Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 48 : Le jardin de l'arène - 2 - Forban au jardin

2122 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/03/2021 16:16

La Dame rêve, son regard plongé dans les agates pâles d’un chat lové sur ses genoux. Les amandes sombres de la femme furètent au gré des mirages qui troublent les félines opales aux aguets :

– Tiens ! Un malandrin se glisse dans la pénombre des ruelles… il est assez joli garçon… mais quelle mise échevelée… et ce regard inquiet, vindicatif... un vrai chat de gouttière ! … et que poursuit la milice du guet !

Une pointe flûtée dans la voix de sa maîtresse éveille l’attention du chat tandis que les prunelles noires de la dame s’allument d’une curiosité sensuelle :

– Quels sombres secrets porte ce joli drôle ? … Allons, mes mignons, amenez-moi ce gentilhomme en rupture de ban !

.oOo.

– Ils m’ont repéré dès que je suis sorti ! Maudit soit ce jugeaillon impotent ! Ses suppôts ne me lâchent pas ! La nuit commence à tomber, je dois tenir jusque-là…

Course rapide par les ruelles, droite, gauche… aboiement furieux d’un molosse à l’entrée d’une cour… Damné clébard ! Ils vont rappliquer, il faut que je dégage ! ...

… Maîtriser mon souffle, écouter… là, à l’ombre de la poterne… respirer lentement… J’entends le cliquetis de leurs mailles, ils me cherchent sous les voûtes du marchand de vin, c’est tout près ! Vite, gagner la chaussée des entrepôts….

… Déjà une ombre qui se faufile dans mon sillage ! Lui échapper, accélérer, crochet derrière le lavoir, puis ralentir, continuer sans faire aucun bruit…

… C’est quoi ce feulement ?... Bifurquer, se planquer à l’abri de la porte cochère… mais… le vantail est ouvert… l’aubaine… fermer derrière moi, verrouiller la barre… récupérer un moment…

Qui est là ? Personne, l’écurie est vide… J’aurais juré… Bon, on ne moisit pas ici… L’arrière-cour… fermée ! Grimper sur la charrette et passer le mur pour atteindre la cour voisine ! Impulsion, traction ! Cornegidouille, j’ai plus la forme d’autrefois !

Réception sur les pavés crasseux d’une arrière-cour encaissée.

L’ombre s’épaissit, je serai bientôt tiré d’affaire…

Encore cette sensation d’une présence… filons !

Ce treige monte sec ! Je ne suis jamais venu par ici…

Un grognement bref claque non loin, rauque comme le glapissement des grands lynx du Harad…

 

Ma dague ! Cette chose me suit et ce n’est pas un chien !

 

Le fugitif, blême et en nage, se faufile le long de la ruelle étroite, jetant de fréquents regards en arrière.

Au bout des marches, un mur ! À droite le rempart, qu’illumine la lune, et ses sentinelles... Vite, à gauche alors ! ...

… Mon cerveau bourdonne… Est-ce la bête juste là derrière moi ? …

Mais devant, au bout de la ruelle, surgissent des torches, brandies par les sergents du guet !

Demi-tour !

Le fuyard repart en arrière et s’arrête net. Face à lui, barrant la ruelle, deux opales jaunes luisent dans l’ombre, froides et dures.

J’ai la moelle gelée mais je ne me laisserai pas dévorer sans combattre !

A la lumière des torches qui approchent, l’énorme fauve, aux pupilles hypnotiques, semble rapetisser à la taille d’un matou… qui se faufile par une porte entrebâillée !

D’où sort-elle, celle-là ? Qu’importe ! Plus à hésiter ! …

 

Le joli drôle se glisse par la porte providentielle...

.oOo.

Pour échapper à ses poursuivants, Bergil s’arc-boute sur le lourd battant damasquiné qui pivote dans un crissement rouillé. Du buis et du fer forgé, ça, Madame, jubile-t-il, c’est du solide !

Il faut de quoi verrouiller, une barre pour bloquer la porte miraculeuse…

Le prince des bateleurs cherche alentours, aperçoit un madrier brisé gisant dans les genêts. Il s’en empare, revient à la porte. La maçonnerie de pierre du haut mur est envahie de lierres et de ronces. Il ne l’avait pas remarquée, une liane épaisse et noueuse obstrue l’encadrement de la porte… qui semble bloquée à présent.

