Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 35 : Ruines

4890 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 06/01/2019 13:10

Ruines

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À l’auberge de l’oie saoule…

Le vieux rôdeur étend ses longues bottes devant la cheminée, où crépite un feu de saison. Alors que l’automne s’installe doucement dans les collines, le maraudeur s’attarde un peu à l’Oie Soûle, après sa patrouille le long du Chemin Vert.

Les gens d’ici l’aiment bien. Non que les paysans de Thalion comprennent pleinement la mission des siens, mais le rôdeur sait à l’occasion conter quelque bonne histoire, un verre de vin fin à la main.

Pourtant ce soir, le bonhomme se sent un peu en difficulté – la dernière fois, il s’est laissé aller à embellir un épisode épique de chasse au troll…

Alors ce soir, l’auditoire est en attente de sensations fortes…

Qu’à cela ne tienne ! Il va leur raconter l’histoire de son bisaïeul…

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Baranwë allongea le pas. Son regard aquilin planait de part et d’autre de la crête rocheuse, qu’il suivait depuis l’aube. Rien n’échappait à son instinct de chasseur – un nid de cailles, une bruyère brisée, une nuance dans le chant d’un oiseau, un cairn dérangé, un lièvre qui détale au loin, la sensation d’un regard de prédateur posé sur lui…

La tranquille opulence du bocage baignait de mélancolie son âme vigilante. Dans un bosquet envahi par les mousses, où de vigoureux tilleuls voisinaient quelques pommiers tordus, le rôdeur reconnut un ancien verger. Un peu plus loin, dans cette prairie où retentissaient les cris d’alarme des faisans, se mêlaient l’herbe folle et les céréales des métairies d’autrefois. Au cœur du pays ancien, la nature recouvrait les trésors des hommes, d’un manteau protecteur de feuilles sauvages.

L’ancienne route avait presque entièrement disparu, ravinée par les pluies à l’arête des collines, ou envahie par les taillis, au creux des combes boisées. Parfois un ouvrage rappelait que les hommes avaient autrefois régné en maîtres dans ces régions de l’Arthedain – un pont majestueux, une tranchée, un remblai, ou un relais de poste écroulé et envahi par les ronces.

Baranwë poussait sa reconnaissance, au nord de son domaine de guet, entre les ruines maudites de Fornost et le lac sacré de Nenuial. Tantôt il observait depuis le sommet des crêtes crayeuses, tantôt il sondait les passages au travers des anciennes haies d’argousiers et de sorbiers. Les siens étaient les maîtres secrets de ces combes et de ces collines. Ils savaient en interpréter les signes – la couleur plus tendre des bruyères dans une courbe arasée à flanc de coteau, la brisure d’une pierre dressée, les empreintes des êtres vivants, tous ces indices qui nourrissent la rumeur du pays sauvage pour l’œil, l’oreille et le cœur attentifs.

Le rôdeur atteignit les vestiges d’une borne royale, que seuls les dunedain savaient déchiffrer à présent. Au loin, au nord de la route, mussée dans le giron d’un val boisé, surgit une ruine - sans doute le campanile d’un vieux manoir pointant au-dessus d’un massif d’ormes de belle taille. Le cœur de Baranwë sauta dans sa poitrine, comme si son inconscient l’avertissait de quelque indice invisible. Il s’arrêta un instant, humant l’air tranquille tandis que des nuées d’hirondelles striaient le ciel en pépiant.

De temps en temps, le vol gracieux des oiseaux fléchissait en une soudaine embardée derrière les taillis, avant de remonter en flèche vive vers l’azur. Baranwë fronça les sourcils : une grande étendue d’eau libre se trouvait probablement juste derrière les arbres qui bordaient la vieille chaussée – les hirondelles venaient boire. Le piaillement trainant des oiseaux en vol l’attirait, sans qu’il sût vraiment pourquoi.

