Les contes de l'Oie Saoule
A l’auberge de l’oie saoule…
La porte de chêne noir s’ouvre dans le mugissement d’une rafale glacée, qui envahit la grand-salle de flocons tourbillonnant jusqu’au pilier central. Un nain lourdement harnaché referme l’antique porche, frappe ses bottes et s’ébroue avec entrain. Mécontent de son entrée qui n’a pas capté tous les regards, il en rajoute un peu, gémit en déposant sa hotte et se bat les flancs avec énergie. Il s’avance près du feu pour y faire ostensiblement dégouter sa barbe où pendent quelques glaçons, puis apostrophe l’assemblée d’un air effaré :
-« Même dans les Monts du fer, chez mes lointains cousins par-delà la Forêt Noire, on n’a jamais vu un hiver pareil ! »
Flatter l’esprit cocardier du cru s’avère généralement judicieux et profitable. Il y a toujours un petit vieux pour abonder dans votre sens ou un jeune présomptueux pour surenchérir. Ça ne manque pas, une mamie s’exclame derrière ses besicles :
-« Oh ben ça c’est rien que duvet de moineau ! Vous aurions vu le Long Hiver – quatre mois frissonneux et venteux qui ont destruit nos troupiaux et appelé famine… J’estois toute petiote, en cinquante-huit... (1) »
Et voilà notre colporteur en palabre avec les locaux, pérorant avec aisance et écoutant les anciens avec un air déférent.
Au fait, vous rappelez-vous de ce dilettante ? Ici on le connait sous le nom de Bonim le nain. Ce n’est probablement pas son vrai nom, mais je ne suis pas sûre que Maîstre Gigolet ou Finran l’aubergiste eux-mêmes en sachent beaucoup plus long. Bonim échange et vend des produits de luxe sur le chemin vert, dans la Comté et au-delà.
En réalité il est arrivé cet après-midi, mais il s’est dit que la scène du rescapé des tempêtes devant une salle comble, l’aiderait à attirer l’attention et vendre sa bimbeloterie. Les habitués de l’auberge ne sont pas dupes, mais ils apprécient la compagnie du farceur et ses histoires exotiques.
Tard dans la soirée, le nain a ouvert son coffre aux merveilles et exhibé d’étranges figurines d’ivoire. Voilà donc les invendus du moment ! Mais les amateurs aisés que Bonim circonvient d’ordinaire, sont un peu circonspects : elles représentent des jeunes femmes au physique envoûtant mais étrange, aux yeux allongés, à la chevelure exubérante et aux canines trop marquées pour d’inoffensives fées des bois…
Alors notre nain, qui a bien compris que le rêve est le luxe de la pensée (2), se lance dans une des improvisations dont il a le secret…
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Quelque part dans l’est lointain, il y a fort longtemps, au château de l’ogre…
-« Tâchez de ne point dévorer votre futur beau-fils, pour une fois ! »
La femme plongea son regard grave de velours sombre dans les yeux fauves de son époux, en lui offrant la coupe du départ. L’ogre saisit le hanap des blanches mains bordées de dentelles et vida d’un trait le vin épais. Répondant par une grimace un peu forcée au sourire indulgent, l’ogre essuya sa moustache maculée d’un revers de sa riche tunique fourrée.
-« Ma mie, sublimissime entre les belles, n’allongez point la liste de mes remords ! Le dernier s’est évanoui avant la fin de ma plaidoirie – mon indulgence a pardonné son impolitesse, je vous en fais serment, il a encore l’usage de tous ses os ! Quant au précédent, il a vidé les étriers et fuit plus vite que sa monture – c’est elle que j’ai mangée !
- Comme vous vous êtes montré raisonnable : un dîner frugal et digne ! Mais pour ce jour d’hui, veillez surtout à vanter la beauté, l’éducation et la dot de vos filles !
- Douce Cailin, les gentilshommes ne m’écoutent qu’armés de prévenance… sinon pis ! Nos malheurs et nos travers s’enflent à outrance dans l’imaginaire des hommes, travestissant nos vies sous d’indicibles malédictions ! Bon heur lorsqu’on ne me lapide point !», soupira l’ogre en secouant sa crinière rousse.
Devant le regard implorant de son épouse, il ajouta vivement, avec un petit air coupable de gros nounours :
- « Mais je ne croque le coquin que lorsqu’il manque de respect à l’une de mes chéries ! »
La majestueuse femme se blottit avec pudeur contre le puissant plastron de cuir et de soie :
- « Vous êtes le meilleur des pères et des époux !
