Les contes de l'Oie Saoule
Chapitre 49 : Le jardin de l'arène - 3 - Joute courtoise
2219 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 27/03/2021 16:25
Près du dais, au milieu des flambeaux, une table est dressée sous les lentisques, garnie de gruau, d’olives et de dattes.
La Dame invite le visiteur à la rejoindre au centre de l’arène et se tourne vers l’occident :
– Les Dépossédés se remémorent l’Akallabêth et font vœu de servir ta mémoire, Ô Pharazon le Vermeil ! Puissent tes enfants recouvrer ta gloire et la suprématie de nos armes en ces terres d’exil !
Pendant un instant, le profil d’aigle de la Dame semble illuminé par un incendie et battu par des flots tumultueux, la peignant en fille de Númenor, ambitieuse et détentrice d’un pouvoir secret. Le jardin s’allume de reflets rougeoyants, l’ombre de longs étendards flottant entre les cimes des eucalyptus. Puis la vision s’évanouit, la frêle silhouette se rend à elle-même, mais un éclat régal s’attarde aux prunelles de la belle.
Vaguement mal à l’aise, Bergil récite à son tour la dévotion à l’« Atalantë », en usage chez les Dúnedain.
La Maîtresse du Jardin le conduit courtoisement à son siège, tandis qu’une servante dépose devant eux du pain sorti du four et un ragoût de daim. Puis elle s’assied à son tour, sous un oranger dont les branches ornent sa coiffe de guirlandes fleuries.
La servante dispose de fins couverts d’argent et présente l’aiguière aux convives. La Dame alors découpe elle-même habilement le cuissot, disposant devant Bergil une part de lion, avant de saluer et de se rasseoir :
– Beau Sire, je vous en prie !
Notre baladin sait encore suffisamment ses manières et s’incline sans toucher à ses couverts :
– Madame, ce ne se peut !
– Doux Sire, ferez-vous honneur à ma table ?
Notre chevalier de fortune aime à endosser un rôle galant auprès des filles :
– Un gentilhomme ne saurait rompre le jeûne sans son Hôtesse.
La Dame coule un regard engageant vers son visiteur, mais la commissure de ses lèvres se relève, goguenarde. Le « chevalier » errant joue son rôle avec application ; il a promis de se bien conduire mais elle a dû déployer ses artifices pour l’en convaincre…
– Noble Sire, lance-t-elle avec un regard en-dessous, il est une tradition en ce jardin. Avant que de rompre le pain avec moi, me ferez-vous la grâce d’exaucer un vœu ? Je ne saurais manger avant cela !
Bergil se demande si la Dame s’adonne souvent aux plaisirs de la conversation courtoise et si tous les convives sont invités avec la même force de persuasion au hameau de l’arène. Il grime de grâce sa circonspection et s’incline pour répondre :
– Comment saurais-je, Madame, si cette promesse, qu’exigent et méritent vos bienfaits, ne contreviendra à aucun engagement juré par ma foi ?
Toute chaleur quitte le regard sombre de la Dame, tandis que bruissent les feuillages alentours, comme agités par un coup de vent annonçant l’orage. Les félins roulent du dos, le poil hérissé et la gueule menaçante.
– Vous le saurez en imitant la foi que j’ai mise en la pureté de vos errances et de vos intentions… N’étiez-vous pas serré de près par vos ennemis, avant que de trouver asile en mon jardin ? Vous voilà bien prud’homme pour un fugitif...
Le rouge au visage, Bergil concède sa défaite :
– Si je puis vous contenter par la main ou par l’esprit, veuillez me considérer comme votre serviteur !
– Vos paroles tentatrices pourraient vous trahir, chevalier ! répond la Dame avec un sourire narquois, tandis qu’un arôme de jasmin se répand dans l’air calme de la nuit et que ses lynx se pelotonnent paisiblement dans leur robe sombre. Mais rassurez-vous, ajoute-t-elle avec plus de bienveillance, je ne vous réclame à présent qu’un récit pour me distraire avant notre repas. Contez-moi, je vous prie, comment vos errances vous ont mené jusqu’à mon humble courtil !
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Bergil n’en demande pas tant !
