Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 23 : La gravité du tonnelier

1610 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/01/2017 22:33

En réponse à un défi sur le thème "un personnage et une pomme".

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À l’auberge de l’Oie Saoule…

Un solide hobbit roulait un énorme tonneau de cidre dans la cour de l’auberge. Les cintres métalliques du fût cliquetaient sur les antiques pavés.

Le commis de Maître Poiré, important négociant en spiritueux du quartier Est, lustra ses impressionnants favoris, et s’arqua pour faire franchir les marches du donjon à son fardeau. Maître Gigolet, venant à son aide, avisa de curieux arçons forgés sur les cintres du tonneau.

« Ah ! Oui, c’est une belle invention d’un de mes amis. J’aurais bien aimé pouvoir m’en servir ici ! Mais laissez-moi vous raconter cela… »

Le commis s’assit sur les vastes marches en marbre du corps de logis, en épongeant son front chauve. Vous l’avez compris, il avait besoin d’une pause…

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À la tonnellerie de Lézeau, il y a quelques années…

Sifflotant d’un air détaché, Abaloc arrima la dernière barrique à sa carriole. Son aîné, campé sous le porche de l’atelier, fronçait le sourcil en lui jetant un regard critique :

Maître Poiré a commandé la douzaine pour demain soir. T’as bien le temps de faire quatre allers-retours d’ici-là ! Pas plus de trois tonnes à la fois, c’est prudence !

Mais le jeune Abaloc avait d’autres plans en tête. Une certaine jeune hobbite, serveuse dans une certaine auberge des Blancs-Sillons, méritait bien qu’il chargeât sa carriole, un peu plus qu’à l’ordinaire, pour se ménager le temps d’une halte en chemin et d’un petit tête-à-tête à la chandelle !

Aussi le cadet de la famille Neuvetonne, préposé aux livraisons, avait-il ajusté le chevillage des brancards de sa charrette, pour assurer l’équilibre de quatre imposantes barriques de chêne.

T’inquiète donc pas comme ça ! Les tonnes de Popa sont solides et la route descend tout du long d’ici à Blancs-sillons ! En trois voyages, ce sera bâché ! Le père Poiré pourra verser ses moûts en fût comme prévu ! Prête-moi dont confiance ! Tu n’étais point fâché, l’an passé, du tonnelet de « Clos Doucette » qu’il nous a baillé en remerciement !

L’aîné haussa les épaules, un peu rêveur. C’était vrai : le cru en question lui avait laissé une délicieuse et durable sensation ambrée, comme un rayon d’été dispensé en plein hiver. Son jeune frère s’entendait à merveille avec les brasseurs et les patrons de taverne. Il courait auberges et malteries, employant son bagout à vanter la qualité des liqueurs que la production familiale contribuait à conserver et bonifier. Abaloc, incapable de manier la doloire [1] sans se blesser, avait un don pour entretenir le réseau de clientèle et la réputation de la maison Neuvetonne, experte en fûts, barriques et tonneaux de toutes tailles, depuis des générations.

Notre hobbit vérifia ses nœuds, puis harnacha la mule. L’animal, les oreilles basses, adressa un doux regard à l’aîné, qui hocha la tête en signe d’impuissance. La pauvre bête savait bien, elle, qui allait devoir coltiner quatre tonneaux le long des traitres méplats de la route.

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Abaloc lança la charrette, tout guilleret à la pensée du sourire avenant de sa belle. La mule renâcla un peu, pour le principe, mais bien vite elle fila doux sous les claquements de fouet experts du jeune commis. Les miles défilaient dans l’air frais d’octobre, sous les piaillements joyeux des passereaux.

Mais ce qui devait arriver, ne tarda pas à se produire.

Un peu après Lagrenouillère, la charrette se mit à émettre des grincements préoccupants, si lancinants que la mule s’en inquiéta, épiant par-dessus son harnais et dardant en arrière ses oreilles grises.

Notre hobbit s’arrêta et ne put que constater les dégâts. Sous le poids excessif de la carriole, une roue s’était déformée, faussant l’essieu et menaçant de céder.

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La rage au cœur, Abaloc détela, déchargea, démonta la roue, et s’en fut clopinant jusqu’aux Blancs-Sillons. Là, il dut batailler ferme avec le charron fort peu coopératif. Encore lui fallut-il, pour aider l’artisan à ajuster et recercler la roue faussée, consentir à remplacer son apprenti, qui s’était mystérieusement éclipsé à son arrivée !

Enfin, après plusieurs heures de palabres et de sueur au soufflet de forge, Abaloc put enfin courir jusqu’à sa charrette et rependre la route.