- Je m’estimerai tel lorsque mes filles seront mariées ! Quant à la gloire de nos épousailles, elle vous revient, ma mie, repos de mon âme tourmentée et meilleur part de moi-même ! Embrassez nos filles, et saluez votre noble fils de ma part ! »L’ogre baisa les mains jointes de son aimée, ceignit son chapeau au vert panache et franchit d’un bond le perron. Dévalant la pente boisée d’un pas de géant botté, il disparut rapidement derrière un sombre épaulement de la montagne.
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-« Mère, Leana a encore perdu sa maille !
- Darna, occupe-toi plutôt de ta tapisserie ! Tu as brodé trois jambes à ton prétendant !
- Ce n’est pas vrai ! C’est son épée !
- Ah houais ? Suspendue à cet endroit, il va finir estropié ! Il ne va plus pouvoir prétendre à grand-chose, le prétendant…»
Sous les gloussements moqueurs et les haros de l’aréopage, la benjamine et la cadette, rouges de colère, s’affrontaient du regard, qui en brandissant ses aiguilles de tricot, qui en tirant une langue pointue. L’ainée, s’interposant courageusement au milieu des belligérantes, tentait de les raisonner :
Chiadha - « Comment voulez-vous qu’un jeune homme vous courtise, si vous vous comportez en harpies ?
Darna - On voit bien que c’est toi qui seras servie la première, Chiadha !
Chiadha - Mais ça n’a rien à voir… Père trouvera un époux pour chacune de nous. Il l’a promis pour l’amour de notre mère !
Meara - Pffi ! Pour cela il faudrait que Père ne les mange pas !
Fenella – S’il en mange, c’est qu’ils ne valent rien !
Kennocha - Mais enfin on pourrait en goûter, nous aussi !
Meara – Si le prochain en réchappe, c’est moi qui en ferai mon ordinaire ! »
L’ainée lui jeta un regard soupçonneux :
Chiadha –« Qu’est-ce que tu veux dire exactement ? »
La mère revint devant l’âtre du donjon, où elle initiait ses filles aux travaux de couture, dans l’espoir de discipliner quelque peu leur nature sauvage. Sa voix douce et posée rétablit le calme, sinon la concorde :
-« Allons, allons… Cela fait bien longtemps que plus personne ne mange de prétendants… »
Les attentions féminines se portèrent à nouveau sur les quenouilles, les mailles, les pelotes et le nuancier, mais la douce quiétude, seulement ponctuée par les craquements des buches dans l’âtre, ne dura guère. La petite dernière ronchonnait sans cesse, se rebellant contre ces travaux imposés. Pour varier les plaisirs, on lui avait confié le métier à tisser, dont les mouvements répétitifs lui rendaient les heures odieuses. Sa quenouille finit par choir sur le carrelage :
-« J’en ai assez ! J’ai besoin d’air !
- La première qualité d’une jeune fille est le dévouement, qui est sœur de la patience et fille du sacrifice.
- Quelle famille insupportable ! Il n’y a donc que les filles qui doivent faire des efforts ? »
Choquée, la bonne mère se rengorgea, préparant une harangue morale de haute tenue. Mais elle se rendit compte que les traits tirés et sérieux de sa benjamine trahissaient une détermination outrepassant de beaucoup ses petites révoltes, violentes mais éphémères, qui animaient depuis quelques temps leur vie recluse. Elle en fut ébranlée.
Heureusement, un événement vint distraire l’attention du gynécée – le pas las d’une pesante monture résonna sur les pavés de la cour. Aussitôt les froufrous se massèrent aux losanges colorés des hautes fenêtres :
- « Armac ! Coucou ! Tu me vois ?
- Il est blessé !
- Mais non, c’est le sang de sa venaison !
- C’est quoi ce coffre ?
- Je vais voir !
- Moi aussi ! »
Cette fois, même la digne mère hâta le pas pour rejoindre son fils, suivant la cohue des jeunes filles à l’abondante chevelure rousse qui se précipitaient dans l’escalier. Bien entendu la benjamine jaillit la première dans les bras de son demi-frère, coiffant Darna au poteau avec un impitoyable regard vainqueur.
Armac eut un sourire attentionné pour chacune. Le jeune homme, malgré son long périple harassant, saluait avec le port altier d’un prince en exil et la courtoisie d’un frère aimant. La farandole de ses demi-sœurs le délesta de ses fardeaux en un instant. La monture fut conduite à l’écurie, les armes reléguées au râtelier, tandis que de nombreuses petites mains, fines et fortes, avides et rivales, traînaient le mystérieux coffret.