Le lierre pousse vite ici… constate Bergil avec un soulagement entaché d’un léger malaise…

Des jurons de corps de garde filtrent de derrière la porte solidement arrimée aux racines serpentines, bientôt étouffés par un foisonnement de ramilles bourgeonnantes.

Lentement s’élève alors un silence, bruissant du frémissement des fanes et de la reptation sourde des racines. Bergil se sent observé et se tourne vers le jardin. Des œillets d’argent le dévisagent, des palmes se penchent gracieusement, des calices d’or s’émeuvent avec impudeur. Des camées de jade et d’émeraude frémissent de lueurs vigilantes au cœur des verts sombres de cet étrange jardin, digne des forêts les plus sauvages.

Un félin surgit sous une frondaison ! La musculature souple de l’animal ondule sous le pelage noir d’encre, alors qu’il s’approche en fixant l’intrus de ses opales implacables. Comme le visiteur n’obtempère pas assez rapidement, l’énorme matou redresse sa puissante encolure et lance un feulement, ouvrant une gueule hérissée de crocs impressionnants.

Bergil s’écarte vivement, une main sur son coutelas. Après tout, ce n’est peut-être pas un chat ! Il semble avoir grossi, depuis tout-à-l’heure… Et ces grondements, bas et menaçants, ressemblent aux appels des cerviers qui hantent les ergs du sud lointain…

Jetant un dernier regard féroce à Bergil, le félin se poste devant la porte, qui déjà semble s’estomper sous les liserons blancs s’épanouissant à la nuit tombante.

.oOo.

Hmm, c’est bien, mon mignon !

La maîtresse caresse le fauve de sa voix douce et de son regard hypnotique. Le cervier se love au côté de la Dame, qui convoque le miroir de ses yeux d’agate.

Ses boucles de jais tissent une coiffe enchâssée d’une tiare d’argent. Une mantille ébène voile son cou nacré jusqu’à l’arc gracieux des épaules. Son visage dessine un ovale parfait, aux douces lueurs des perles sous la lune. Mais son regard noir scrute son miroir pour dissiper l’ennui. La pureté flétrie de l’espoir a blêmi sur ses joues. Le corail délicat de sa bouche s’est terni d’infimes rides amères. Pour trouver remède à son dépit et venger les vaines promesses de la jeunesse, elle fouille le vice et espionne les hommes dans les bas-fonds de la capitale. Et voyez qui ses artifices ont attiré ce soir...

Un sourire désabusé éclaire le visage altier de la Dame :

Notre chevalier a fière allure ! Quelle confiance prometteuse en sa mâle bravoure ! Pourtant, dans quelle geôle moisirait-il sans l’aide de mes fidèles ? … Veillons à soumettre cette morgue sans déconfire ce vigoureux panache…

.oOo.

Bergil gravit la colline couverte de feuillages, surveillant ses arrières. La sente serpente dans les massifs de sorbiers envahis de lauriers, franchit des tonnelles armées de rosiers aux longues épines. Mais partout le suit la rumeur du fauve en chasse. L’aventurier surveille les taillis, où tressaillent des rongeurs, dérangés dans leur quête nocturne. Il traverse des parterres d’agapanthes pâles couronnées de palmiers noirs, s’incline sous des treilles surchargées exsudant des vapeurs entêtantes.

Au fil du lacis de vivants feuillages, une volonté métissée semble avoir marié les capiteuses essences du Sud aux fruits charnus des vallées du Gondor. Au passage du visiteur, les bosquets chuintent d’étranges mélopées, des araignées tombent des eucalyptus sur ses épaules. Bergil se sent l’intrus surprenant les desseins d’une enchanteresse dans le secret de sa retraite.

Des pêchers embaument là dans la brise du Val d’Anduin, mais les citronniers y bruissent du zéphyr d’autres régions de ce monde. Des fougères du cru se balancent mollement sous des troncs évasés transplantés d’arides contrées. Un bosquet de cyprès enserre une lourde pierre plate, que marque d’effroi un fin rayon de lune. Est-ce là un sépulcre où s’entassent les restes des visiteurs indésirables ? Et toujours un feulement impatient contraint l’intrus à poursuivre.

