Les contes de l'Oie Saoule

Chapitre 16 : L'hiver des loups - La bête

5663 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/09/2015 21:11

L’hiver du loup Partie 4 - La bête noire.

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Finran refoule ses songes énigmatiques et suit son instinct de veneur, tantôt excitant ses chiens à poursuivre, tantôt les arrêtant pour examiner les foulées (1) de la piste. A présent, son équipage serpente entre des arbres épais, courtauds et noueux, recroquevillés comme des vieillards dénudés frissonnant dans le froid de l’hiver. Ici quelques vigoureux conifères percent des congères de sèche poudreuse, là sifflent tristement dans la bise, les mille bras graciles des coudriers courbés au-dessus de souches moussues.

Le silence feutré du sommeil végétal retombe, alors que Finran, dubitatif, examine les portées (2) de son gibier. L’équipage poursuit la piste, toujours plus avant vers le cœur de la vieille forêt.

La neige s’y fait plus rare, et parfois le traineau doit contourner de longues bandes de terre et de feuilles humides. L’allure (3) de la bête ne fléchit pas, dans les espaces dégagés comme au plus profond des taillis.

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Pourtant après quelques heures, au détour d’une courte ravine, à demi comblée de glace bleutée, les traces de la bête semblent hésiter, puis changer de direction, revenir sur sa voie à plusieurs reprises. Aguerri et attentif, le veneur ne se laisse pas leurrer par ces ruses de gibier serré de près. Le chasseur sait que ces artifices ont dû singulièrement retarder son gibier. Mais Finran se demande pourquoi la bête s’y essaye à présent, alors qu’elle l’a nargué à plusieurs reprises.

Le chasseur pousse les chiens jusqu’à la nuit tombante, certain, aux allures de la bête poursuivie, qu’elle ralentit et louvoie de plus en plus. Finran pense que le monstre, pressé jusqu’à son antre comme il ne l’a jamais été, hésite à le révéler comme son ultime retraite.

C’est alors que le clair-obscur d’une trouée dans les fourrés, lui dévoile une harde de biches, accompagnées de leurs faons du dernier printemps, à un sillon (4)  sur sa gauche. Le veneur ordonne le silence à ses chiens et s’approche, encochant sa flèche d’argent. Finran vise la femelle la plus forte, lorsque la bête gigantesque fait brutalement irruption devant lui, donnant l’alerte aux biches, qui s’enfuient dans les bois.

Ainsi la bête s’interpose pour protéger sa harde… Finran a enfin découvert le point faible de son adversaire.

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En quelques enjambées, Finran rejoint une souche creuse débordant de feuilles humides. Il y prend ferme appui et vise soigneusement la bête, respirant profondément et sans à-coup.

A son étonnement, l’animal ne s’enfuit pas.

Son souffle rauque exhale de longs traits de vapeur brûlante, qui se disloquent sur la neige scintillant devant lui. L’animal scrute le tireur avec attention, à l’arrêt comme pour bondir en avant, alors que s’estompe la cavalcade des biches en fuite. Puis la tête haut levée, le naseau frémissant, le grand cerf sombre maintient l’attention de son poursuivant. A une soixantaine de coudées, le dix-huit cors parait élancé comme un coursier de jadis, puissant comme un auroch de Rhûn et souple comme un mouflon des Montagnes Grises. Ses cors, ramifiés en dagues meurtrières, se cantonnent étrangement sur une coudée (5) de part et d’autre de la tête farouche. Les larmiers scintillants (6) et les yeux dorés de la bête lancent des éclairs de défi, auxquels cependant Finran ne répond pas encore, fasciné par la noble et courageuse contenance de son adversaire.

La bête abaisse ses cors, grattant la neige du sabot.

Finran arme sa flèche plus avant.

L’espace d’un instant, dans l’éclair d’un regard, se superposent au présent, ces moments bénis d’apprentissage, sous la férule tatillonne du grand-père. Puis l’aïeul satisfait par la persévérance et l’adresse de son élève, lui confère la flèche d’argent, précieuse entre toutes, forgée par les nains, prise jadis de haute lutte par ses ancêtres au trésor de Scatha la dragonne. Jamais elle ne s’est brisée, toujours il l’a retrouvée. En chasse, elle touche au but, pour peu qu’il estime son approche parfaite. La flèche d’argent tue alors rapidement, sans souffrances inutiles, le gibier que respecte le chasseur.