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Le rôdeur suivit avec circonspection une haie hérissée de coudriers et de prunelliers, sous laquelle nichaient des merles qui firent grand tapage à son passage. Des images de l’enfance remontèrent avec les senteurs d’humus – une orgie de noix à l’ombre d’une cabane de fortune, une dépouille de renard abattu au lance-pierre non loin d’un poulailler…

Au détour de la haie, il tomba sur un bief en ruine. Les débris d’une roue de bois pourrissaient dans le canal envasé, dont la berge de maçonnerie, rompue, déversait à présent son trop-plein d’eau vive vers un étang en contrebas. En effet, les hirondelles y dansaient leur joyeuse ronde aérienne. Baranwë tressaillit, comme de nouvelles réminiscences affleuraient aux marges de sa conscience – une baignade au soleil, la sensation visqueuse d’une tanche argentée, fraichement attrapée, que ses mains de bambin laissent échapper au-dessus de l’eau…

Un peu ébranlé par ces souvenirs intempestifs, qui venaient troubler sa concentration en pleine inspection, le rôdeur suivit la berge sèche du bief, dépassant le moulin en ruine.

Pourquoi cette vallée lui paraissait-elle familière ? Sans formuler le doute qui le gagnait, Baranwë traversa un ancien jardin, ombre silencieuse se coulant entre les massifs de groseilliers gagnés par les ronces et ponctués d’arbustes mangés de broussins écarlates.

Le rôdeur cueillit au passage un coing doré, qui perdait sa peluche. Après l’avoir lustré sur sa manchette d’archer, il croqua à pleine dent dans la chair dure. L’âpre saveur le prit à la gorge. Il se revit goûtant le fruit de ses rapines enfantines, puis pourléchant ses doigts collants de confiture, devant une grande bassine de cuivre. « Alors, n’est-ce pas meilleur une fois cuit, galopin ? Il faut savoir attendre et laisser opérer la magie du chaudron… », lui lançait une grave et gracieuse vieille dame, son sourire bienveillant penché vers sa frimousse poisseuse.

Baranwë revint au temps présent. Comment ces bribes, si profondément enfouies qu’elles ne ressurgissaient jamais, pouvaient-elles affluer maintenant, si pleines des détails savoureux d’avant la Chute ? Le rôdeur gravit un talus couvert d’herbes aromatiques – pourquoi n’était-il pas surpris d’en trouver là, gagnées par le chiendent et le pissenlit ?

Au sommet il eut un choc : des chênes centenaires qui avaient bordé l’allée majestueuse, gisaient abattus, laissés à pourrir sur place – de la besogne d’orque, et récente, encore ! La colère le submergea, sans qu’il sût vraiment pourquoi. La vile engeance avait laissé son odieux piétinement autour d’une souche calcinée, mais le rôdeur n’examina pas les traces. Le guerrier banda rapidement son arc et encocha une flèche. Souple comme un lynx en chasse, il se glissa dans les fourrés de l’autre côté de l’allée.

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Son instinct guidait les pas de Baranwë. Les orques se terraient le jour, de préférence dans les caves ou les taillis les plus sombres. Une colère sourde, étrange pour un rôdeur de son expérience, le poussait en avant, prêt à attaquer de front une compagnie entière de gobelins. Il longea le chemin – prudemment tout de même - se coulant d’arbre en arbre dans l’ombre de la forêt. Il approchait de l’ennemi, il le sentait. Devant lui frissonnaient dans la brise, de sombres frondaisons qui surplombaient l’allée. Lent et silencieux, le rôdeur contourna le massif, se plaçant sous le vent. À l’orée du taillis, il s’immobilisa et laissa ses yeux s’accoutumer à la pénombre.

Le rôdeur avait eu raison. Son odorat détectait un relent désagréable, à mi-chemin de l’étable et du putois. À quelques toises devant lui, une lueur glauque et malveillante clignotait sous l’ombre du feuillage, dans un marmottement indistinct.

Le désir de tuer guida sa flèche. La pointe de guerre perfora l’orbite de l’orque et la hampe traversa toute entière la boite crânienne. La masse de chair fétide s’effondra dans un gargouillement répugnant.