Le fanfaron des tavernes, le bravache des prétoires, le courtisan des courtines à l’heure où les belles s’adonnent à la sieste, se lance dans un récit haut en couleur, où les dites belles rivalisent de beauté – sans jamais atteindre à celle de la Dame – et surtout de sourires envers un chevalier sans-avoirs, pauvre de biens mais riche d’esprit.
La fatalité de son caractère galant le mène de désinvoltures en promesses, d’aventures en imprudences, de plaisanteries en duels…
Le conte badine comme un aimable vaudeville, sans fin ni morale. Le fil du récit louvoie au travers de vérités évasives, sinue entre les exigences de la décence. Les trouvailles dramatiques de Bergil s’enchaînent au hasard, qui toujours relève un peu trop les mérites du chevalier sans-avoirs. Sous les orangers épanouis de fruits vermeils, les chats ronronnent aux pieds de leur maîtresse, qui lève à peine un coin de lèvre amusé aux broderies courtoises du visiteur, l’encourageant de quelque « Est-il possible ? », « Sur votre Foi ? » ou autre « Assurément ? », sans même un haussement dubitatif du sourcil devant ses rodomontades éhontées.
La Dame se repaît de cette fougue juvénile – mais ce visiteur ne sait-il pas que la jeunesse et sa candeur désertent déjà son front ? Au fil du conte, le jardin se pare de fruits aux couleurs vives et d’épines plus drues. Car les mensonges capiteux n’ont pas cours à la cour d’amour... La Dame jouit de ces fables et se réjouit de ces fautes qui font un obligé de son visiteur…
Lorsque Bergil sort un instant de son récit, la Dame est lovée dans ses bras et boit ses paroles à même la coupe de ses lèvres. Au-dessus du couple étendu, le dais livre des fruits merveilleux, sucrés et prometteurs, comme une corne d’abondance céleste. Seul le chat blanc veille sa maîtresse, marbre impavide baissant les paupières sur ses pupilles aux aguets. Une épaisse forêt, charnue et fleurie, enserre le lit tiède, bardé des épines du péril.
Le chevalier sans-avoirs émerge d’un songe. Finalement, il n’est plus affamé. Il ne sait pas bien pourquoi, il s’en veut un peu, se sait vaguement en faute.
Mais dans un murmure complice, les lèvres près des siennes réclament leur soûl de fable et de romance, aspirent à la douceur éphémère d’un souffle tiède sur les blessures du dépit.
.oOo.
Soudain un matou bondit sur le lit, tirant la Dame de ses émois.
Bergil se recule avec un frisson de dégoût, tandis que le familier lui adresse un feulement vindicatif et s’insinue dans le giron de sa maîtresse.
La Dame plonge vivement les yeux dans l’opalescence changeante des prunelles félines.
Son visage pâle devient livide, son nez délicatement busqué esquisse une grimace, puis elle darde sur Bergil un regard venimeux. Le jardin sombre sous la lune s’allume de mille petits yeux d’argent, attentifs et hostiles.
Comme le Dúnadan, alarmé, s’écarte avec pudeur, les pupilles de la Dame s’adoucissent :
– Non, mon mignon… Non, notre chevalier ne sait rien de ces sombres destinées ! Il est l’innocence dévouée ! Une fortune obscure l’a mené jusqu’ici, instrument docile pour qui sait le pouvoir…
La Dame radoucie observe attentivement Bergil, se penchant avec grâce sur son visage et jouant avec son jabot en bataille :
– C’est étrange, il ne ressemble en rien… Si accessible… Si prévisible… Mais qu’importe, l’occasion est trop belle... de fléchir cet orgueil… ajoute-t-elle, les prunelles brûlant d’une concupiscence mal contenue.
L’alerte est passée. La Dame pâmée souffle des mots tendres dans le cou de Bergil, lui agace les mèches à la base du cou...
Le mauvais garçon se laisse faire, flatté des attentions de cette plante sèche du désert, aux grâces à peine fanées, mais dont il sent l’abstinence et le manque de rosée…
– Sire Bergil, fils de Berodwen, à présent faites votre devoir et concluez vivement votre conte ! Que mon bien-aimé entre dans mon jardin, et qu’il en goûte les fruits merveilleux, défendus à plus maladroit que lui !
Les frondaisons en émoi frémissent dans une brise tiède. Des corolles pastel se balancent doucement sous de lascives palmes. D’impudiques arums distillent des parfums capiteux.