Une gêne cependant encombre son esprit, un détail que formule lentement son intellect subjugué : au bout des puissants fuseaux, les sabots de la bête paraissent fins et souples, contrairement aux traces gigantesques que la meute a suivies jusqu’ici.

La bête lentement se tourne, fixant toujours Finran de son regard de feu. Le chasseur hésite. Quelle victoire serait-ce là, sur un adversaire consentant, qui a montré le courage du chef et du père de sa harde ? Il se détend et désarme sa flèche d’argent.

Mais alors reviennent à son esprit ses hommes décimés, ses amis à terre, et la terreur des siens.

Trop tard.

Le grand cerf noir s’est élancé à petite foulée dans les ronciers lorsque le chasseur a repris ses esprits, sous le regard étonné de ses chiens.

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Finran s’adresse des insultes à lui-même, et remet au travail sa lice, anxieuse de répondre à l’insistance de son maître.

Au bout d’une heure, elle hume tant et si bien dans la grisaille nocturne, qu’elle retrouve la piste de la bête, ce que quelques foulées de sabots confirment à la lueur de la lune pleine.

Mais sont-ce là les foulées de son gibier ?

Bientôt la lice flaire un fumet, tout près. En quelques instants elle a trouvé des foulées nombreuses, mais de sangliers ! Finran n’a que le temps de rappeler son limier, et soudain une harde de bêtes noires surgit des taillis dans sa direction.

La bête diabolique a détourné le chasseur sur du gibier dangereux !

Le groupe de sangliers déferle sur l’équipage. Finran saisit une pique et défend ses chiens, hurlant des imprécations pour effrayer les intrus. En quelques secondes, la harde est passée, renversant le traineau et le mâtin bandé. Un gros mâle a décousu la chienne dominante, dont les entrailles se répandent sur la neige.

La pauvre bête git sur le flanc, geignant de façon pitoyable. La culpabilité étreint le cœur du chasseur comme il contemple, impuissant, l’agonie de sa chef de meute. Les larmes aux yeux, Finran se remémore les instants de complicité, de sérénité et de réussite avec cette brave compagne, qu’il a sevrée lui-même.

Puis, simplement, la rage au cœur mais sans faiblir, il l’assiste pour quitter ce monde sans plus de douleur.

Après quelques minutes d’hébétude, Finran creuse la neige et le sol comme il peut, et y ensevelit la dépouille aimée. Après une brève pensée à Bema, il se redresse, un éclair de mort dans le regard, et repart en chasse, vouant la bête à l’argent meurtrier de sa flèche effilée.

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Finran détèle tous les chiens et débande même le mâtin, qui pourra au moins se défendre et fuir si besoin. Mais la détermination vengeresse du maître s’instille à ses chiens, qui pressentent l’hallali.

La lice encore est mise au travail, suivie des autres dogues à quelques coudées. Les foulées de la bête sont lisibles comme sur les pages d’un livre, traversant les fourrés et les rus gelés sous le froid regard de la lune, qui perce parfois la noire chape nuageuse.

Enfin la troupe parvient au sommet d’un sombre ravin, qui surplombe un vallon de ronciers et d’arbres bas. L’astre de la nuit fait une courte apparition, grimaçant des menaces glacées, comme une curieuse rumeur de chasse à courre traverse l’air.

Finran a-t-il rêvé ces bruits étranges, ces hurlements de meute, cette cavalcade et ces échos de cors traversant la combe ?

En nage sous le halo spectral de la lune, le veneur sonde ses chiens : la meute frémit et gronde, le poil hérissé. Son instinct ne le trompe pas : le cœur de l’hiver, la source de la peur se vautre dans la bauge au fond de ce ravin.

Laissant le traineau au sommet, la troupe descend prudemment par le lit gelé d’un ruisseau, et pénètre sous les ronciers. Il fait chaud sous le dais de neige qui recouvre la végétation basse comme un linceul. Une pénombre oppressante règne sur ce monde d’en-dessous, à peine ponctuée de quelques halos irréels issus de trous dans la canopée glacée.

Finran allume une torche, et la troupe s’avance lentement. Une odeur de tourbe monte du tapis de feuilles, corrompue de relents incertains. L’éventail qu’a spontanément adopté les chasseurs s’est progressivement réduit à un groupe serré de chiens hérissés, autour de l’homme qui souvent, doit taillader les branches entrelacées avec sa rapière.