Mais en passant devant l’auberge, il aperçut sa jolie serveuse, qui partageait agapes et œillades avec l’apprenti du charron, à la lueur des chandelles…

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Contrit et amer, notre pauvre hobbit poursuivit son chemin, contraint au rythme lent de sa charrette surchargée. Il livra ses quatre tonneaux, essuya les remontrances de Maître Poiré pour son retard dans la première livraison et s’en fut piteusement.

Le jour déclinait sur la douce campagne du quartier Est, embué des brumes moroses de l’automne.

Sa situation n’était pas brillante. Le visage grave et le cœur lourd, Abaloc tâchait de ne point penser à sa serveuse infidèle et refaisait ses calculs : il lui restait huit tonneaux à livrer, et il aurait à peine le temps de rentrer à Lézeau avant la tombée de la nuit. Cela signifiait qu’il devrait encore effectuer trois voyages, car, avec sa charrette en piteux état, il ne pourrait certainement pas charger plus de trois fûts par voyage. Or trois allers-retours n’étaient pas réalisables en une journée…

Abaloc avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne voyait pas comment s’en tirer. Il allait devoir avouer son retard à sa famille, supporter les quolibets de ses frères, faire ses excuses au client…

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Consterné par toutes ses déconvenues, notre hobbit fit une halte et chercha un peu de réconfort au fond de son panier à provision. La mule eut droit à son picotin d’avoine, tandis que le commis s’adossait au tronc ridé d’un pommier.

Abaloc contempla la vallée, dont l’allure bucolique et le sage bocage encore verdoyant auraient, en d’autres circonstances, ravi son cœur de hobbit.

Non loin, l’Eau [2] déroulait ses boucles brunes chargées des pluies de la veille. Une ruche nichait sous un broussin du pommier où il avait trouvé refuge, berçant notre héros d’un ronron rassurant.

Il mangea lentement les victuailles préparées par la mère Neuvetonne. Abaloc s’avisait qu’il lui manquait un dessert, lorsqu’il eut sa dernière malchance du jour – une pomme lui tomba sur la tête !

C’était bien sa veine. La dernière pomme de l’arbre était destinée à sa pauvre caboche laineuse ! Un peu dépité, il eut tout de même le réflexe de s’approprier la coupable, pour la soumettre à une vengeance méritée.

Mais la pomme fripée s’était mise à rouler dans la pente d’herbe rase, bondissant à présent entre les mottes, le hobbit à ses trousses. Malgré son agilité, Abaloc ne put rattraper le fruit, qui tomba dans la rivière.

Déçu encore une fois, il regarda la pomme dorée s’éloigner, dansant mollement sur l’onde couleur de bière.

C’est alors qu’Abaloc eut une idée de génie ! Il allait utiliser le cours d’eau pour tracter ses tonneaux de Lézeau jusqu’aux Blancs-Sillons ! En les laissant flotter, attachés les uns aux autres, il pourrait faire le voyage en une fois et tenir sa promesse !

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Et c’est ainsi que le jeune Neuvetonne [3] découvrit les secrets de la traction universelle, grâce à une pomme qui lui était tombée sur la tête.

Mais vous connaissiez déjà cette histoire ? À n’en pas douter, un scientifique en mal de renommée aura détourné cette anecdote à son profit, pour formuler quelque découverte mineure, de façon plus attractive.

Ce que l’on sait moins, c’est que le jour même, Abaloc avait expérimenté un autre principe, aux conséquences beaucoup plus graves, qui dit que l’attraction des corps, pour universelle, n’est pas nécessairement réciproque…

Voilà une loi à méditer, qu’une polissonne servante hobbite est parvenue à mettre en évidence, bien mieux qu’aucun de tous nos savants plagiaires !

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NOTES

[1] Outil du tonnelier et du charpentier, qui sert à façonner les douelles, les pièces de bois longitudinales.

[2] Rivière de la Comté, qui prend sa source dans le quartier de l’Ouest au Trou de l’aiguille, coule vers l’est à travers les marais de Rushock, puis passe entre Hobbitebourg et Cul-de-sac avant d’alimenter l’étang de Lézeau. Après quoi son cours grossi de tous les ruisselets de la vallée, se dirige parallèlement à la route de l’est, de la Grenouillère aux Blancs-Sillons, pour se jeter dans le Brandevin aux champs du Pont.

[3] Abaloc, dont le nom utilise le radical Afal/Aval, la pomme en gallois, avait pour second patronyme, celui de Isahoc, de son nom complet Abaloc Isahoc Neuvetonne. Toute ressemblance avec un scientifique anglais du 17ème siècle serait pure coïncidence.

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