Une onde de satisfaction courut le long de l’échine du rôdeur – mais il resta sur ses gardes, armant à nouveau son arc à demi. Baranwë fouilla rapidement du regard le poste de guet : personne. Les autres devaient être à l’intérieur, terrés dans les caves.

Le rôdeur resta un long moment à l’orée du bois, à observer les abords du manoir. Un clocheton fissuré surplombait une cour, entourée de quelques corps de logis. Mais c’est la bâtisse principale qui retint son attention : ses murailles, de belle maçonnerie, s’arc-boutaient sur d’indestructibles sous-bassements, faits de grands blocs de pierre à présent calcinés. Une marée de lierre avait recouvert le mur qui lui faisait face, mais Baranwë pouvait voir à travers les feuilles, quelques fenêtres, hautes et minces, qui ne laissaient filtrer aucune lumière. La structure interne du bâtiment avait donc probablement résisté au feu.

Tout était calme depuis plusieurs minutes. Pourtant le rôdeur sentait une présence, une conscience aux aguets. De temps à autres, il croyait entendre une sorte de plainte étouffée, un peu comme si le manoir, tenu captif par la soldatesque orque, en appelait à lui.

Évidemment, c’était ridicule… Mais Baranwë ne supportait pas cette présence ennemie au cœur de l’ancien Arthedain. Il finit par sortir du bois ; évitant le pont de poutres à demi écroulé, il s’avança aussi prudemment que possible à travers les buissons qui avaient envahi le fossé de défense du manoir.

Avec mille précautions, le rôdeur longea les formidables fondations, puis remonta le fossé le long des poutres du pont, effondrées et mangées par les champignons.

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À présent, le guerrier se tenait embusqué derrière un pilier, à l’entrée de la cour. La bretèche qui protégeait l’accès s’était effondrée, tout comme l’écurie que l’on devinait sur la gauche, encombrant la cour de pierres et de briques noircies. Baranwë s’avança, surveillant étroitement les ouvertures sombres qui béaient tout le long du logis, sur sa droite.

Rapidement, il inspecta le four, l’écurie et la forge, qui tous avaient été saccagés. Le rôdeur s’apprêtait à s’embusquer dans le corps de garde, lorsqu’il entendit un grognement à quelques pas derrière lui.

Vif comme un homme en danger, il arma sa flèche en se retournant.

Un orque trapu brandissait une masse d’arme en claudiquant. Heureusement pour Baranwë, la luminosité encore forte avait gêné le monstre. Le rôdeur eut le temps d’ajuster son tir, qui frappa l’orque en pleine poitrine, dans le cuir sale entre deux lames d’acier.

La grande carcasse armée en guerre, projetée en arrière, s’écroula sur le pavé dans un fracas de ferraille, qui réveilla l’écho des murs tout autour de la cour. L’empennage vibra quelques instants dans les derniers soubresauts de l’orque, atteint au cœur. La cour résonna longuement des tintements de sa panoplie métallique. Dans l’esprit confus du dunadan, clamait l’écho d’un tumulte ancien, que renvoyait la belle façade de moellons blonds, indemne encore de la guerre et du feu.

Des éclats de voix angoissées fusaient dans la cour, entrecoupés du claquement nerveux des sabots sur le pavé. Des hommes aux traits tirés, leur attirail de guerre sur l’épaule, entassaient de maigres richesses dans des charrettes, des familles y embarquaient pour franchir à jamais le porche. Un gamin, le cœur serré, voyait son univers s’écrouler. Baranwë revivait l’invasion dans la déchirure de sa famille – le grand-père refusait farouchement de quitter ses terres, menacées par les hordes d’Angmar. Là s’était produite la Chute. Ici avait sombré l’enfance.