Soudain les chiens grondent sourdement. Finran aperçoit une paire d’yeux mauvais luire un instant, à l’orée de portée de sa torche. Aussitôt, le veneur plante son flambeau sur un monticule et appelle ses chiens autour de lui.

Sa manœuvre leur sauve la vie. Des hurlements sauvages s’élèvent autour d’eux, comme s’avance un énorme loup noir, sa gueule répugnante suintant d’une bave épaisse.

Le monstre n’a pas le temps de lancer son appel à la curée : une flèche luit d’un éclat mortel et lui traverse la gorge. Le chef loup s’effondre. Son rival, un grand mâle à la pelisse argentée, se jette sur la dépouille encore animée de soubresauts, et lui dévore les entrailles, prenant ainsi possession, avec l’énergie vitale du chef déchu, du commandement de la meute qui observe, indécise.

Mais le nouveau roi ne profite guère de son trône. A l’instant où sa gueule ensanglantée se relève du carnage, la flamme victorieuse brûlant au fond de son orbite s’éteint brutalement, fauchée par un nouveau projectile.

Finran tire posément parti de la stupeur de la meute, abattant avec sang-froid un imprudent trop exposé.

Alors la horde se débande. L’archer, après son double exploit, lâche encore quelques flèches. Sa victoire serait totale si ses chiens, sentant la peur dans les rangs ennemis, ne se lançaient à la poursuite des fauves. Finran a grand peine à les rappeler, contraint de les secourir avec sa pique de chasse, lorsque l’un d’eux se trouve aux prises avec un vicieux fauve sombre.

Le silence s’établit enfin. La meute décimée a fui, sans chef. Trois mâles et une femelle gisent à terre, et pas plus de quatre individus, probablement des femelles, se sont enfuis. Finran panse les blessures de ses chiens exténués et s’accorde quelques instants pour récupérer. Mais de curieuses écorchures infligées au pied des arbrisseaux éveillent sa curiosité (7).

Il explore les environs, achève les loups agonisants et découvre le repère de la meute. Sans pitié il extermine les louveteaux. Puis il dépèce sans plus attendre les dépouilles des deux fauves les plus imposants. Revenant auprès de ses chiens, Finran, le regard dans le vague, nettoie sa dague ensanglantée dans la neige et prononce le rituel purificateur. Il a exercé la terrible vengeance des hommes du nord au nom de tous les siens, qu’a poursuivis la terreur du loup. Les suppôts de la bête sont en déroute. Demain, il forcera sa tanière et ramènera sa dépouille !

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Finran déblaie un large espace et dégage la neige des branches de ronciers pour respirer l’air libre. Prenant un risque, il va seul chercher son traineau. Puis il allume un feu du mieux qu’il peut avec le combustible disponible. Après un repas frugal, il sombre dans le sommeil des soldats – immédiat, profond et réparateur.

Lentement dans la nuit, comme la lune traverse le ciel silencieux, une bruine envahit la combe, que dans le Pays de Bouc on appelle vapeur de sommeil, et qui, en effet, endort profondément les chiens.

Pourtant un bruissement éveille Finran avant l’aube. Sans doute sa haine de la bête est-elle la plus forte. Sous le dais de neige, des sons feutrés lui parviennent, des grognements ou des marmonnements sourds fusent dans la brume glacée.

Il appelle ses chiens, en vain. Il alimente le feu et allume une torche récalcitrante. Son arc ne pouvant lui être d’aucun secours dans ce brouillard nocturne, le chasseur saisit ses piques, et se dirige au jugé dans la brume. Sa maigre torche à bout de bras, Finran s’avance sous les taillis, comme un aveugle ne se fiant qu’à l’oreille.

Longtemps, l’homme progresse, faisant quelques pas précipités dans la neige ou la boue gelée, puis tâchant de calmer son halètement et écoutant les grognements qui s’éloignent. Il lui semble que son gibier, si c’en est un, suit une voie compliquée, virant fréquemment lorsque le chasseur s’approche. Après une durée difficile à évaluer, Finran réalise finalement qu’il est en train de se perdre et songe à rebrousser chemin.

Mais soudain il tombe sur une foulée, fraiche et énorme. Le chasseur l’examine avec attention. Une grande pince (8) s’accompagne d’une marque de garde, lointaine et perpendiculaire.