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Le jeune homme embrassa sa mère et la suivit dans le donjon, portant sur son dos un sanglier énorme, aux longues défenses meurtrières. Il déposa le monstre sur une table basse de marbre :
-« Voilà qui aidera votre époux à canaliser son appétit !
- Ne le juge pas trop sévèrement… Il lutte avec courage…
- Je sais ce que nous lui devons, et l’aide comme je le puis, par amour pour vous.
- Son vœu le plus cher serait de marier tes sœurs. Alors peut-être trouvera-t-il la paix…
- J’ignore si l’on peut lutter contre la malédiction des dieux, mais je sais que l’on ne peut rien contre une réputation ternie aux yeux des hommes.
- Chaque fois qu’il a tenté d’y remédier et d’aider nos voisins, ces derniers l’ont pris pour un aveu de faiblesse et ont abusé de la situation… Il est très tatillon sur le chapitre de son honneur… Du coup nos voisins se font rares… »
Interrompus par des cris hystériques, la mère et le fils montèrent à l’étage pour arbitrer les querelles qui fusaient.
Les cotillons se disputaient les merveilles du coffre.
-« Holà, demoiselles ! Ne dilapidez point mes emplettes ! Chacune aura son dû ! »
Le jeune homme entreprit la distribution de ses cadeaux :
-« Un ruban d’or du lointain Bozisha-dar, pour l’aînée de mes princesses ! »
Chiadha s’inclina en une gracieuse révérence en recevant l’offrande.
-« Une dentelle des fleurs immortelles du Sampar, pour l’impatiente cadette ! »
Darna se saisit sans plus de façon du fin travail, en parant sa chevelure flamboyante devant le miroir de la grand-salle.
La distribution continua, comblant chaque espérance d’une manière inattendue mais délicatement adaptée à chaque jeune fille.
Lorsque Meara la gourmande reçut un couvert d’argent des collines du levant, la benjamine Leana jeta un coup d’œil envieux au fond du coffre. C’était son tour et il restait le gros sac mystérieux ! Son demi-frère annonça avec emphase, en lui tendant le sac, qui contenait des cubes de bois :
-« Les runes magiques des nains des lointains Monts du Fer, pour que notre petite dernière acquière les lettres d’une jeune fille à marier! »
Leana perdit d’un coup son enthousiasme. Elle était si déçue, qu’une boule amère se forma dans sa gorge. Jusqu’alors, elle n’aurait même pas su dire ce qui lui aurait fait plaisir. Son grand frère chéri, qui avait accompagné son enfance avec tant de sollicitude, avait toujours deviné ce qui la comblerait. Encore une fois, il avait trouvé : elle voulait être grande. Grande, pour être libre. Mais ce cadeau la glaçait : au prétexte de la tirer de l’enfance, il la cantonnait au mariage…
La jeune fille ravala son dépit en hoquetant. Son destin annoncé se déroula devant ses yeux embués comme une route bordée de falaises infranchissables : fille d’ogre, elle ne quitterait sa dépendance que pour celle d’un petit seigneur. Le baronnet, contre une dot conséquente et l’obéissante abnégation de toute sa vie de femme, effacerait par son nom celui de l’infamante lignée ogresque. Sans doute faudrait-il à Leana réprimer la nature sauvage de cette lignée, pour ne pas succomber à la tentation de renouer avec les crimes les plus honnis des hommes, ou tout simplement sa soif de liberté.
Elle rugit son désespoir en secouant sa crinière rousse - tout ce qu’elle désirait, c’était chevaucher un peu, libre comme son frère. Au lieu de cela, il l’assujettissait par des cadeaux odieux. Leana s’enfuit en pleurant.
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L’ogre et sa femme tinrent conseil. La petite dernière leur causait bien du souci. L’ogre luttait chaque jour pour regagner un peu de l’humanité que son destin lui déniait. Il enrageait que sa progéniture, cette part immaculée de lui-même, fut menacée par l’ennui et ne succombât elle aussi à ses instincts honnis.
Après un débat houleux, l’ogre sortit par une terrible nuit d’orage, chaussant ses hautes bottes et ceignant sa grande hotte.
Lorsqu’il revint, il suspendit dans la haute salle du donjon, une grande cage de fer.
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Au petit matin, il réunit la famille et dévoila sa prise : une bande de petits-nains se terrait au fond de la cage, tentant de se soustraire à la curiosité de la maisonnée.