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Comme dans un rêve, Baranwë tituba jusqu’aux ruines de la bretèche. Puisqu’aucun ennemi n’avait réagi à tout ce vacarme, c’est qu’il n’en viendrait plus à présent ! Fiévreusement, il chercha la pierre faîtière du porche. Plus de doute possible : sur l’écu brisé, l’on distinguait encore la gracieuse pampre d’or sur champ de pourpre, son propre blason, celui de la famille Malgwîn[1].

Dans un songe éveillé, le rôdeur ramené en enfance parcourut les pièces, cueillant au hasard les bribes enfouies de l’âge d’or - ici le fumet des miches levant lentement dans le four, là le tintement joyeux du marteau sur la forge, plus loin la splendeur d’une volée de marches rehaussant de ses marbres la sobre majesté des portraits de famille. Comme elle était petite, cette cour pavée ! Comme elle lui avait paru grande et puissante, jadis ! Ce n’était pas du lierre, qui avait recouvert d’un voile pudique ses murs noircis par l’incendie, mais de la vigne vierge ! La vigne, fierté de ses ancêtres, cultivée sur le terrain crayeux de ces coteaux bénis…

L’épée abaissée, Baranwë laissa le lacis des souvenir guider ses pas de somnambule autour du manoir. Il revit le grand-père, agenouillé dans la treille, à soigner les pieds centenaires. Le temps avait pris son tribut. Les plants étouffés de grains jaunes, les pampres folles, les pieds rabougris ou mangés de mildiou lui serraient le cœur, comme si l’espoir tout entier des Dunedain exilés se fût trouvé là, trésor dissimulé au cœur de sa vallée.

Alors le rôdeur se mit au travail. Il rengaina son épée et saisit son poignard. L’arme à nouveau pouvait bien se faire outil. Longuement il dégagea les pieds, patiemment il nettoya et remua le terreau, lentement il rattacha les guides et déploya les sarments, promesses des fruits de demain. La terre se souvenait des mains qui l’avaient travaillée, et l’aidaient encore à soutenir l’épreuve d’un long hiver, dans l’espoir d’une renaissance lointaine.

Enfin dans un grand feu salvateur, il brûla les pieds malades et les herbes tueuses. Dans l’odeur douce des sarments, longtemps il contempla le rougeoiement régénérateur.

Mais dans l’air limpide du soir, montaient les volutes blanches de la flambée, que l’on pouvait apercevoir de bien des lieues…

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Baranwë fut tiré de sa torpeur, par le craquement sec d’un sarment sous un pied ferré.

Trop tard.

Du coin de l’œil, il devina la course d’une sagaie dardée vers ses reins. Instantanément, il s’enroula autour de la trajectoire mortelle, aussi souple qu’un félin. Le trait lui érafla le flanc, déchirant le cuir de sa tunique sans pénétrer très profondément dans les chairs. Rétablissant son équilibre et pivotant dans le même mouvement, il ajusta sa prise sur sa dague et n’eut que le temps de saisir le faciès grimaçant d’un gobelin.

La créature brandissait déjà une deuxième sagaie. La dague du Dunadan jaillit par pur instinct de survie. L’instant d’après, le gobelin, étonné par ce goût métallique et sa difficulté à déglutir, tombait à genoux.

Le dunadan se coucha vivement derrière une treille et pansa sommairement sa plaie. Il s’était laissé surprendre bêtement et s’en tirait à bon compte ! Si le projectile ennemi avait été une flèche…

Mais il avait probablement d’autres adversaires. Les gobelins sont des créatures couardes et grégaires, qui ne se risquent jamais seules en territoire hostile, même à l’approche du soir…

Baranwë prépara arc et flèches en méprisant sa douleur, et rampa hors du halo de lumière déclinante de son feu. À l’abri d’une souche, il s’embusqua.