Perplexe, le veneur se remémore les voies croisées ces jours derniers, où cohabitaient étrangement des empreintes de plusieurs espèces. Celle-ci est arrondie, large et ferme. Aurait-il pu confondre une foulée de cerf et de sanglier ? Ne serait-ce celle de la bête, rejeton perverti des forêts d’un autre âge ?

Finran veut en avoir le cœur net ; il suit la voie avec circonspection.

Traversant les vapeurs de sommeil comme un fantôme à la poursuite d’une rumeur, le chasseur persévère, s’orientant aux grognements sur lesquels il gagne lentement, alors que monte l’aube grise et s’échauffe la brume.

Enfin Finran atteint la berge d’une petite rivière, prise sous une glace aux reflets d’iris d’eau. La couleur laiteuse de la rive cède progressivement le pas à des transparences de bleus et de verts ternes, jusqu’au milieu du lit, où l’on distingue sous la glace limpide, les ondulations de longues algues noires et argent. Des saules, sur la rive opposée, trainent dans la brume leurs branches mélancoliques. La pensée vient au chasseur, que cette rivière, probablement l’Oseraie (9), doit être plaisante au printemps.

Mais c’est là que l’attend un sanglier de belle taille, dissimulé sous les racines d’une souche renversée, à la lisière du bois. Lorsque le chasseur s’est avancé près de la rive, en plein espace découvert, la bête noire sort de sa cachette et surgit derrière lui.

Le sanglier charge l’intrus de toute sa puissance. Mais son orgueilleuse impatience le trahit – un petit grognement de hargne assassine lui échappe, et donne l’alerte au chasseur, qui n’a d’autre ressource qu’un dangereux roulé boulé pour éviter la charge meurtrière.

Au passage, la bête brise la hampe d’une des piques, manquant de peu de lui découdre l’aine. A terre, Finran serait en très mauvaise posture, si l’élan de l’animal ne lui permettait de se relever et de brandir un pieu.

Le sanglier est puissant et redoutable, entêté et féroce. D’une taille formidable, il semble pourtant jeune à sa façon de charger et de fouailler l’air vers les jambes de l’homme, en cherchant à le projeter au sol. Le combat est long et éprouvant, le chasseur multipliant les feintes et retenant ses coups pour réduire ses risques. Finalement l’expérience de Finran prévaut : lors d’une charge d’une vivacité imprudente du sanglier, il parvient à loger sa pique au défaut de l’armure, précisément au cœur. La bête s’effondre lourdement, brisant l’arme sous elle.

Le veneur s’approche, sa dague à la main, comme sa victime, à peine secouée de quelques spasmes, répand un sang noir qui fume d’une odeur âcre. Finran achève son gibier, observant le pelage gris-noir, qui garde par endroits les reflets roux du jeune sanglier. Le chasseur fronce les sourcils : malgré la grande taille de l’animal, il s’agit d’un ragot ! Las et fourbu, le chasseur vérifie ses antérieurs – bien plus fins que les mystérieuses foulées…

L’homme hors d’haleine et plein de doute se relève, lorsque son regard croise une paire d’yeux retranchés sous les ombres de la forêt, à une vingtaine de toises du rivage.

Des yeux porcins et globuleux, injectés de sang, dardent sur l’homme un regard de haine trouble et lancent une promesse de mort. La hure immonde aux tressaillements fielleux s’avance, bardée de sabres d’ivoire. Son hurlement hystérique et assourdissant vomit toute l’exécration viscérale envers le bipède, comme se répandent d’ignobles relents faisandés de souille (10). L’incarnation monstrueuse des profondeurs forestières originelles, des fouissements forcenés dans la bauge limoneuse, du grand rut primordial et sauvage, s’est levée pour contester à l’homme sa suprématie.

Le ragot mort, d’une corpulence pourtant exceptionnelle, n’a donc été que le page (11) complaisant et imprudent du souverain des ronciers. La véritable bête noire, complice du carnage sur les piquiers de Thalion, est enfin débusquée…

La masse formidable de muscles ondule sous la pelisse sombre comme la bête s’avance, traversée de spasmes de fureur meurtrière.

La bête débuche (12), mais le chasseur, lucide, sait ne pouvoir en venir à bout. Ainsi le grand cerf l’a sciemment attiré ici, pour y subir l’antique loi de la forêt…

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Finran saisit pourtant sa dernière pique et fait face au monstre.

Le vieux mâle tire profit de l’erreur de son page ; il vient immédiatement au contact de sa proie fatiguée et l’accable de coups de défenses. Le monstre en porte deux paires. Les premières prennent la forme de sabres longs d’un pied, brandis au-dessus de la hure. Les secondes, mirées, s’enroulent sur les côtés de la gueule.