-« Voici des lunes que ces nains errants transgressent les limites de ma propriété, fouillant mes mines sans octroi aucun. Aujourd’hui ils répondent sur leur vie pour avoir bafoué mon droit et mon autorité !
- Oh, comme ils sont petits !
- Regarde ! Celui-ci a une barbe fourchue !
- Voulez-vous bien écouter votre père ?
- Hum, hum ! Je leur assigne donc une pénitence : distraire ma petite dernière ! Voici tes jouets, ma chérie ! »
La benjamine leva un regard éberlué vers son gigantesque père, supputant ses motivations – étaient-ce là des maris palliatifs, en miniature ? - tandis que ses sœurs récriminaient en chœur :
- « Quoi ? Nous aussi, on veut être distraites !
- Tout pour elle ? Je pourrais pas y goûter ?
- Ils ne sont pas à manger ! », rugit l’ogre avec une violence qui démentait l’encourageante humanité de ses propos. Il corrigea aussitôt avec plus de mesure :
- « Enfin, s’ils sont sages ! D’ailleurs, il y a une règle d’or : Un seul pourra sortir de la cage à la fois ! Il est interdit de jouer avec plusieurs compagnons ! Ce serait mal ! Cela les empêchera de penser à s’enfuir. D’ailleurs, cela évitera aussi que tu te lasses trop vite… »
Leana n’aurait jamais imaginé se voir offrir un être vivant avant ses sœurs – alors toute une cage ! Son embarras l’empêcha d’imaginer sur le champ toutes les distractions qu’elle pourrait en tirer. Mais ses sœurs semblaient avoir des idées précises sur ce sujet, et ne manquèrent pas de les exposer avec une pointe d’aigreur ou une jalousie manifeste.
Aussi la benjamine remercia-t-elle chaleureusement son père, non pour l’à-propos du cadeau, mais pour la grisante sensation de puissance que lui procurait ce monopole. Elle fit suspendre la cage dans sa chambre et son père lui en confia solennellement la clé…
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Toute la matinée, Leana étrenna ses nouveaux jouets, les contraignant à tenir des rôles que les petits-nains trouvèrent particulièrement dégradants. Pour le déjeuner, elle fit monter un repas et joua à la dinette : elle présidait une table royale, tandis que les convives – de leur cage - se relayaient pour louer sa grande intelligence, sa ruse et l’éclat de sa personnalité et lui narrer des contes distrayants. Attirées par ses éclats de rire, parfois outrés, ses sœurs lui faisaient de fréquentes visites, mais les jalouses se trouvaient éconduites quel que soit le motif invoqué.
En début d’après-midi, Leana enrôla le plus grognon de ses jouets pour des tours de force et d’adresse. Comme le coquin renâclait, il reçut une taloche qui l’envoya s’assommer contre le manteau de la cheminée. Lorsque la petite se rendit compte que le jouet ne bougeait plus, elle se mit à pleurer de dépit. Ce boucan s’ajoutait aux protestations des nains qui vociféraient dans leur cage.
Attirées par le tapage, Chiadha et Darna firent irruption sur le lieu du crime :
-« Voulez-vous bien vous taire ? Tout le château fait la sieste !
- Ouinn, Il veut plus bouger !...
- Forcément, là, il va marcher beaucoup moins bien ! (3)»
En effet, le pantin barbu gisait à terre, une grosse bosse sur la tête. Sa courte jambe présentait un angle improbable et disgracieux.
- « Voilà ! La journée ne s’est pas écoulée, que tu as déjà cassé ton jouet ! Tu n’as pas honte ? C’est fragile, les jouets ! » s’exclama l’aînée scandalisée.
Les nains redoublèrent leurs protestations. Avec un regard sournois, Darna ajouta négligemment :
- « Père va être furieux ! Ta punition sera terrible… »
Elle laissa la petite s’épouvanter pendant quelques instants, sous le regard réprobateur de l’aînée. Puis elle entrouvrit la porte du salut :
- « Tu devrais commencer par le réparer…
- Comment on fait ?
- C’est assez compliqué, et très long… mais je pourrais t’aider… si bien sûr c’était mon propre jouet… »
La benjamine posa un regard sombre et cauteleux sur sa sœur calculatrice et malhonnête. Mais la rouerie avait soumis la culpabilité, qui capitula rapidement :
- « Tu peux bien avoir celui-là, de toute façon il est cassé… »
Darna ranima le nain amoché, redressa sa jambe et l’immobilisa malgré ses hurlements. Enfin elle lui administra une goutte d’hydromel qu’elle avait chapardé. Elle lui fit réintégrer la cage, où ses compagnons le recueillirent dans un profond silence accusateur. Un vieux nain toisait les jeunes ogresses avec mépris, une flamme de haine vacillant au plus profond de son regard sombre.