– Comment cette sorcière sait-elle qui je suis ? se rebiffe Bergil ! Et ce ton péremptoire ! Je lutinerai qui me sied ! Qu’elle se donne, à la bonne heure ! Mais qu’elle exige, quelle horreur !
L’homme se rappelle sa fuite – à présent il lui paraît évident que les félins l’on conduit jusqu’ici ! Odieuses bestioles espionnant pour une ensorceleuse, si attachante soit-elle ! Il rajuste son pourpoint et fait mine de quitter le lit. Mais le jardin tout entier semble avoir grandi, les plantes se sont multipliées à chaque caresse que son orgueil lui a fait accepter. Le baldaquin flotte sur une mer de fleurs, de fruits et d’épines, seule ressource d’un couple promis à la fatalité.
– Croyez-vous rien me devoir, sire sans avoirs, après les mensonges et les forfanteries dont vous m’avez abreuvée ?
Le propos est acide, mais la bouche est de miel. Le reproche est amer, mais douce la repentance. Bergil pris au piège doit accepter le gage, du bout des lèvres. Déjà des lianes pendent du dais, étreignent Dame et Chevalier, arriment les amants.
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Sa fureur épuisée, gît la Dame alanguie. Après la chevauchée, le Preux berce sa mie...
Le jardin somnole aux lueurs diaphanes de l’aube. Les arbres assagis se balancent dans le matin clair. Les plantes assoupies ont fermé leurs fleurs pour la nuit. L’arène est libre au vainqueur, qui se rhabille et s’apprête à quitter la Dame.
Bergil se tourne une dernière fois vers son amante pour un adieu muet.
Ses yeux sont grands ouverts et le considèrent d’un air grave et attentif.
– Il te faut grandir à présent, Bergil, fils de Berodwen… Apprends et accepte un secret plus lourd que tes amourettes ancillaires...
Une nuance abrupte est venue ponctuer cette annonce, sur un ton irrévocable, presque cruel.
– Mon nom est Berùthiel. Je descends des Seigneurs d’Umbar, le port impérial de Númenor l’engloutie...
Curieusement fasciné par les propos de sa maîtresse, Bergil contemple la petite femme au poil sombre juchée sur ses draps de soie, occupée à relever sa chevelure noire en une coiffe élaborée. Toute fatigue ou trace de dépit a fui son visage intrépide. Ses yeux noirs fixent le dúnadan avec une détermination farouche, bien loin des murmures languissants de la veille. Sa peau claire se pare des ors du matin, son teint irradie de pure lumière. Au fil de sa toilette, le jardin semble s’ordonner suivant d’harmonieuses perspectives, que les rayons matinaux dévoilent grandioses. Lorsqu’elle se lève, moulée dans une robe de taffetas noir, le port régal de la Dame confond Bergil. La maîtresse du jardin règne sur des allées d’une richesse éblouissante. Au lever du soleil, l’arène rutilante chante la gloire de la plus désirable des femmes.
Devant l’air pantelant de désir de cet ahuri de Bergil, la Dame lève les yeux au ciel avec une pointe d’agacement et lui plonge ses derniers mots dans le cœur :
– Ainsi, notre chevalier sans-avoirs n’a pas non plus beaucoup d’esprit... Je suis l’épouse de ton frère, la Reine de ce Pays ! Peut-être vais-je enfin porter un héritier à cet époux éperdu de l’océan...
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La Dame rêve, son regard plongé dans les yeux délavés d’un grand gaillard enamouré lové dans son giron. Les amandes sombres de la femme furètent au gré des divagations qui animent les pupilles du minet aux aguets :
– Tu ne me mentiras plus jamais, n’est-ce pas ? Tu sais ce qu’il t’en coûte, lorsque tu me caches les intentions de ton royal frère ?
L’homme ronronne comme la Reine lui grattouille derrière les oreilles. Un feulement flûté dans la voix de son mignon éveille l’attention de la Dame dont les prunelles noires s’allument d’une curiosité sensuelle :
– Ainsi Tarannon arme des vaisseaux ! Quels sombres desseins emportent ce pauvre niais ? … Allons, mon mignon, va sonder pour moi ce gentilhomme en rupture de sang !
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