Les contes de l'Oie Saoule
Chapitre 17 : Le petit prince du fournil
1916 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 24/02/2019 10:50
Le petit prince du fournil
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Au château de Thalion…
Le petit garçon se faufile à pas de loup entre les sacs de farine, les jarres d’huile et les barriques de salaison, peinant sous le poids de son butin. Sous les arches de briques roses qui embaument le levain frais, la boulangère retire des pains fumants du four et les dépose dans de grands paniers. Alors que la femme gironde enfourne à nouveau de lourdes boules blanches, le petit s’approche du poêle et joue avec les tisons, mimant quelque sort fabuleux.
- Je t’ai vu, Ostomir ! Ne joue pas près du poêle ! Je te l’ai dit cent fois ! dit posément la matrone en continuant son ouvrage avec détachement.
Son fils la croit un peu fée. La tendre servante du château, descendue des collines de Dun, sait des rituels secrets – sa bière ne tourne jamais et les miches dorées s’amoncellent entre ses douces mains prodigues. La tempête est son amie et elle a des yeux dans le dos !
Dépité, le petit s’attable précautionneusement, posant son énorme livre grand ouvert sur le chêne maculé de farine de froment. Les fours rougeoient dans la pénombre du fournil, animant les enluminures du tome ancien, d’une ardente vie épique.
- Où as-tu encore pris ce livre ? Tu sais bien que tu ne dois pas déranger les visiteurs !
La voix tranquille de la femme apostrophe l’enfant, alors qu’elle remplit le four, maniant sans effort sa longue palette d’un geste auguste. Le petit blondinet la lorgne de biais, de son adorable air coupable :
- J’ai pris le grand livre des magiciens dans la bibliothèque ! C’est celui qu’on regarde avec mon papa ! Tu veux bien me le lire, siteuplé ?
Malgré cette moue charmeuse et suppliante, les yeux pâles de la boulangère s’embuent de tristesse. Elle remise sa pelle au mur d’un geste las et résigné :
- Je ne sais pas lire, mon petit prince ! Mais je vais quand même te raconter une histoire…
Du buffet lustré, sortent comme par magie un pichet de lait et une brioche fumante. La maman récite une histoire mille fois brodée au fil des gravures enluminées. La gloire du Roi, sa folle passion romantique, son terrible amour interdit prennent corps sous les yeux du petit Ostomir, jusqu’à cette brève et merveilleuse ère de félicité, où, retirée dans un pavillon de chasse, elle donna naissance à son petit prince…
Ce n’est pas le conte du grimoire des mages, Ostomir le sait bien. Mais c’est l’histoire de sa maman et de son papa, qu’eux seuls, désormais, connaîtront jamais. Car la douce mère n’a pas la force d’en révéler la triste fin… Ostomir console sa maman et gronde :
- Quand je serai grand, je serai magicien. Et alors, ils verront, les visiteurs…
La fille de cuisine esseulée passe tendrement sa main dans la chevelure diaphane de son fils :
- Maintenant je veux que tu remettes ce livre en place. Tu dois me promettre de ne pas te mêler aux visiteurs !
- Tu sais, en général ils ne font même pas attention à moi…
- Nous ne sommes rien pour eux, à peine des ombres qui peuplent leurs cuisines ! Ne leur donne jamais l’occasion de te faire du mal !
Ostomir acquiesce pour faire plaisir à sa maman. Mais comment pourrait-il laisser les livres, témoins flamboyants de la gloire de son papa qu’il attend, aux mains de ces visiteurs incultes qui usurpent son château ?
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Au grenier de l’enseigne à l’Oie Saoule…
Une fille pâle et fluette est étendue sur une balle de blé, sous les combles, le chat dans son giron. Appuyé sur ses côtes maigres, un grand livre de cuir s’étale sous son regard avide. Fermement agrippée au vénérable tome, elle vole de ligne en ligne, cueillant ici une pirouette galante, là une image éblouissante.
Sous la lucarne avare de lumière, la fille hâve chasse d’un souffle, la bouche en coin, cette mèche rebelle qui barre son visage ardent, éclairé par la lecture. Plongée dans le lai d’Eärendil et Elwing, elle étanche sa soif héroïque aux vers limpides des strophes elfiques.
-« Siteuplé, tu me lis mon livre ? »
La fille est immergée dans un passage critique. Son esprit d’acier pare, aux côtés de son héros, les coups perfides de l’hydre des îles boréales. Vous imaginez bien que ce n’est pas le moment de lâcher le récit.
-« Siteuplé, tu me lis mon livre ? »
Un sourcil irrité se lève au-dessus du vélin. L’œil délavé se défronce et s’agrandit de frayeur. Le chat se réveille, hérisse sa pelisse et s’enfuit en crachant. Le grand livre s’abaisse vivement.
Les pieds nus dans la farine du grenier, un bambin toise la fille, du haut de ses quatre ans. Ses grands yeux implorent avec la candeur sérieuse des enfants et une moue impatiente. Ses petites mains potelées portent à sa bouche un pouce et une poupée fripée, magicien de chiffon mais fidèle compagnon.
La fille effrayée tressaille et lance sèchement, de sa voix d’adolescente farouche :
- Mais t’es fou, tu m’as fait peur ! Et puis t’es qui, toi ? T’en veux des histoires ?
