Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 34 : Essaimage au Vertbois

1710 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 31/12/2018 14:35

Essaimage au Vertbois

 

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À l’auberge de l’oie saoule…

Un voyageur fait escale à l’auberge. Un grand, hirsute, très brun ! Il n’est pas si fréquent d’accueillir un homme du lointain Vertbois-le-Grand !

On s’attendait à ce que le gaillard engloutît quantité de venaisons et fît honneur aux ragoûts de Maitre Gigolet… Pas du tout ! Le grand barbu déguste surtout des tartines au miel, en s’extasiant sur les vertus des fleurs des champs. Il dit que ça lui rappelle les fêtes de son enfance.

Évidement on se moque gentiment de lui. Mais comme il est un peu soupe-au-lait, il s’énerve vite. Et là, sa physionomie change du tout au tout : on a l’impression qu’il devient énorme, agressif, encore plus hirsute…

Alors on le calme avec un pot de mélasse, et on lui demande de raconter…

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Au passage de Beorn, les frondaisons verdoyantes, les arbres et les fougères géantes, les rongeurs et les oiseaux, le gibier fauve ou noir, tout le sous-bois semblait saluer son maître, son rejeton devenu homme par la grâce d’esprits sylvains, pour régner sur la forêt sauvage. L’humus aux pieds des grands chênes, fumait en volutes aux senteurs de fonges. Le soleil filtrait à travers la canopée vert sombre et dorait la brume sylvestre, enroulant son fils d’une tendre écharpe de lumière.


À la suite du changeur de peau, le clan pénétra dans un vaste espace, ceint de grands chênes centenaires dont les hautes branches s’entrelaçaient comme un immense toit végétal. Les pas sur le tapis de feuilles résonnaient sous la voute protectrice, comme dans la grande salle d’un château d’hommes. Au centre de la clairière, on distinguait un peu du ciel limpide. Un rayon de soleil pénétrait en oblique par l’ouverture, illuminant de son pinceau pastel, des essaims bourdonnants et le gazon semé de fougères. Une douzaine d’arbres avaient succombé aux coups d’on ne sait quel titan, laissant là leurs souches, gigantesques trônes de bois aux dossiers de tigelles fleuries. De petites campanules émaillaient de scintillements d’argent, le vert tendre de l’herbe, qui perçait le tapis de feuilles dentelées.

Beorn s’assit sur une des souches, invitant le clan à s’approcher, réuni dans le recueillement solennel du sanctuaire et la majesté de l’instant. Le maître régnait en son royaume, il avait un devoir sacré à accomplir.


Femmes et hommes firent cercle autour de lui, à distance respectueuse. Un broussin rougeâtre se dressait au flanc de la souche-chaise de Beorn, excroissance creuse qui dégouttait de miel. Les abeilles vaquaient autour de cette ruche, indifférentes aux desseins des humains.

Deux jeunes gens vinrent s’accroupir devant le trône de Beorn, entourés de leurs proches. Une lente psalmodie s’éleva, tour à tour berceuse rassurante et complainte funèbre, chantonnée en sourdine par le clan.

Beorn s’installa en tailleur, posa ses coudes sur ses genoux et ferma les yeux. Le changeur de peau se recueillit profondément, se joignant au chant. Au bout de quelques minutes, une grosse abeille vint se poser sur son énorme poing, exposé au-dessus de la ruche. Quelques instants plus tard, des myriades d’insectes se mirent à sortir du broussin, s’agglutinant par bouffées aux abeilles déjà rassemblées sur l’avant-bras de Beorn.

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Les jeunes gens se levèrent et parcoururent la clairière, cueillant et ramassant de quoi confectionner des couronnes. Alors que fourmillait tout autour d’eux, la vitalité du printemps dans la sève des sous-bois, ils cherchaient dans le regard l’un de l’autre, l’espoir d’une vie belle et libre dans la ronde des saisons. La jeune femme, enjambant les fougères avec la grâce du lynx, entraîna son promis à l’écart, le coiffant de branches de chêne en fleurs. L’homme la couronna à son tour, de campanules gracieuses. Dans un sourire complice, les promis échangèrent un rayon de miel, un collier de dents d’ours et les totems de leurs familles.

Mais la chanson du clan, envoûtante, s’élevait à nouveau pour appeler le couple à son épreuve.

Le bras du géant, immobile sur sa souche, ressemblait maintenant à une grappe surchargée, bruissant de fruits vivants. Beorn supportait la masse d’abeilles sans difficulté, laissant même deux petits écureuils roux venir jouer dans son giron.

Les jeunes gens s’assirent côte à côte en tailleur, face au changeur de peau. Le chant du printemps se poursuivait, appelant l’essaim à bénir le couple qui faisait allégeance aux lois de la forêt. Lentement, le cône lumineux que dardait le soleil à travers les feuilles, vint couronner Beorn.