Il n’eut pas longtemps à attendre. Bardée de fer et de cuir, une courte silhouette s’approchait du foyer, ses membres grelets et torts armés de lances barbées. Le gobelin se pencha sur son congénère agonisant, retirant la belle dague meurtrière avec un ricanement moqueur. Lorsqu’il se redressa, imprudent, pour glisser sa prise de guerre à sa ceinture, la flèche de Baranwë lui transperça la gorge. L’acier des dunedain se moque des mailles grossières des gobelins…

Mais le rôdeur avait révélé sa position, il devait en changer. Les rayons bas du soleil couchant baignaient les frondaisons de leurs couleurs chaudes. Baranwë n’avait que quelques minutes devant lui pour profiter de cette aubaine et anéantir ses assaillants… Après quoi, sous le couvert d’une nuit sans lune, il deviendrait une proie trop facile.

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Avec un juron pour exorciser sa douleur, mais de toute la vitesse de ses longues jambes, le rôdeur se rua face au soleil dans une course irrégulière. Deux tirs mal ajustés fusèrent. Deux seulement ! La victoire était peut-être à portée…

L’un des tirs passa si près que la flèche gobeline siffla à ses oreilles, pour se ficher dans le tronc d’un frêne avec un son mat. Baranwë saisit l’occasion au vol et, s’accrochant à une branche basse du même arbre, se précipita derrière son tronc rugueux. Le trait hideux et grossier, révélait la ligne de tir de l’ennemi. Le rôdeur arma lentement, formant des vœux pour qu’Oromë le bénisse. La flèche du dunadan vola, lourde de l’abnégation de tout son peuple, et trouva sa cible au travers des branches, à l’aveugle !

Non loin du corps qui râlait au sol, un glapissement de frayeur retentit dans l’air du soir, et Baranwë perçut une galopade dans le sous-bois. Plus qu’un !

Une peur panique s’était emparée du survivant. Le Dunadan devait en profiter, sans compter qu’il ne pouvait laisser le gobelin regagner sa tanière et rameuter des renforts.

Baranwë s’élança vers sa dernière victime. Il la découvrit qui se trainait sur le tapis de feuilles, tirant sur la flèche qui lui perçait l’aine. Le gobelin était paré de bimbeloterie hétéroclite, sans doute pillée dans les tombes et les castels de l’ancien Arthedain. Un capitaine ! Le rôdeur porta le coup de grâce sans état d’âme.

Puis il se redressa, hors d’haleine. Sa blessure le faisait souffrir de plus en plus, mais elle devrait attendre. Il tendit l’oreille, essayant de calmer sa respiration, mais il n’entendait plus rien.

D’instinct le rôdeur se dirigea vers le nord à travers le bois – le repère des assaillants devait certainement se situer par là. Il tachait de retrouver le souffle et la piste du dernier gobelin, mais la tête commençait à lui tourner.

Soudain, en croisant une de ces figures curieuses que sculptent parfois les pluies dans la pierre calcaire, Baranwë eut une illumination, du fond de ses souvenirs d’enfance : la barre rocheuse qui bordait le bois au nord ne comportait qu’une faille, un seul chemin. Avec un peu de chance, il pouvait l’atteindre avant le fugitif et lui interdire le passage. Comme jadis, il suivit au petit trot les empilements calcaires qu’il avait, tout gamin, repérés tant de fois.

Il parvint à la faille juste avant le gobelin qui, vif comme un serpent, tenta de le semer. Mais Baranwë mobilisa toutes ses forces malgré la douleur. Se sentant talonnée, la créature épouvantée se retourna pour lâcher sa dernière sagaie - ce fut sa perte. En un instant, le rôdeur fut sur elle et sans pitié, mit bientôt fin à ses couinements pathétiques.

Mais la victoire avait coûté cher au dunadan – sa blessure le brûlait atrocement, et comme il regagnait lentement le manoir, il était en proie à des vertiges et des nausées.

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Lorsque Baranwë pénétra dans la cour du manoir, il n’était plus en état de combattre. Heureusement pour lui, il ne s’était pas trompé quant au nombre de ses ennemis et les avait tous occis. Ses tempes bourdonnaient, il trébuchait à chaque pas et sa fièvre augmentait. Sa blessure au côté le faisait moins souffrir, mais cela même était très inquiétant.