Abasourdi par la violence de la visiteuse, le petit bonhomme recule, la lèvre tremblante, puis s’enfuit sans demander son reste.
C’est toujours comme ça. Les visiteurs ont envahi sa vie. Partout ces parvenus le poursuivent de leur vindicte. Ils hantent le château de son papa, où il faisait bon vivre et où désormais, il se sent de trop.
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Dans la grande salle de l’auberge de l’Oie Saoule…
- Hé bien, Eliahel, où cours-tu comme ça ? On dirait que tu as vu un énorme rat !
Sous les vénérables voûtes de grès rose, la fillette tremblante est blanche comme une lune de Samain. Pourtant en présence du solide Finran, elle se calme un peu :
- C’était pas un rat ! C’était un garçon ! Et puis d’abord j’ai pas peur des rats !
Le géant blond tente de la faire sourire :
- Bon d’accord, il ne te plait pas. Mais est-ce la peine de dévaler ainsi les escaliers du grenier ? Ce garçon était-il si laid ?
- Mais non ! Un petit garçon blond, qui suçait son pouce. Tout pâle. Il est apparu comme ça, sans bruit, de nulle part. Il voulait le livre d’Eärendil. Et puis quand je lui ai crié dessus, il a disparu !
Finran, une moue dubitative et un peu moqueuse, fait gaillardement claquer sa rapière dans son fourreau, et lance de son ton bourru :
- Allons, ma petite poulette ! Tes lectures t’auront brouillé la vue… Prends donc ces crêpes et ramène-les à tes frères et sœurs !
La fillette ne tremble plus, sinon d’indignation. Décidément, les adultes, ça comprend rien ! Eliahel grommelle un peu, mais s’empare de l’assiette et s’enfuit sans demander son reste.
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Ostomir s’est réfugié dans la cuisine. Sa maman pétrit à pleines mains, une pâte à brioche qui fleure la cannelle et la levure légère. Le petit énervé serre sa peluche fétiche contre sa joue, maudissant les visiteurs. Son magicien de chiffon concocte quelque sort vengeur, pour purifier le château de ces indésirables, de ces usurpateurs. Comme toujours le gamin s’approche du poêle et joue avec les tisons, remâchant la revanche enflammée du petit magicien.
- Je t’ai vu, Ostomir ! Ne joue pas près du poêle ! dit la matrone en se retournant vers son fils d’un air excédé. L’autre fois ne t’a pas suffi, quand tu as mis le feu au château ?
Le petit, misérable, s’est réfugié dans les bras de sa maman qui le caresse tendrement :
- Les visiteurs ont rebâti le château, mon petit Prince, tu ne peux pas les obliger à partir ! Pour l’éternité, nous sommes pour eux des ombres errant dans leur demeure. Il nous faut rester ici et endurer leur présence. Alors sois sage et ne détruis pas à nouveau le château et ses habitants ! Sinon où pourrions-nous aller ?... Allons, viens mangez une brioche et au lit !
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Eliahel une fois renvoyée au grand air sous le soleil, les compères s’attablent.
- C’est donc la jouvencelle qui chapardait les grimoires dans la bibliothèque !
- Elle ne fait pas de mal ! ça me rassure ! Combien de fois t’ai-je entendu tempêter contre je ne sais quel fantôme lorsque quelque parchemin était égaré !
– Cessez de ricaner, mécréant ! Seuls s’escamotaient contes anciens de magie elfique, tels les ensorcellements de Doriath, les charmes de Nargothrond ou les merveilles de Gondolin.
- Oui, je m’en rappelle, tu avais même fini par croire hantées les travées de l’école au grenier !
- Rigoullez-vous donc, compain ! Mais le castel de Thalion arda bel et bien pour partie en l’an mille quatre cents et neuf de nostre âge, cependant que le dernier souverain de Cardolan, le roi Ostoher, périssait en bataille avec siens ost et héritiers. Icest brûlement passa aux oubliettes de ces malchroniques, mais l’on put recollecter que la muraille gîtant fournils et panneterie, se consuma à la brune, par accident d’infant aimant à mimer mage ardant. Après l’incendie, l’on rapporta qu’un spectre poupard hantait les restes de nostre vénérable demeure, entretenu dans l’illusion que les hôtes vivant là, ne sont que des visiteurs passagers, vils usurpateurs que le Roi chassera à son retour…[1]
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NOTES
[1] Gigolet est un incorrigible phraseur. Voici ce qu’il veut dire, en langage d’aujourd’hui : Vous pouvez bien rire, mon ami ! Mais le château de Thalion a effectivement brûlé en partie en 1409, alors le dernier roi de Cardolan, Ostoher, disparaissait avec son armée et ses héritiers. Cet incendie n’apparait pas dans les chroniques de cette période sombre mais l’on put établir que l’aile du château qui abrite les fours à pain de la boulangerie, a brûlé un soir, par l’imprudence d’un enfant qui jouait au « magicien du feu ». On rapporta, après l’incendie, que le fantôme d’un enfant hantait les ruines de cette maison, traitant les habitants comme des intrus, que le roi chasserait à son retour…
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