La maraude du Vieux Touque

Chapitre 55 : La chute - Coup de maître

2417 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 07/04/2020 02:15

Le magicien monta quatre à quatre les marches en colimaçon qui le séparaient d’une réserve située au niveau de la voûte de la grande salle. Il s’était approprié cette remise isolée, lorsqu’il avait passé son temps en mystérieux préparatifs autour de la haute voûte. Les murs du réduit vrombissaient de rugissements sauvages alors que le duel des sauriens se poursuivait en-dessous, sans pitié. Sur une tablette de pierre étaient disposées quatre mèches de couleurs différentes. Les yeux brillant d’une détermination intense, Gandalf leva son bâton et y mit le feu en déclamant :

– Amlug Ûr-dangen ! 1

Aussitôt des flammèches colorées s’embrasèrent sur les quatre mèches, qu’elles consumaient à des vitesses différentes, rappelant des gueules de dragon broyant frénétiquement le néant.

– Puissent les deux rois se réconcilier autour de vos ossements ! lança-t-il avant de s’éclipser.

Il dévala l’escalier et rejoignit Bera dans le couloir qui menait aux anciens ateliers. La grande ourse usait de tous les moyens pour empêcher les nains valides de courir sus aux dragons. Gandalf dut user de sa voix de commandement pour leur faire entendre raison.

C’est alors que le sol se déroba sous leurs pieds, projetant les nains sur leurs camarades hors de combat – la roche autour d’eux gronda durant quelques secondes, qu’ils crurent une éternité. Aveuglés et asphyxiés par la poussière de roche en suspension dans l’air, assourdis par le fracas de l’explosion, déstabilisés par les vibrations qui persistaient, les nains crurent leur dernière heure arrivée. Gandalf lui-même se demanda un instant si son feu d’artifice n’avait pas déclenché l’éruption du vieux volcan.

Mais le vacarme s’apaisa et après quelques minutes d’un profond silence, l’air redevint respirable. Les valides s’employaient à ranimer les autres, lorsque les dúnedain, couverts de poussière et tirant leurs mules dont les pattes flageolaient, débouchèrent par une avenue menant aux avant-postes occidentaux. Ils déclarèrent qu’ils avaient perdu deux mules et que les plans étaient inutilisables car des pans entiers de tunnel s’étaient effondrés. En l’absence d’Arathorn, Gandalf prit la direction des opérations, sans leur laisser le temps de se disputer :

– D’une façon ou d’une autre, nous devons rejoindre l’entrée, soit pour sortir, soit pour nous barricader ! En avant !

Après les premiers soins aux blessés, ils les chargèrent sur les montures débarrassées de leur fardeau et s’aventurèrent dans les galeries des vieilles forges, encombrées de roches tombées au hasard.

.oOo.

Lorsque l’explosion se produisit dans la voûte d’apparat, Thráin et Arathorn se trouvaient étendus inconscients au milieu d’une salle latérale, bien éclairée par un puits de lumière. Aux grands jours de Barum-Nahal, des banquets somptueux avaient dû y être donnés. Plusieurs conduits d’aération et d’éclairage y aboutissaient – le hobbit était évanoui sous une pile de gravats tombés de l’un d’eux. Depuis la salle du trône, on y accédait par un court passage sous une arche de deux toises de hauteur. Si cette pièce est ici qualifiée de petite, c’est que sa voûte ne dépassait pas vingt pieds de hauteur. Scorba eût été contraint de replier ses ailes pour y pénétrer. Quant à Corlagon, sa stature de vieux dragon rassis et bouffi l’aurait contraint à quelques reptations pour propager son énorme panse par le passage, à peine plus large que haut.

Le souffle de la déflagration avait projeté Thráin et Arathorn sur le mur qui faisait face à l’ouverture menant à la salle d’apparat. Puis l’éboulement avait déroulé ses coups de tonnerre. Un râle atroce avait prolongé le séisme, dans d’épais nuages de poussière, jusqu’à s’éteindre en un silence de mort.

Le dúnadan et le nain, tirés de leur torpeur, remuèrent lorsque les fumées commencèrent à se dissiper. Mais le feu qui habitait Thráin, porteur du Naugwar Mithmirion et de l’anneau de Thrór, surpassait la soif de grandeur d’Arathorn.

Le nain se redressa, les yeux brillants, auréolé d’une foi invincible. Il saisit le bouclier retenu à son baudrier en bandoulière, et courut ramasser sa hache. Au moment où il se retournait, une grande tête d’écailles bleu et argent émergea lentement des volutes dans le passage vers la grande salle. Une des cornes était brisée, à l’autre pendait un lambeau de cuir d’écailles sanguinolentes. Les yeux fendus du grand serpent exhalaient une malice mortelle. Les babines visqueuses écumaient de fiel et frissonnaient de fureur – ou que pouvaient être ces spasmes ?

