Les contes de l'Oie Saoule
Histoire trolle
Cette nouvelle répond au défi « Houston, on a un tas de neige ! » de Déc 20-Jan 21, qui impose une intrigue frisquette, si possible du point de vue d’un second couteau.
Brrrr…
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Quelque part en Eriador, peut-être Thalion ou aux environs de Bree...
Toute la matinée, Mamie Biscotteau avait supporté les piaillements de ses petits-neveux, que la famille lui avait refourgués pour terminer la récolte de châtaignes avant l'arrivée de l'hiver. Avec hauteur, les grands rabrouaient les petits qui les harcelaient. Confinés depuis des semaines à cause du froid et de la pluie, les gamins glapissaient et trépignaient comme des possédés. Et les ainés en rajoutaient en effrayant les petits avec d’absurdes histoires de trolls et autres chimères dont on aurait relevé les traces non loin.
Excédée, la Mamie avait profité d’une éclaircie et les avait envoyés au jardin, ça lui ferait un peu d'air ! Les grands surveilleraient les petits, elle allait pouvoir se consacrer aux sablés de Yule, et tout le monde aurait des gâteaux pour la grande fête du solstice d’hiver ! Le premier à apercevoir la barbe du Père Yule aura droit à une barre de chocolat ! Une fois la marmaille épaillée, elle donna un coup de balais au plancher de sa chaumière, nettoya son poêle de fonte, puis sortit prendre quelques bûches.
Les enfants s'étaient dispersés bien au-delà des limites assignées. Les garnements hurlaient et se dépensaient, qui sur la balançoire, qui dans les branches des poiriers, les autres en cache-cache endiablé dans les champs des voisins. Mamie fronça les sourcils, mais elle n’avait plus l’âge de courir après la marmaille.
En voyant ses neveux s'ébaudir, tous excités comme des puces, la vieille femme se dit qu'elle ferait bien de rentrer son bois...
En effet, il commençait à neiger.
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Il allait certainement gagner la partie de cache-cache. La neige avait recouvert ses traces, jamais les cousins ne le trouveraient !
Bon mais il fallait peut-être rentrer, Mamie allait s’inquiéter.
Comme c’était bon, cette quiétude cotonneuse qui vous prenait lentement sous les flocons se posant en silence…
Tiens ? Un petit air de clochettes qui passe furtivement…
Un attelage majestueux tintinnabule une mélodie de Yule ! Des rennes charrient un traineau mené par un bonhomme de neige… comme si l’on sonnait le début de la fête…
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Ailleurs, sans doute plus au nord, mais pas bien loin, dans quelque lande infestée de créatures peu recommandables...
Le petit saucisson, solidement arrimé, se balançait mollement, suspendu au râtelier où mûrissaient des jambons et faisandaient des carcasses de rennes, encore sanguinolentes.
Entravé comme un rôti, il étouffait dans les fumets de viande avariée et les relents de déjections immondes infestant le cellier des trolls. Les yeux terrifiés du gamin lui sortaient de la tête. Ou peut-être était-ce un hobbit ? On n’eût su le dire, fagoté comme il était. Si vous le voulez bien, nous continuerons de l’appeler « le saucisson », puisqu’il en a tous les attributs.
L’esprit embrumé par les odeurs à vomir dans lesquelles il macérait, notre saucisson tâchait de suivre la conversation des trolls, qui se chamaillaient dans la pièce voisine. Chose difficile, car outre la terreur qui lui serrait les entrailles, la malheureuse victime avait des bouchons dans les oreilles...
Quoi ? Déjà une objection ? On avait dit point de vue d'un second couteau, et ce personnage paraît se trouver au centre de l'histoire ?
Ah, mais n'allez pas imaginer que ce misérable entremets aura voix au chapitre ! Il a une pomme enfoncée dans le gosier, il est ficelé et nu comme une dinde de Yule, avec du persil dans les oreilles et une botte d'herbes aromatiques dans le derrière !
C'est dire la portée des protestations sonores qu'il pourrait émettre ! Heureusement, comme on l'a trouvé un peu chétif, on l'a bardé de graisse de renne, qui lui tient chaud et dont l'exhalaison fade et rance anesthésie un peu son odorat...
Je peux reprendre ? Où en étais-je ?
Ah oui, les trolls !
Ils venaient de rentrer de la chasse. Du lardoir, on ne les voyait guère, on distinguait leurs ombres menaçantes et grotesques aller et venir autour du foyer où flambaient des tronçons de bouleau. Ça au moins c'était clair, on reconnaissait l'acre et saine odeur de l’aubier fraichement abattu.
