de Númenor.

Et son frère l’avait sauvé des eaux.

L’anse si familière paraissait terne, fuie par le moindre reste de vie. Un désert minéral baigné d’eau et de vent.

Un peu plus loin, une proue brisée pointait vers les cieux son mât de beaupré,[16] comme pour les prendre à témoin des violences de la nuit.

Minastir s’approcha, l’âme vide et le dos voûté, recru de douleurs.

Entre toutes, il reconnaissait cette étrave, élancée, avec son léger arrondi.

Au pied de l’épave, il le vit.

Colvaldor reposait là parmi des espars pourris, la peau blême et gonflée dans une tunique éteinte, couronné de mousses vertes et de concrétions marines. Les orbites de ses yeux rongés béaient sur le néant. Son sourire édenté frappa Minastir d’une horreur accablante. Une ombre pourpre palpitait au côté du cadavre. Un charognard des profondeurs s’agrippait à la dépouille de ses tentacules visqueux, phagocytant les entrailles qui puaient horriblement.

.oOo.

Le prince Colvaldor, contrairement aux autres membres de la famille royale de Númenor, ne fut pas inhumé dans les catacombes du Meneltarma. À la demande de son frère aîné, ses restes furent embaumés et ensevelis sur l’île Tol Uinen, sous un mausolée représentant le navire que les deux frères avaient bâti et mené. Minastir l’avait assemblé lui-même, avec l’épave de l’Elyât Roth et des troncs d’Oïolaïre.

Devenu roi, Tar Minastir, profondément marqué par le mort de son frère, s’interrogea longuement sur le destin des hommes, aimant les Elfes mais les jalousant pour leur immortalité. Il forma une puissante armée qu’il envoya à l’aide de Gil-Galad, ce qui permit de vaincre Sauron.

Depuis cette époque, plus personne ne se rend sur l’île de Tol Uinen, que l’on dit hantée par une âme jalouse et malheureuse. On raconte, dans les tavernes de Romenna, qu’une jeune fille plonge parfois depuis l’île pour nager avec des dauphins, qui harcèlent tout navire ayant omis d’accomplir la tradition des Eldar. Alors l’équipage apeuré, craignant le mauvais œil, se plie au rituel : une femme de la parenté du capitaine orne la proue du navire d’un rameau de l’arbre aromatique.

Les légendes de Númenor rapportent que Uinen, la Dame des mers, protégeait tous les navires qui sortaient de la baie de Romenna... Mais il arrivait parfois qu’elle se laissât emporter par le désespoir, lorsqu’elle croisait un beau marin qui lui rappelait ceux qu’elle avait aimés et qu’elle n’avait pu garder saufs auprès d’elle. Dans ces moments-là, mieux valait ne pas se trouver en mer, avec ou sans rameau d’Oïolairë…

.oOo.

 NOTES


[1] En Adûnaic, la langue de Númenor : « Salut, Maître Charpentier de Marine Ornindal ! » Il s’agit d’un nom Sindarin, qui prouve que la famille du charpentier est versée dans la langue des elfes de la Terre du Milieu. Ornindal signifie « Pied-d’arbre », hommage au personnage éponyme de Rosinski et Van Hamme dans Thorgal.

[2] Traduction personnelle de « Guild of Venturers », une association de capitaines, marchands et marins núménoréens partageant ressources et connaissances pour explorer les Terres du Milieu et y établir des comptoirs.

[3] Assemblage particulier de deux pièces, en menuiserie.

[4] En Adûnaic : écume d’étoiles jumelles

[5] Course de vitesse en mer, souvent entre bateaux d’un même type.

[6] Trappe aménagée dans les parties supérieures d’une coque.

[7] La direction du vent a tendance à se rapprocher de l’est.

[8] Repère, en général sur la côte, que les marins peuvent utiliser pour localiser leur position et se diriger.

[9] Divinité masculine des océans (Maïa dans le langage de Tolkien), Ossë est réputé colérique et fantasque, au contraire de son épouse Uinen, la Dame des Mers, jugée plus conciliante.

[10] Câbles attachant le mât, de chaque côté du navire, et permettant d’y grimper.

[11] Sindarin : Tour de lumière, construire par le Roi Tar-Aldarion.

[12] Un alcool d’algues…

[13] « Ici on doit rapporter la coutume qui voulait que, lorsqu'un navire appareillait de Númenor pour courir la Mer Immense jusqu'aux rivages de la Terre du Milieu, une femme, le plus souvent de la parentèle du Capitaine, posât sur le couronnement de la proue le vert rameau du retour, une branche détachée de l'arbre Oïolaïre que les Eldar avaient donné aux Númenoréens, disant qu'ils en ornaient la proue de leurs propres navires en gage d'amitié avec Ossë et Uinen. » Contes et légendes inachevés : le Second Âge - Une description de l'île de Númenor.

[14] Port établi par le Roi de Númenor Tar-Aldarion, à l’embouchure du fleuve Gwathló en Terre du Milieu.

[15] Parties immergées de la coque

[16] Le mât à l’avant du navire, très penché.

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