Le sanglier secoue sa pelisse noire et grise, sa grande taille lui permettant de balayer l’espace au niveau de la poitrine de son adversaire, contraint de reculer constamment. L’allonge de Finran, grâce à son épieu, lui permet à peine de tenir à distance la gueule nauséabonde, frappant la hure sans pouvoir l’entailler.

Enorme mais d’une agilité surprenante, la bête prend immédiatement l’ascendant sur l’homme et déjoue, avec une horrible vivacité, les efforts du chasseur pour gagner un abri. La bête accule sa proie à la berge. Finran fatigue rapidement, les coutelas de corne lui ont déjà entaillé l’épaule et l’avant-bras. Tremblant de fatigue et adossé à la glace, le veneur tente son va-tout. Anticipant un moulinet du forcené, il frappe de côté, maniant son pieu d’une seule main.

Le chasseur paye immédiatement son imprudence : dans un beuglement strident, le monstre lui lacère le bras d’un revers de hure et le projette au sol !

Mais le coup a porté ! Le pieu est resté planté dans l’œil du monstre, qui trépigne de douleur et de rage.

D’instinct Finran rampe un peu plus loin, et se relève péniblement en tenant son bras droit cassé et ensanglanté.

Haletant et près de défaillir, le chasseur contemple avec angoisse les efforts de la bête pour se débarrasser de l’arme. Finran caresse encore l’espoir que le monstre, vaincu par la douleur, abandonnera le terrain. Il saisit sa dernière arme de la main gauche, sa fidèle mais courte dague.

Enfin, au milieu de fielleuses éructations de douleurs, l’épieu est arraché dans une gerbe de sang noir. Pendant quelques instants encore, la bête titube, cherchant sa proie avec une frénésie maladroite.

Finran recule doucement, sans bruit. Mais la bête le voit de son œil unique.

Frémissant de fureur, le fauve s’avance vers sa proie quasiment désarmée et pousse un hurlement de défi, qui retentit longuement en écho sur les berges dans la vieille forêt. En quelques foulées ensanglantées, il est au galop.

Le chasseur, en un battement de cœur, embrasse l’étendue de ses années, son enivrante jeunesse flétrie par les deuils, sa maturité peuplée de vaines victoires et de durables lâchetés, et sa rédemption dans une nouvelle vie. Quelques visages féminins dansent une dernière farandole, lui adressant tour à tour le sourire attendri des regrets et le ris serein de la compassion, juste avant le choc.

Finran expire au son des chairs broyées.

Lorsque son regard revient au monde présent, il voit, avec une acuité limpide, un grand cerf bouter le flanc borgne de la bête, dans une lente mais irrésistible poussée déchirant l’immonde peau sombre. Les côtes broyées sont celles du sanglier, déchirées par les cors du cerf !

Le monstre, décousu et déséquilibré, fait une embardée qui l’envoie glisser sur la glace de la rivière. Dans un grand fracas, la couche fine au centre du cours d’eau se rompt, précipitant sa masse immense dans l’eau vive glacée.

La puanteur du grand sanglier s’évanouit dans un bouillonnement de cristal. Comme se lève cette chape de relents, Finran croit que la berge s’éclaire d’une douce lueur. Le grand cerf, à présent fauve et doré sous la clarté salvatrice, et l’homme, au bras ensanglanté, se contemplent dans un noble regard de paix. Le chasseur sait désormais que le coureur sacré de Bema, le dieu veneur de son peuple, n’a pas quitté les Terres du Milieu.

Mais soudain la rivière gelée craque à nouveau. L’horrible hure jaillit, poussant d’ignobles cris de goret, comme le sanglier tente de reprendre pied sur la glace. Derrière lui, ses puissants postérieurs semblent se débattre dans un lacis d’algues sombres et argent, qui l’attirent au fond.

Finran hurle son refus. En un instant, il saisit son épieu ensanglanté de son bras valide et s’aventure à la rencontre du monstre.

Sans pitié, le chasseur s’acharne sur la tête du sanglier, qui finit par lâcher prise et sombre dans les remous bleus et verts de l’Oseraie.

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Finran inspire longuement, profondément. L’air léger semble dissoudre le poids qui lui a étreint le cœur. Epuisé mais serein, le chasseur prostré s’allonge près de la berge, et ferme les yeux un instant.