Pourtant ses pas surent le mener à sa cachette d’autrefois : il gagna la haute salle du manoir et grimpa le long d’une échelle de pierre, dissimulée dans l’immense cheminée, qui menait à un espace entièrement dissimulé dans le mur épais. L’endroit était une retraite parfaite : une fine meurtrière donnait sur le fossé, et une autre sur la cour, et en outre, un escalier menait aux étages.

La cache n’était déjà pas bien grande pour le gamin qu’il avait été. Elle s’avéra très exigüe pour un dunadan adulte. Mais l’idée de se reposer en un havre que l’ennemi n’avait pas souillé, lui était un grand réconfort. Baranwë s’étendit sur le côté, dégagea sa blessure et l’examina comme il put, dans la pénombre.

Il la trouva étrangement insensible et purulente. Très bizarre pour une entaille fraiche de moins de deux heures… Il retira le pus, anormalement visqueux et épais, puis nettoya la plaie avec un peu d’eau-de-vie. La douleur qu’il ressentit alors le rassura, même si elle faillit lui faire perdre connaissance.

Serrant les dents, le dunadan dut se rendre à l’évidence : la sagaie qui l’avait blessé était probablement empoisonnée ! Si seulement il avait nettoyé tout ça plus tôt !

Se tordant de douleur, le rôdeur se contraignit alors à un nettoyage supplémentaire de la plaie, et avec le reste de sagesse que put trouver son esprit enfiévré, essaya de prendre un peu de repos, malgré la sourde peur de ne plus jamais se réveiller…

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Un bruit !

Encore les mirages de la fièvre ?

Un carillon lointain égrenait un arpège d’épouvante. Le campanile ?

Baranwë, grelotant, ouvrit un œil inquiet.

Un rayon de lune, mince et froid, tombait d’une archère.

Il tenta de rassembler ses esprits, mais ils battaient la campagne, poursuivis par des chimères effrayantes.

Une rumeur confuse enflait dans la cour.

Alors Baranwë se leva, péniblement, et hagard, plongea son regard halluciné par la meurtrière.

En bas, la lune baignait de lumière bleue les pavés de la petite cour.

Dans l’ombre du porche sourdaient des frôlements, des apartés. On chuchotait en élevant la voix, avec véhémence on discutait préséance.

Des servantes, les bras chargés de paniers, se pressaient pour entrer. Des valets élevaient des torches blafardes en réclamant le passage pour leur maître.

Bientôt la cour envahie s’anima de tous côtés, hommes, femmes et enfants investissant les dépendances pour y répandre cette sensation d’urgence joyeuse et enfiévrée, si propre aux grandes fêtes.

Les servantes se rendaient à l’office, une œillade aux valets, tout sourires, qui leur tenaient la taille.

On fit place aux carrosses dont les ors miroitaient au clair de lune. Une chaise à porteurs se dandinait laborieusement dans la foule.

Dans un désordre bon-enfant, on descendait des voitures, on s’extirpait des chaises, on mettait de l’ordre dans sa propre mise et dans la tenue de ses gens.

On se prenait par le bras, comme de vieilles connaissances, on gagnait le pallier en causant, on montait les marches en grande pompe, en posant juste assez pour être remarqué. On s’attendait, on se hélait, on entrait en bande qui connait la maison.

Abasourdi, la tête lourde, Baranwë se traina à l’étage. Qui donc s’invitait chez lui, les voisins, la folie ?

En bas du grand escalier, on se saluait chapeau bas, dans un tintement de rapières. On se tirait des révérences d’un autre âge, dans un bruissement soyeux de crinolines.

Des petits rires précieux, du timbre d’autrefois, des voix hautes et chevrotantes, se faisaient des confidences, échangeaient des on-dit.

Des chevelures blanches, poudrées de la poussière des siècles, opinaient de concert. Les silhouettes graciles se courbaient un peu guindées, un peu gênées par les longues épées et les larges paniers des robes.