- « Hou, qu'il est vilain ! Quels petits yeux furibards !
- Hum, mais il a l'air très énergique et volontaire. J'aime bien ce grand nez turgescent!
- Oh, toi, le jour où tu aimeras un garçon pour sa conversation !
- Tu en as sans doute un meilleur usage ? Moi oui ! Tu me le laisses, sœur chérie ?
- Qu'est-ce que tu veux en faire ?
- Il va besogner mon petit moulin ! Chaque fois que j'en aurai le désir, il m’allumera les étoiles ! Les nains sont réputés pour leur endurance extraordinaire…"
Les gloussements scandalisés et complices de ses aînées agacèrent Leana encore plus que d’ordinaire – la petite sentait combien, de façon viscérale et confuse, ces rires et ces regards entendus l’excluaient de l’âge adulte. Elle en conçut une rancœur terrible, sans se rendre compte que c’était précisément là que la sournoise Darna voulait la mener.
Après d’âpres négociations, qui rameutèrent la fratrie toute entière, il fut donc convenu que les nouveaux jouets seraient partagés entre toutes les sœurs, mais la benjamine exigea en retour, qu’on l’admît dans le « cercle des grandes ».
Ainsi fut fait.
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Darna, étendue sur son grand lit à baldaquin, contemplait de scintillantes étoiles voyager, accrochées à son dais. Un petit-nain vindicatif et barbu courrait, enfermé dans une roue sans fin, animant le manège enchanté qui projetait ces merveilles.
Sa petite sœur, mi-boudeuse, mi-désoeuvrée, balançait ses jambes du haut d’un tabouret, en regardant les nains emprisonnés terminer leur repas :
-« Qu’est-ce qu’on fait, aujourd’hui ?… Ça sait faire quoi de rigolo, les nains ?
- Plein de trucs excitants... C’est petit et habile de ses mains… Ça se faufile partout… »
Leana coula un regard soupçonneux à la cadette, qui continua ses minauderies :
-« Y’a bien un truc que j’ai toujours voulu voir… mais Père ne nous laisse pas y entrer… »Bien sûr, il n’en fallait pas plus pour éveiller l’intérêt de la petite :
-« C’est quoi ?
- Ne me dis pas que tu n’as jamais eu envie de voir ce que Père tient caché dans sa resserre ?
- Tu sais qu’on n’a pas le droit…
- Justement… Ce doit être vraiment terrible ou inestimable… En tout cas c’est là qu’il range ses précieuses bottes ! »
Dans leur cage, déconfits, désabusés et hargneux, les petits-nains épiaient en affectant un air d’indifférence et de résignation, retranchés dans les zones d’ombre de leur prison. Pourtant la perspective du trésor de leur tortionnaire avait enflammé le cœur des plus combatifs. L’un des jeunes, fluet et volubile, montra son visage dans la lumière qui filtrait entre les barreaux :
- « On me nomme Trarim, cambrioleur de son état, et ouvrier des basses-oeuvres des jeunes filles esseulées…»
L’éclat rebelle et licencieux qui animait la prunelle du petit-nain sut s’accorder aux humeurs indociles et au tempérament dissident de la belle Darna. Elle passa une langue gourmande sur ses crocs et s’approcha de la cage, provoquant le reflux des autres nains dans leur prison :
-« Et que vais-je faire de toi ?
- Je puis trouver moyen de t’introduire dans la resserre… », répondit le petit-nain d’un air entendu.
- « La cabriole avec un cambrioleur ? Je crains qu’il manque la bonne clé à ton trousseau… »
Le nain se renfrogna, comme un amoureux éconduit :
- « Alors il vous faudra imaginer une récompense à la hauteur du péril… »
Leana protesta, sentant bien qu’une fois de plus, on ne lui disait pas tout. Mais la transaction fut conclue : Trarim déroberait la clé de la resserre et la remettrait à Darna, contre une récompense que l’on ne nomma pas devant elle.
La benjamine soupçonnant quelque entourloupette, elle se promit d’être de la partie.
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Couple improbable, les deux conspirateurs progressaient à pas de loups dans les couloirs du donjon. Darna la magnifique prétendait parader, parée de sa traîne parsemée de fleurs immortelles du Sampar. Trarim suivait servilement, soutenant la traine comme un chérubin de salon.