Du reste, le saucisson se les rappelait assez bien, même si c’était tout ce qui émergeait du cauchemar de sa capture : leurs grosses têtes patibulaires, leurs canines proéminentes, leurs poitrails difformes, leurs bedondaines velues et gonflées comme des barriques… mais surtout leur peau verdâtre couverte d'écailles et de pustules purulentes, et l’horrible, l’irrésistible force de leurs bras tors...
Côté cervelle, à peine suffisamment de vocabulaire pour trahir leur nature veule et vile mais bien assez d'idées sombres pour détruire, piller et engloutir ! Avec ça, trop peu de jugeotte pour s'entendre comme d'honnêtes brigands ! Des trolls, en somme, gigantesques et idiots, carnassiers et vindicatifs !
Comme de juste, nos trolls se chamaillaient : que faire de leurs prises ?
– Voilà deux chèvres au lardoir ! glapit le fougueux.
– Porte-naouaque ! C’est pas des chèvres, c’est des rennes ! rétorqua le taciturne.
– Des reines ? Kèstudis ? Aoh, c’était ça les falbalas et les grelots ! lança l’enthousiaste.
– T’en as déjà mis deux d’côté, Don ! Alors çuilà, j’y croque à d’suite ! marmonna le taciturne avec un éclat avide au fond des prunelles.
– Touche pas à la reine ! gronda Don en brandissant sa massue. On la garde pour not’Reine à nous !
Vous le constatez, chère lectrice, Mich le renfrogné et Don le flamboyant n’étaient pas d’accord sur grand-chose !
Mais je m’aperçois que nous n’avons pas encore présenté nos protagonistes. Nos trolls se nommaient Donald et Michel. Les deux faisaient la paire, ils ne se quittaient jamais. L’un était une grande gueule, l’autre un taciturne. Don trompétait et Mich pensait, autant que le pouvaient des trolls. Aussi veules l’un que l’autre, cela dit…
Et pourquoi ces deux gentlemen-Trolls se trouvaient-ils en désaccord ?
Mais à cause d’une femme, bien entendu !
Don agitait avec fougue la houppette ridicule qui se dressait sur sa caboche disgracieuse de Troll :
– Mich, tout ça qu’on a trappé, on y garde pour l’invitée !
– T’es qu’un abruti de rabat-joie, Don ! Faut bien goûter sinon ça sera pas cuit comme y faut ! Pis d’abord, a viendra ptêt pas…
– J’y a dit qu’on avait un beau gnome de neige ! Les invitées, ça aime les décorations !
– … ça s’mange pas les décorations, objecta Mich avec une grimace incrédule.
– Pis j’y a dit qu’on est montés comme deux Trolls !
Ça, c’était vrai. Indubitablement. Sans pudeur aucune, Mich déballa la chose et considéra son service trois-pièces avec un petit ricanement de fierté. C’était tout ce qu’il tenait de son demeuré de Tim son père, qu’il avait dû bouffer avant de se faire dévorer lui-même. Mais Mich doutait que l’argument suffît, si considérable fût-il. Don, avec sa faconde habituelle, enfonça le clou :
– A viendra si y’a du frichti, alors y faut pas tout grailler !
Mich, acculé à surseoir ses agapes, se montrait mauvais perdant :
– Avec ta grande gueule, tu crois qu’t’as toujours raison ! Mais a va rester dans sa caverne, cause que le froid et la neige…
Quoi encore ? Une autre objection ! On n’a pas parlé de la chute de neige réglementaire ?
… Mais je suppose que la lectrice s’en doute, futée comme elle est ! Mes lectrices ne sont pas des lourdauds de trolls !
… Bon, c’est entendu, réglons cela.
Au dehors de la caverne des Trolls, il neigeait ! Depuis des jours et des jours ! Une tornade de grêle et de glace s'était abattue aussi loin au sud que la Comté et le Pays de Bree, ensevelissant les forêts et noyant les collines, figeant sur place les mares, la moindre rivière et jusqu’au fleuve Brandevin ! Le soleil ne parvenait plus à percer les nuées hivernales qui pesaient sur la contrée et y déversaient continuellement leur cargaison de flocons, lourds et collants. Des congères s'accumulaient sur les chemins, poussées par le vent du Nord. Plus rien de vivant ne bougeait, tout s'était terré.
La chasse avait été dure ces derniers temps, même pour les trolls, et même pour des durs à cuire comme Don et Mich. Ils avaient eu une chance inouïe de capturer, dans le blizzard, un attelage de rennes transportant un bonhomme de neige et un tendre garçonnet. Une véritable aubaine de Yule, avec hors-d’œuvre, plat de résistance, confiseries et décorations !