Enfin Bergil rejoint une voie pavée. Des pins parasol la bordaient autrefois, chantant dans la brise venue de l’océan. Ils gisent à présent débités en monceaux suintant une résine épaisse et odorante.

Un hameau se blottit au sommet de la colline assiégée par l’hostile jardin. Une villa luxueuse, à l’architecture torturée, a remplacé une partie des gradins d’un antique théâtre circulaire. Au centre de cette arène trône un dais majestueux entouré de flambeaux, près d’un bassin. Des plantes de toutes sortes ont envahi l’ancienne scène, à présent îlot vivace de verdure borné de marbres en ruine.

La Dame l’attend là, sondant son miroir félin au milieu de ses gardiens...

.oOo.

Des volutes bleues s’élèvent d’un encensoir en argent. Une harpe égrène des arpèges vaporeux, égarés d’une autre époque. Probablement quelque serviteur logé dans une des chaumières...

La Dame cajole ses chats, observant son miroir avec attention. Les lynx tournent autour d’elle, se disputant ses caresses. Les félins, tigrés mais sombres comme une nuit sans lune, sont de tailles très différentes. Ah ! Il n’a donc pas rêvé ! Sauf un, blanc comme albâtre, qui trône hiératique au chevet du lit…

Cette mise en scène, attendrissante de ridicule, ferait presque pardonner le fauve lâché après lui… Mais le galant se sent désiré et c’est bien là le plus formidable remède au bon sens... Cette femme l’intrigue. Ce luxe l’appelle. Cette enchanteresse va tâter de sa baguette magique !

Bergil jette un dernier regard dans l’allée. Les yeux d’opale en amande s’éclipsent prestement.

Gardant sa dague à portée, le jeune homme époussette sa manche, rajuste sa mise, se recompose une prestance...

Le beau gosse des gargotes bombe le torse. Le mauvais garçon au sourire rebelle, le tombeur des épouses de juge, déjà vainqueur, descend dans l’arène.

.oOo.

De jeunes chênes, des sorbiers ont envahi les gradins. Bergil se fraie un passage au travers des buissons de myrte et d’arbousiers, écartant ronces et lierres de son poignard. L’arène s’est tue. Seuls s’élèvent dans le clair-obscur, les craquements des branches brisées et le piétinement balourd de l’homme.

Lorsqu’il atteint la scène, la Dame lui fait face, auréolée de fleurs de ciste.

Sa chevelure scintille d’un jais profond qui éclipse les étoiles. Une altière réserve durcit la finesse de ses traits. Des griefs ont creusé ses joues d’albâtre. Mais son regard sombre perce au cœur qui gravit les degrés de son jardin.

Mince et adamantine sous les rais de la lune, la petite Dame dresse sa silhouette noire comme l’obsidienne, voilant de colère sa beauté fanée.

Le visiteur subjugué s’arrête sous le chêne-liège. Un pâle sourire, désabusé, un peu cruel, chasse les ridules d’amertume aux joues de la Dame. Ses prunelles s’allument d’un charme âpre et puissant. Ses lynx ont cerné Bergil, dans un silence d’embuscade.

La Dame relève son visage acéré en étendant les bras devant elle, comme pour se saisir de l’objet de sa convoitise :

– Nul ne brandit son braquemart dans ma demeure, si ce n’est à mon service !

L’arme étincelante, comme ternie d’un maléfice, tombe aux pieds de l’homme, se fichant profondément au sol, perdue entre les racines et l’ivraie.

Bergil se dégage des escarboucles de lierre qui enserrent ses mollets. Sous le regard étincelant des félins tapis sous les lauriers, l’aventurier libère ses mains des brins de genêts, s’agenouillant galamment :

– Un chevalier puîné implore asile en votre cour !

Un ris léger, moqueur mais satisfait, fait taire les grondements sourds des lynx qui s’apprêtaient à bondir sur l’intrus.

.oOo.

A suivre...

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