La haine viscérale du nain alluma sa colère à la vue de son ennemi. Thráin sembla grandir alors qu’il s’avançait en fendant les volutes de poussière, sous un rayon de lumière.

– Roi sous la Montagne ! éructa Scorba d’un air dédaigneux. Il en faut plus qu’un colifichet de Doriath ou d’Eregion pour introniser un Roi ! J’ai vaincu Corlagon le vieux ! Prosterne-toi devant moi !

– Tu mens, ver immonde, engeance de la mère des charognes ! D’autres que toi l’on abattu par ruse, et tu vas le rejoindre dans le néant !

L’heure était à la curée – le dragon ne répondit pas mais franchit l’arche de frises brisées. Thráin remarqua que la bête souffrait d’une aile brisée, qui pendait lamentablement de son flanc droit jusqu’au sol. Le monstre fit quelques reptations dans la direction du Khazad, assemblant son venin pour en asperger et brûler son adversaire. Le grand nain aperçut alors, à la faveur d’une ondulation du dragon, sa queue sectionnée aux deux tiers et perdant un sang noir. La bête avait l’intention d’en finir rapidement mais elle était cruellement affaiblie. Ses humeurs empoisonnées empuantissaient tellement l’air poussiéreux de la pièce, que Thráin manqua de défaillir. Le dragon darda un regard malveillant sur le nain :

– Que les tiens te manquent aujourd’hui et à jamais !

Sans que quiconque s’en fût rendu compte, une petite grive s’était introduite par le puits de lumière. Elle avait sautillé jusqu’au dúnadan et grimpé sur son visage, le piquetant jusqu’à obtenir une réaction. Arathorn retrouva ses esprits – lorsqu’il se redressa, une douleur fulgurante le faucha de part en part. Malgré tout, avec une grimace de douleur, il se retourna et rampa dans le dos du dragon vers son épée. Soutenant sa côte fêlée, le dúnadan se releva et brandit son arme qui scintilla d’un froid reflet.

Pendant ce temps le serpent projetait son fiel sur le nain, arc-bouté sur son orgueil. Le bouclier de Thráin fit merveille – une gerbe d’acide éclaboussa en panache autour de lui, comme si un orbe d’or le protégeait à la façon de l’ombrelle d’une demoiselle hobbite. Le nain s’avança alors, prêt à frapper lui aussi.

Maîtrisant difficilement sa douleur, Arathorn assista à la charge du dragon qui lança toute sa masse, crocs en avant. Le bouclier de Thráin, fendu sous le choc et portant encore une dent de Scorba plantée, fut projeté à quelques pieds. Mais le grand nain avait tenu bon ! Le dragon recula, présentant son dos juste devant Arathorn qu’il n’avait pas remarqué. Thráin hurla, ivre de fierté, à l’attention du dúnadan qui levait son épée pour frapper d’estoc, à deux mains :

– N’intervenez pas ! Cette victoire est à moi ! Gloire au seul Roi sous la montagne !

Le grand nain chargea le dragon. Mais il était gêné par la bile fétide et gluante répandue sur les dalles – son coup s’égara, et son bras gauche fut déchiré d’un coup habile de l’horrible gueule !

Arathorn, un instant interdit par l’injonction de Thráin, sentit en lui se mêler au dépit, une étrange langueur, comme si la puanteur du dragon obscurcissait ses pensées, et à travers sa gorge et ses poumons, parvenait jusqu’à ses artères, engourdissant ses membres. Il murmura pour lui-même avec une grimace sardonique :

– Jusqu’où porterez-vous cette gloire solitaire, Roi sous la montagne : au trône ou au tombeau ?

Le dúnadan, figé dans ses pensées, vit le nain à terre, blessé et en mauvaise posture, parvenir à éviter une attaque, puis une autre. Le dragon s’acharnait, mais des spasmes de plus en plus violents secouaient sa carcasse sinueuse : Arathorn, du fond de sa transe immobile, le sut mortellement blessé. Cependant Thráin, pressé par le monstre aux abois, rassembla ses dernières forces et réussit à planter sa hache dans l’œil de la bête ! Le serpent poussa un hurlement, se débattant entre terreur et cécité, lacéra de ses griffes tout autour de lui.