Et si, justement, la dame trolle de leur pensée était susceptible d’accepter l'invitation de nos larrons, c'est que la faim la tenaillait, contrainte à la portion congrue, à ronger le tibia de l'oncle Tim !
Le saucisson pendouillait lamentablement dans le lardoir, il attendait son heure funeste en captant ce qu’il pouvait des chamailleries incessantes de ses hôtes les trolls :
– C’est ta faute si elle a pas venue avant !
– T’as pas vu ta trogne !
– C’que ça fait ? Pasque tu bâffrais tout et que t’es jamais d’accord avec moi !
– C’est toi qu’es jamais d’accord avec moi !
Mais laissons là un instant ces assauts rhétoriques de haute volée. Pendant ce temps, la décoration de Yule vantée par Don reposait sur son traineau, bloc de glace étincelant aux lueurs du foyer des Trolls. Notre saucisson, au gré de ses spasmes pendulaires, pouvait par instant dévisager la silhouette rondouillarde du bonhomme de neige :
Enchâssée de deux galets de charbons et d’une vieille pipe, une boule de glace reposait sur un amas de neige informe, surmontée d’un galurin figé aux larges bords. Une gaule grossière, fichée dans le corps, figurait le balais du boniface. Témoin poignant des joies hivernales des enfants, mais trophée dérisoire de la sauvagerie trolle, le bonhomme de neige patientait dans la lueur dansante de l’âtre, en attendant que les Trolls s’entendissent sur l’organisation du réveillon.
– Á la broche !
– En ragoût !
– Y a pas le temps de laisser faisander la viande !
– Ben y’a qu’à s’assoir dessus à tour de rôle ! Ça va l’attendrir !
– Faudrait voir à pas en faire de la bouillie…
– Ben quoi, c’est bon la bouillie…
– Ça fait pas repas de fête ! C’est pour les vieux sans dents ! Nous y faut montrer qu’on est jeunes, qu’on a des dents pis le reste !
Et le débat s’éternisait, sous le regard sévère du bonhomme de neige. Les deux cuistots trolls étaient enfin parvenus à embrocher l’un des rennes, sans s’embrocher l’un l’autre, après l’avoir pelé et débarrassé de ses grelots.
Le saucisson suivait la controverse trolle, alors qu’une flaque fondue se répandait lentement sous le bonhomme de neige. L’embonpoint du rondouillard s’amenuisait, au point que se distinguaient à présent des ondulations glacées figurant une barbe et des cheveux blancs. Un vrai artiste avait sculpté la glace du bonhomme !
Soudain le sang du boudin – pardon, du saucisson – ne fit qu’un tour sous l’épaisse couche de graisse dont on l’avait bardé : les coqs trolls devisaient de son devenir gastronomique ! Son sort culinaire avait déjà été arrêté, en témoigne la parure du saucisson, mais les compères s’opposaient sur l’opportunité de partager avec l’élue de leur cœur.
Don entendait que le saucisson servît de dessert affriolant, de boute-en-train, de mise-en-bouche à la dame, prélude aux délices lubriques d’après-repas. Mich se montrait partisan de découper le saucisson en tranches fines et de s’en délecter, histoire de se donner du cœur au ventre et ailleurs, sans en quitter une seule à la gloutonne maritorne :
– On joue pas avec la nourriture ! Pour ça on a déjà not’ jouet de famille !
– Oh, pasque tu joues souvent, toi ?
– Elle aura bien assez à s’occuper sans s’coltiner not’dessert !
– T’es rien qu’un demeuré ! Si tu lui rabiotes la délicatesse sous les babines, c’est elle qu’a va nous raboter les délicates !
– Ben alors y’a qu’à y mâchouiller maintenant !
Et le débat s’envenimait lentement.
De sous les bords dégivrés du chapeau, les pupilles charbonneuses du bonhomme de neige lançaient des regards furibonds, comme si l’édifice de glace, mis à mal par la chaleur, semblait déplorer les tergiversations du duo de cuisiniers-décorateurs-soupirants.
Agitant sa mèche rebelle, Don débitait des énormités, imaginant les préparations les plus exotiques pour accommoder le saucisson, dans le but d’impressionner la trolle de ses rêves, sans oublier d’écorner son rébarbatif compère d’insultes assez navrantes. La malheureuse victime évita donc de justesse de se faire ébouillanter, farcir de topinambours ou empaler à la broche. Mich limitait le plus souvent ses réparties aux classiques « Toi-même ! » ou « Portnaouaque ! » mais ne démordait pas de sa posture. Ils convinrent pour le moment de laisser vivant le petit saucisson, mais cela pour des raisons tout-à-fait incompatibles : Mich comptait bien se réserver ce morceau de choix, tandis que Don l’avait déjà sacrifié à sa conquête hypothétique.