Comme réveillé par un appel intérieur, le géant se leva, étendant ses bras en croix. Tous les membres du clan se joignirent au psaume, implorant avec ferveur, la faveur de la mère nourricière.

L’essaim prit lentement son envol - les abeilles quittaient le bras pour rejoindre l’autre poing.

Après de longues minutes de profond recueillement, chaque poing portait la moitié de l’essaim. Une nouvelle reine s’était révélée. Alors Beorn avança le bras, qu’aussitôt l’essaim nouveau quitta pour flotter vers les jeunes gens, qui unirent leurs mains pour l’accueillir.

Le clan accueillit ce signe avec allégresse. Bientôt le demi-essaim consacrait l’union des jeunes gens, en colonisant leurs mains jointes. Les proches des nouveaux mariés s’avancèrent pour recueillir la grappe nourricière, dans une toile tissée pour l’occasion par les enfants du clan, tandis que Beorn congédiait les abeilles restantes, du poing qui les avait appelées.

Une vieille femme, ridée et joyeuse, appliqua un baume sur les mains toujours jointes des mariés, pour apaiser les douleurs des quelques piqûres qu’avait laissé l’essaim. Le couple avait soutenu l’épreuve ensemble.

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Le clan les escorta jusqu’à la Maison Commune. Une alvéole y avait été aménagée pour eux, tendue de peaux neuves. Des fagots séchés de chardons colorés pendaient au mur, près de la petite fenêtre protégée d’un linge fin. Des peaux de moutons recouvraient la paille fraîche du lit de chêne. Les carpettes de deux gros loups blancs ornaient le sol jonché de frais.

Les femmes du clan vinrent en procession offrir les pots et les onguents dont on garnissait l’étagère, ou le linge et les tissus, qu’on entassait dans le coffre de frêne, au fond tapissé de sauge et de lavande. Puis ce fut le tour des hommes, qui s’étaient groupés pour offrir quelques outils et une hache de haute lignée. Quelques enfants passèrent timidement la tête au rideau, les grands avec un sac de plumes d’oie ou une jarre d’huile, les plus petits avec un bol de baies cueillies de leurs petites mains terreuses, pour la nuit de noce du couple.

Les familles des deux mariés, après avoir remis leurs cadeaux, se congratulaient sur le seuil : ç’avait été un beau mariage ! Mais tout le monde attendait le point d’orgue de la journée : la remise de son présent par le chef du clan !

Mais Beorn avait disparu. On l’avait vu tantôt s’enfoncer dans la forêt, marmonnant pour lui-même dans sa barbe hirsute. Signe que quelque chose n’allait pas…

Le changeur de peau ne revint au village qu’à la nuit tombante. Le clan s’était dispersé, mais la famille patientait, trompant sa contrariété en faisant passer les friandises et l’hydromel.

Le géant remonta la Maison Commune, portant sur son dos une belle souche de châtaignier. Les parents des mariés s’entre-regardèrent d’un air gêné…

Sans rien dire, Beorn posa la souche d’un coup de reins devant l’âtre du clan. Le bloc tomba avec un bruit sourd – il devait bien peser deux cents livres.

Laissant tout le monde sans voix, Beorn tourna les talons, redescendit l’allée et sortit de la Maison Commune.

Du côté de la famille, les spéculations allaient bon train. Les hommes s’interrogeaient du regard – avait-on déplu au chef de clan ? Allait-il offrir… un feu de joie ? Mais les femmes gardaient confiance – ou disons un peu d’espoir.

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En effet Beorn revint, muni de sa hotte d’outils. On respira.

Toujours sans prononcer un mot, le géant s’installa devant la souche, et commença à la préparer, retirant l’écorce. Puis il découpa, évida, équarrit, redressa, polit, tapissa, et recommença encore et encore.

Lorsque la famille comprit enfin ce que tramait le changeur de peau, tous voulurent se joindre à l’ouvrage. On relégua les jeunes mariés dans leur chambre, arguant qu’ils avaient bien autre chose à faire ! Pour bien des raisons, ils ne purent fermer l’œil, car pendant toute la nuit de noces, retentirent le grondement de la scie, le choc du burin, le crissement du rabot, l’ébullition de la colle résinée, les appels à l’aide pour monter les pièces difficiles, sans parler des libations pendant les pauses !

Mais au petit matin, trônait devant l’âtre du clan, enfin silencieux, une magnifique sculpture en châtaignier, immense, façonnée de main de maître en forme de Maison Commune, avec un portail pour entrée et une haute cheminée centrale.

Chacun y avait mis sa patte ou sa griffe - d’ours, bien sûr ! - gravant ici une petite fenêtre, sculptant là un petit sabot, parachevant d’un morceau d’écorce en forme de peau de warg…

Il s’agissait de la première ruche des jeunes mariés, base de toute richesse au sein du clan de l’ours.

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