Cet exploit restera à jamais l’un des hauts faits vénérés des longues barbes, mais le grand nain avait besoin d’aide. Dans un rêve éveillé, comme sous l’emprise d’un charme, le dúnadan le vit pressé par son ennemi blessé et tenter de saisir une courte épée à son baudrier. La petite grive, sur l’épaule d’Arathorn, lui mordillait sauvagement l’oreille – enfin il reprit ses esprits. Dans un éclair blanc, il s’avança enfin et trancha les tendons de la monstrueuse patte du dragon. La bête s’effondra dans de terribles soubresauts, que le dúnadan parvint à éviter de justesse, en méprisant sa douleur.

Enfin, prêt à défaillir, Arathorn revint titubant auprès du nain. Il était trop tard. Le Khazad brisé gisait sans connaissance. Dans son agonie, le dragon avait basculé sur son ennemi.

Le rôdeur reprit son souffle, terrassé par la douleur dans ses flancs et le long de ses membres. Alors le dragon parla pour la dernière fois, avec la prescience que donne le souffle ultime, mais sans se départir de sa malice :

– Traître à ton allié, capitaine félon et guide parjure ! Voilà une belle lignée qui prétend régner sur le Nord ! Mais tu seras bientôt délivré de ton fardeau… car il te manquera courage, ténacité et grandeur pour poursuivre tes vœux !

L’insinuation blessante se termina dans un gargouillement obscène. Blême de honte et de peur, pris de haut-le-cœur dans la puanteur du dragon, Arathorn venait d’égorger le monstre.

Retirant son épée fumante, il recula, contemplant les cadavres avec un visage sec et sans expression. La petite grive s’échappa de son épaule. Elle avait repéré Gerry et vint lui prodiguer son attention active, mais le dúnadan était prisonnier de pensées morbides. Pendant de longues minutes, tandis que sa grive s’évertuait à tirer Gerry de son évanouissement, Arathorn médita dans les vapeurs empoisonnées.

Le grand nain s’était montré égal à lui-même, intransigeant, insultant, d’un orgueil exacerbé. Il avait dénoncé formellement leur alliance, allant jusqu’à souhaiter le trépas des dúnedain. On pouvait même dire que Thráin le considérait comme un rival, sinon un adversaire… Tout comme ses pères, il avait succombé à la démesure de l’or et de la puissance, et il était tombé, reniant ses alliés. Dans ces conditions, Arathorn ne devait plus ressentir aucune obligation envers la maison de Dúrin. Ce lignage déchu avait renoncé à ses trésors qui se perdraient, inutiles dans la poussière…

Sans doute le dúnadan aurait-il dû désobéir plus tôt à Thráin et le secourir malgré lui. L’accusation du dragon, évidemment calomnieuse, ne laissait pourtant pas sa conscience en paix. Les sarcasmes du serpent résonnaient encore à son oreille. Lui qui avait patiemment préparé le retour du roi, lui dont les rêves prémonitoires se réalisaient, si proches de l’antique prédiction de Malbeth, manquerait donc de courage au moment de saisir la chance historique de son peuple ? L’alliance naine était vaine, mais le hasard avait remis entre ses mains les instruments du renouveau. Son devoir était de les saisir ! Le dúnadan prit sa décision : les mensonges du serpent seraient dénoncés, il trouverait la force de tirer parti des circonstances et d’atteindre le but de sa vie ! Il s’approcha du nain et lui retira ses deux trésors – l’anneau de Thrór et le Naugwar Mithmirion – les dissimulant dans sa gibecière. Arathorn se recueillit un instant devant la dépouille de son adversaire et allié, puis il s’écarta et quitta la pièce en grimaçant de souffrance.

.oOo.

Notre hobbit, terrassé et oublié, finit par se traîner au chevet de Thráin.

La grâce quittait le visage tiré du grand nain. Par-delà la mort, le moribond semblait perdre toute majesté, dépouillé des trésors de sa maison. Mais ce fut le petit Gerry qui perdit le plus ce jour-là. L’horreur lui avait montré sa face grimaçante, le frappant de plein fouet pour étouffer son âme rayonnante. Témoin de l’odieux forfait de son capitaine, il n’avait pas trouvé la force de protester ! Le souffle coupé par la trahison d’Arathorn et les tripes nouées par sa propre lâcheté, il arrangea un peu le corps et lava comme il put le visage de Thráin. Il sombra dans des pleurs silencieux, contemplant le roi nain mutilé et les lambeaux de ses propres idéaux. Il le veilla jusqu’à la tombée du jour. Puis l’horreur se retira lentement, regagnant ses ténèbres empuanties, prenant pour rançon, implacablement, une partie de la jeunesse de Gerry.

.oOo.

NOTES

1- Que le dragon soit la victime du feu !


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