Mais la belle se faisait attendre et le ton montait entre les adversaires, qui ne s’avisaient pas que leur décoration de Yule menaçait de fondre purement et simplement. Curieusement, plus le bonhomme de neige perdait sa virginale blancheur et laissait paraître les traits d’un vieillard grisâtre, plus leurs invectives devenaient cinglantes, chaque troll accusant l’autre de grossièreté.
Lorsque les deux horribles personnages en vinrent aux mains, s’assénant force horions, le petit saucisson eut une vague lueur d’espoir, bien vaine. Bientôt les malabars saisirent gourdins et dépeçoirs et vidèrent derechef leur querelle. Des cris de rage succédèrent aux jurons, des grognements fusèrent puis un long râle s’éteignit lentement. Par la porte du cellier, on vit alors un bras poilu retomber à terre, secoué d’horribles convulsions, et la main crochue lâcher son coutelas dans un dernier spasme.
Le malheureux saucisson, qui avait pâli d’entendre les traitements culinaires qu’on lui réservait, s’attendait à voir s’avancer la silhouette du troll vainqueur, pour mettre à exécution ses projets gastronomiques. Il tremblait au bout de sa ficelle, attendant la mise au court-bouillon.
Mais rien ne se produisit !
Le feu s’éteignait lentement, faute de combustible. Du fond de son lardoir, notre saucisson ne distinguait que la main immobile du troll et le bonhomme de neige. Lentement, avec stupeur, il vit se dégager de sa gangue de glace, les traits d’un vieillard qui serrait encore une pipe entre ses lèvres, roulait des yeux courroucés et étreignait dans ses bras frigorifiés, un long bâton de bois. Plus grande encore fut sa surprise lorsque finalement, le vieillard, qui avait repris quelques couleurs, s’ébroua en faisant craquer ses articulations. Le vieil homme chassa les dernières paillettes de glace de sa barbe et put enfin remuer ses lèvres normalement. Avec un plaisir manifeste, il jeta un fagot sur les cendres mourantes, y pointa son bâton et articula de sa voix de basse : « Naro ! ».
Aussitôt des flammes claires s’élevèrent joyeusement et avec la lumière, la mémoire revint à flot au garnement. Ainsi donc, c’était bien le bonhomme Yule, monté sur son traineau, qu’il avait aperçu dans la brume ! Mais comment ce personnage de légende avait-il pu se laisser capturer par des trolls, comme un jeune hobbit étourdi ?
Le vieillard, à présent tout-à-fait alerte, dépendit le saucisson et trouva au hobbit de quoi se vêtir. Car vous l’avez compris, il s’agissait bien de l’un des neveux de la mère Biscotteau, échappé à la surveillance défaillante de la vieille dame.
Magicien et Hobbit ne s’attardèrent pas, vous vous en doutez, même lorsque le garnement se rendit compte qu’il n’y avait jamais eu qu’un seul troll !
En effet, campé sur ses vigoureuses jambes, l’énorme tronc du monstre s’évasait en deux branches distinctes. La plus haute se terminait par une caboche aux bajoues arrogantes et au rictus moqueur, dotée d’une mèche claire ridicule qui lui faisait comme une casquette de poils blonds. La plus courte, trapue, logeait une seconde tête, clairsemée et renfrognée, à présent figée dans une grimace de regret définitif.
Les deux protagonistes, emportés par leur colère quoique réunis dans leur certitude d’être « montés comme deux trolls » n’avaient pu résister à leur instinct mortifère et s’étaient trucidés. Le magicien admit avoir un peu attisé le feu de leur discussion, pour autant que sa mâchoire engourdie le lui avait permis. Le jeune hobbit fut profondément choqué par la rage autodestructrice de cette ignoble engeance.
– « J’ai bien peur que les trolls se comportent effectivement de cette manière, même ceux qui n’ont qu’une seule tête… »[1] C’est dans leur nature ! Mich le renfrogné et Don le flamboyant n’étaient pas d’accord sur grand-chose – heureusement pour nous ! Je me demande par quelle magie noire le Roi-Sorcier a pu engendrer une horreur pareille…
Pour le retour, il fallut renoncer aux rennes. Le vieillard installa le hobbit sur le traineau et s’attela, bien décidé cette fois à ne pas se laisser surprendre par le froid maléfique émanant des landes septentrionales d'Angmar.
– Mon cousin Radagast ne va pas être content, soupira-t-il en se mettant en route. Il adorait ses rennes…
Fin
[1] “I'm afraid trolls do behave like that, even those with only one head each.” Le Hobbit, JRR Tolkien