Tous ces gens semblaient chenus, rapetassés dans les fastes d’un âge déchu, drapés dans les ors fanés d’avant la Chute.

Bientôt tout le manoir eut l’air d’être hanté, traversé de candélabres virevoltant aux fenêtres et tournoyant dans les escaliers. Des laquais empesés allumaient timidement aux lustres, une à une, les bougies semblant égrener les années de tourments du royaume évanoui.

Un quatuor à cordes juché aux balustrades brisées, murmurait les mesures de menuets désuets. Comme un funambule suivant son propre fil sinuant au milieu des danseurs, le dunadan hébété regardait ces vieilles dames tourner lentement, saluer en mesure d’un air convenu, ces vieux gentilshommes qui marquaient les triolets avec une mine martiale et mélancolique. Pavanes et saltarelles ranimaient le lustre des salles noircies. Le plancher s’en couvrait presque de tapis de prix. Les lambris calcinés paraissaient fleurir de fresques rafraichies. Les débris du grand miroir au-dessus de la cheminée, semblaient relever l’éclat de leurs reflets, à l’écho de ces airs antiques.

Les yeux de Baranwë lui brûlaient, son cœur battait la chamade. Il luttait en vain contre ce poison qui infectait son esprit des plus folles élucubrations. Il fendait la foule des convives, qui se promenaient, se dispersaient en causant. Les marquises chenues, au bras de leurs cavaliers, minaudaient en cachant leurs sourires édentés derrière des éventails de tulles mitées.

Du fond de son délire, Baranwë sentait bien que ces extravagances annonçaient sa fin. Vraiment tous ces vieux barons avaient l’air d’être chez eux ! Le rôdeur appelait à l’aide, mais personne ne lui répondait ! Et pourtant…

Un grand gaillard, les yeux effacés, ses soieries passées, brochées sur un habit modeste, s’approcha de lui d’un pas digne et vaillant, une flûte de cristal en main.

Titubant, incrédule, Baranwë se saisit du verre tendu, et, surpris de la sensation de réalité pesante, fraîche et consistante du cristal, contempla un instant les reflets dorés du liquide sirupeux qu’on lui servait. Devant l’air avenant du vieillard, il trinqua avec lui en lui rendant son salut – après tout, il avait un vague air de famille !

L’instant d’après, le feu liquide répandu dans sa gorge, la douleur ravivée dans son flanc, eurent raison de son esprit enfiévré qui s’envola à tire-d’aile, abandonnant l’espoir, corps et âme !

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Une lumière dorée s’insinuait par la meurtrière, nimbant le blessé qui fronça les sourcils. Il avait un mal de crâne atroce, mais sa fièvre était tombée. Il faisait assez jour à présent, le dunadan nettoya sa plaie à nouveau et put enfin la recoudre, à la dure, étendu sur la pierre du réduit.

Quelle nuit abominable ! De ses cauchemars entremêlés, Baranwë ne se rappelait que sa lutte confuse contre les gobelins, le poison et les hallucinations.

Pris d’un reste de doute, il fit l’effort de se lever, par acquit de conscience, et jeta un coup d’œil au dehors. Tout était tranquille.

Pourtant sur les dalles de son havre, à côté du maigre paquetage du rôdeur, se trouvaient un tonnelet de chêne et un verre de cristal.

Le verre était fêlé et le tonnelet vide. Mais une chaude fragrance de noix grillée et de coing caramélisé s’en échappait, et c’est à cela que le dunadan, en dépit de toute vraisemblance, attribua sa guérison miraculeuse.

L’enfance confère de bien étranges croyances…

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À l’auberge de l’oie saoule…

Le feu de sarments s’éteint dans la cheminée. Le vieux rôdeur soupire, s’ébroue… et toussote.

Finran aurait-il encore un peu de ce vin doré de la Comté ? Il se sent un début de toux qu’il faudrait traiter. Le vin jaune, ça guérit de tout…

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NOTES


[1] Du Sindarin Mal : d’or, doré, et Gwîn : vin, vigne. 

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