-« Je vous conseille de respecter votre part du marché », grondait le petit-nain, avec un regard oblique vers les chevilles dénudées de l’ogresse.
-« Commence par te montrer à la hauteur ! Alors seulement tu mériteras la faveur de mes appétits ! », rétorqua la jeune fille avec un regard langoureux.
Ils s’arrêtèrent devant une porte de chêne à deux battants, haute et large, d’où émanaient des ronflements effrayants. Darna fit mine de saisir la poignée de fer.
-« Un instant je vous prie, l’interrompit Trarim, laissez faire les professionnels ! »
Comme un écureuil, le petit-nain grimpa le long du chambranle, et versa sur les imposantes charnières, quelques gouttes huileuses d’une fiole tirée de sa ceinture. Puis le cambrioleur s’introduisit dans la chambre, pouce par pouce. Ses pieds nus et silencieux l’acheminèrent sans encombre au milieu de la pièce grossièrement carrelée.
Un tronc entier achevait de se consumer dans une cheminée gigantesque. Ses rougeoiments permettaient à peine de distinguer les formes des dormeurs, enfouis sous les épaisses fourrures d’un lit colossal. Mais l’instinct de l’or ne trompait jamais Trarim. En un instant il se glissa jusqu’au siège de la dame, s’y hissa et commença à ouvrir son coffre à bijoux.
-« Pas par là ! », chuchota Darna depuis la porte entrebaillée.
Les ronflements cessèrent brusquement. Trarim abandonna le coffre avec un regard noir et signala à sa complice, en gesticulant furieusement de derrière le dossier du fauteuil, de bien vouloir cesser ce tapage.
Mais Darna reprit de plus belle :
-« La ceinture ! Le trousseau à la ceinture ! La grosse clé ! »
Cette fois l’ogre se mit à marmonner dans son sommeil :
-« Mm… Petit freluquet ! Mm, mm… Une seule bouchée ! Mm… »
Trarim, ivre de colère envers l’inconsciente, quitta sa cachette et fila sous le banc –presque une table pour lui ! -où l’ogre avait jeté ses effets.
Tenaillé par la crainte, il fouilla fébrilement et retira la clé du trousseau. L’ogre se retourna pesamment dans son lit. Fut-il animé d’un sombre ressentiment, ou s’accordait-il une simple précaution ? Avant de s’esquiver, Trarim déposa sous le banc, une fleur immortelle du Sampar, escamotée dans le couloir sur la traine de la belle complice apprentie-cambrioleuse.
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Une fois refermée la porte parentale, Darna accueillit Trarim avec un sourire prometteur. Comme le nain lui décochait un regard noir, elle lui arracha la clé de la main et s’exclama d’un air mutin:
-« Qu’est-ce qu’on attend ? »
-« Qu’est-ce que vous attendez pour faire quoi ? », interrompit une voix pointue et offusquée, de la pénombre au bout du couloir.
Leana s’avança, s’apprêtant à déverser un déluge de blâmes sur les coupables, sans bien savoir ce qu’elle leur reprochait : leurs agissements de conspirateurs, ou de ne pas l’avoir embarquée dans la conjuration…
Darna coupa court, désireuse de ne pas s’éterniser :
-« Très bien, puisque tu tiens tant à faire comme les grandes, suis-nous ! »
Puis elle ajouta d’un ton mi maternel, mi malveillant :
-« Mais es-tu certaine de supporter ce qui te sera révélé ? »
Darna, Trarim et Leana descendirent vers le tréfonds du donjon, jusqu’aux oubliettes. Il y faisait grand froid. Le cambrioleur sentait ses cheveux se dresser sur sa tête, comme si le souvenir de crimes anciens, oublié dans les cachots, venait réveiller leur conscience assoupie.
Devant la porte d’acier de la resserre paternelle, Darna hésita. Elle se composa une attitude magnanime et permit libéralement à sa petite sœur de tourner la clé dans la serrure des interdits.
Les trois conspirateurs entrèrent sous la voute, retenant leur souffle. Des peaux de bêtes sauvages tannées pendaient, suspendues à des crochets de boucher. Lorsqu’ils respirèrent enfin, des volutes de buée s’échappèrent de leurs bouches incapables de proférer le moindre son. Les lieux semblaient figés, dans l’attente du retour du maître.
L’attirail et le costume de chasse de l’ogre gisaient en bonne place dans un coin. Les grandes bottes, graissées de frais, patientaient jusqu’à la prochaine vénerie.