Il sait pourtant que ce relâchement va lui couter la vie…

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Lorsqu’il se réveille de son rêve, la tête lui tourne. Un grand cerf s’éloigne sur la rive opposée, disparaissant dans les brumes au son de curieuses clochettes, qui sèment d’étranges « Derry Dol, Ding a-ling a Merry lol » dans l’air pétillant.

Comme la bête majestueuse quitte les lieux, curieusement une petite comptine lui vient à l’esprit, comme la réminiscence d’un rêve ou d’un souvenir ancien :

Compère Beaucent (13) s’en est allé

Faucher les blés à fin-des-foins

Avec mission de réparer

Tous les dégâts que fit son groin !

 

Il est retenu à dîner

Par l’ondine de l’Oseraie

Pour les cents prochaines années

Le Borgne taille sa roseraie !

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Finran ne s’explique pas comment son bras a été lavé, soigné et bandé, ni par quel prodige ses chiens, attelés au traineau, sont parvenus jusqu’à lui. Mais aux orées de la Vieille Forêt, il ne faut s’étonner de rien et mieux vaut passer son chemin.

L’aurore rose invite au départ. Cependant, avant de partir, il lui reste un devoir à accomplir.

Le chasseur traine le vaillant ragot tombé pour son maître et le suspend par les postérieurs aux branches d’un solide frêne. Il le saigne, le vide et le châtre.

Finran distribue solennellement les abats à sa meute frétillante. Les dogues affamés, même le mâtin, se jettent sur leur part en jappant joyeusement, tandis que le chasseur enterre les entrailles.

Enfin le serviteur de Bema dresse un feu rituel. Il y fait rôtir le foie et les frivolités, qu’il assaisonne d’herbes secrètes. Après un court recueillement, il mange lentement, assimilant chaque bouchée. Finran accepte une part de la bête viscérale, ravie au monde primitif pour s’approprier sa vigueur. Ainsi le meneur de la chasse trempe son âme aux dangereux effluves de la nature sauvage, pour éviter aux siens d’y être confrontés.

Alors il lève le regard vers l’orient. Les branches noires luisent de mille sourires étoilés dans la lumière montante. Le dégel a commencé.

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Désormais, à l’enseigne de l’oie saoule, on se risquera à raconter les terribles histoires de l’hiver du loup. On n’évitera pas les tracas de l’hiver, mais on en exorcisera un peu mieux la peur.

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NOTES

0- Ce conte s’inspire d’épisodes de chasse réels, mais transposés aux créatures imaginaires des Terres du Milieux. Contrairement à notre monde, les loups y sont des créatures plus ou moins maléfiques, qui s’attaquent à l’homme, et les sangliers peuvent y atteindre des tailles gigantesques, lorsqu’un esprit maléfique les dirige.

Par ailleurs, je me suis inspirée du travail suivant : Fabre-Vassas Claudine. Le partage du ferum. Un rite de chasse au sanglier. In: Études rurales, N°87-88, 1982. La chasse et la cueillette aujourd'hui. pp. 377-400.

1 Empreintes de l’animal suivi à la trace.

2 Dommages aux arbres faits par l’animal en fuyant.

3 Vélocité, fermeté de la trajectoire, indiquée par les traces.

4 Unité de longueur d’environ 200 m.

5 Unité de longueur de l’ordre de 50 cm.

6 Les yeux du cerf ont, à leur angle interne, une fente, le larmier, d'où suinte un liquide onctueux, d'odeur forte, particulièrement abondant au moment du rut.

7 Les abatis, traces des tiges saccagées par les loups à l’endroit où ils grandissent.

8 Chez le sanglier, les deux doigts centraux qui prennent appui sur le sol s'appellent "les pinces". Les doigts atrophiés du sanglier situés derrière les pinces se nomment "les gardes".

9 L’Oseraie est un affluent du Brandevin qui traverse la Vieille Forêt.

10 La souille est le marigot ou le sanglier se roule dans la boue pour se débarrasser de ses parasites.

11 Animal de compagnie, en général un mâle de deux ou trois ans, qu’un vieux solitaire s’adjoint, probablement pour le sacrifier s’il est serré de trop près.

12 Sortir du bois, se risquer en terrain découvert.

13 Beaucent est le nom du sanglier dans le Roman de Renart

14 En languedoc, les testicules du gibier sont encore nommés « frivolités ».

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