Un peu plus loin, des carcasses s’alignaient sous la voûte. Un lapin de la taille d’un sanglier semblait attendre le cuisinier, empalé sur sa broche. La cadette des ogresses semblait fascinée par la chambre froide, partagée entre l’enthousiasme du chasseur pour un faisandage en règle, et un envoûtement plus profond, comme un appel à l’honneur de sa lignée. Croisant son regard l’espace d’un instant, Trarim se vit rissolant avec une pomme en bouche et du persil dans les oreilles.
Mais ils parvinrent à une seconde porte. Darna et le cambrioleur s’arrêtèrent, savourant dans un regard complice la fièvre de la transgression et l’approche de l’or. Leana, épouvantée par la fascination de son ainée, refusa de l’ouvrir. Mais sa sœur lui arracha la clé des mains, et la petite s’enfuit sans demander son reste. Les complices s’introduisirent dans la pièce forte.
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Lorsque le cambrioleur sortit de cette seconde salle, pris de tremblements, il trébuchait et dut se recroqueviller quelques instants pour rassembler ses forces.Darna sortit à son tour, avec le regard des illuminés. Révélée à elle-même, elle assimilait son destin avec reconnaissance. Poussant un soupir de contentement dans l’air glacé, elle se tourna vers Trarim avec un sourire de gourmandise et de plénitude. Découvrant des crocs de belle taille, elle gronda d’un air coquin en secouant sa crinière rousse :
-« Il manque une fleur à ma traîne, nain lubrique ! »
La belle s’approcha de son complice… et disons simplement que l’on n’entendit plus jamais parler de Trarim.
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Depuis que Darna s’abîmait dans de mystérieuses occupations dans les sous-sols du château, la petite Leana semblait triste. La maisonnée ne retentissait plus de ses révoltes. Elle errait parfois sans raison, le regard vide. Il fallut même que Chiadha nourrît à sa place les nains dans leur cage. Même les prisonniers se demandèrent ce qui n’allait pas.Le nain Broruin, en particulier, semblait nourrir des sentiments de compassion pour la petite Darna. Chiadha, qui s’inquiétait beaucoup pour sa petite sœur, chargea le nain de la consoler.Tous trois passèrent du temps ensemble. Broruin déploya des trésors d’imagination pour distraire sa jeune maîtresse, évoquant les splendeurs des peuples lointains, les subtilités des cours princières du grand sud, les prodiges guerriers des nomades orientaux.
Rien n’y fit.
Ou plutôt, seule Leana resta insensible à l’érudition et à la diplomatie du nain. Chiadha, de son côté, en vint à penser qu’un tel savoir-faire serait d’un grand secours à son père. Pour trouver un mari, il fallait connaitre le monde et ses usages.
Mais comment convaincre son père de s’adjoindre une aide si précieuse ? L’ogre méprisait les nains, et ceux-ci tout particulièrement…
La lumière vint de Leana elle-même. Pour faire taire le bavard qui lui serinait des poèmes en Khuzdul, elle finit par lui ordonner de trouver un mari pour sa grande sœur, comme on demande à un gêneur de trouver une aiguille dans une botte de foin.
Broruin le petit-nain réfléchit longuement. Il imagina demander à être libéré pour partir en quête et sonder les bons partis. Mais les ogresses ne seraient certainement pas dupes de cette ruse grossière… Il gagna donc un peu de temps. Il promit solennellement de trouver un conjoint et interrogea longuement l’ainée des ogresses sur ses propres goûts en matière de mari.
La jeune fille fut confondue par la question. A la vérité, elle n’y avait même jamais songé !
Leana leva les yeux au ciel et laissa l’étonnant couple approfondir la question.
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Quelques jours plus tard, la maisonnée atterrée s’aperçut du départ de Chiadha. Une lettre posée sur le rebord de la grande cheminée du donjon, expliquait qu’un mari s’était proposé, et qu’après tous les efforts de son père pour lui en procurer un, elle ne se sentait pas le droit de le refuser.
L’ogre s’arma pour rattraper le cuistre qui n’avait même pas demandé sa permission. Mais il ne trouva plus ses bottes. Il se précipita malgré tout par les chemins alentours, et revint bredouille.
Quelques semaines plus tard, l’ogre reçut une missive du Seigneur des petits-nains. Il se conduisit en parfait gentillogre et renvoya l’émissaire sans une égratignure – quoiqu’à pied. Cailinn sa Dame lut la lettre et lui apprit que leur fille ainée s’était enfuie avec Broruin. Ils avaient trouvé refuge auprès du clan des nains et s’étaient mariés suivant ses règles. Le roi sous la montagne espérait que cette union scellerait la paix et permettrait de racheter les otages que l’ogre n’avait pas encore mangés.
Dans son désir de s’amender, l’ogre envoya sagement son beau-fils pour négocier. Le roi fit des difficultés pour ses sujets trop vieux ou impotents, mais Armac négocia une belle rançon, et les nains furent libérés – enfin presque tous. Le roi ne voulut rien débourser pour racheter le cambrioleur Trarim, ce qui arrangea tout le monde, puisque ce personnage douteux, jugé indésirable par les siens, s’avérait introuvable au château !
Chiadha fut présentée à sa belle-famille, comme une princesse pourchassée par sa marâtre jusqu’au fond des forêts, et que son sauveur avait ramenée en son foyer. Mais la jeune épousée mesura bien vite que, si les petits-nains ont un sens très développé de la famille et du clan, l’or et les joyaux sont leur véritable amour. Pourtant, révélée à son destin, elle se consola en reportant son affection sur ses très nombreux enfants. Car on raconte qu’elle se plia aux coutumes des petits-nains, chez lesquels, faute de femmes assez nombreuses, les frères épousent souvent la même femme.
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Au château de l’ogre, on pavoisa ostensiblement. C’est qu’on avait réussi à marier l’aînée ! En outre, la richesse circonvenant bien des refus horrifiés et catégoriques, plusieurs autres mariages étaient en vue…
Certes, la cadette semblait emprunter une autre voie... Et les prétendants n’étaient pas tous aussi reluisants qu’on eût pu le souhaiter. Mais enfin, l’ogre semblait se rapprocher de sa rédemption.
Ainsi naquit la légende selon laquelle quelques nains étaient parvenus à s’enfuir du château de l’ogre. Ils auraient réussi cet exploit en obtenant les bonnes grâces des filles de la maison après leur avoir rendu d’inestimables services intimes, par leur astuce et leur endurance proverbiales ! Je vous laisse à penser ce que la grivoiserie populaire fit de cette histoire…
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Mais il est vrai que suite à la capture des nains, les filles de la maison - chacune à sa façon - s’étaient sagement abandonnées au destin écrit pour elles.
Sauf une.
La dernière, la petite Leana, redoubla ses colères et ses révoltes. Les nains n’avaient eu aucun effet sur elle.
Une nuit, elle s’enfuit du château. Elle ne laissa pas de lettre. Elle ne laissa pas non plus de nain, car elle eut pitié de celui qu’elle avait estropié dès le premier jour, et que la rapacité de son roi avait abandonné.
Leana chaussa les bottes de son père qu’elle avait volées ce fameux soir et se forgea un destin inédit, refusant tant la sauvagerie de sa lignée, que l’asservissement du mariage.
Le petit-nain estropié tenta bien de la circonvenir, de la culpabiliser pour lui soutirer quelque avantage, mais il fut promptement déposé aux portes de la montagne de son peuple. Leana lui expliqua qu’elle ne saurait, contrairement à ses sœurs, se laisser « révéler son destin » par personne d’autre qu’elle-même.
La jeune fille échappa donc, la première, à la prédestination conjugale comme aux malédictions héréditaires.
Quant à ce qu’il advint d’elle… à vous de l’imaginer !
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A l’auberge de l’oie saoule…
Bonim le nain expose ses trésors. Ses petites figurines d’ivoire représentent de jolies femmes minces aux mèches sinueuses, mais leurs yeux de chat et leurs canines leur confèrent un air un peu inquiétant aux yeux des bourgeois de Thalion. Ces statuettes dépeignent les mille facettes d’une déesse de l’orient lointain, princesse des meutes chasseresses et du renouveau printanier.
Mais dorénavant, par l’astucieuse faconde de notre bonimenteur ambulant, il s’agira, dans l’esprit de tous, de figurines de jeunes ogresses, taillées dans les crocs de leur père ! Les figurines évoquent désormais toute l’ambivalence féminine, alliant les vertus du foyer à toutes formes d’appétits, dans l'imaginaire du public masculin de l'auberge !
L'habile nain Bonim peut maintenant faire monter les enchères : les riches bourgeois un peu rassis ont bien besoin de rêver…
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NOTES
1- Il s’agit de l’hiver TA 2758-2759 (Datation de la Comté 1158-59), tristement célèbre, qui réduisit Eriador à la famine (Année de Disette).
2- Jules Renard
3- Hommage au film Le corniaud. Réplique de Bourvil.