Aventures loin de son soleil

Chapitre 1 : Le cadeau du destin

Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/01/2012 18:04

 

Le vent soufflant de l’Est fouettait son beau visage, ébouriffant ses longs cheveux bruns ornés de deux fines tresses, ainsi que sa robe de soie mauve, délicatement cousue de fils d’argent brillants. Sa cape voletait derrière elle, retenue par deux magnifiques galons assortis au reste de la tenue. Galopant avec élégance et grâce dans les plaines qui entouraient Cair Paravel, la Reine Susan éprouvait un bien être que seules ses longues balades à cheval lui procuraient. Elle était bien, loin de ses obligations et des chamailleries incessantes de ses frères. Le soleil était à son zénith,illuminant de ses doux rayons la belle nature verdoyante qui s’éveillait lentement d’un hiver glacial et enneigé.Les Narniens généralement n’aimaient pas l’hiver, cette saison où la nature fane et revêt son splendide manteau blanc, où les dryades s’endorment, et où les naïades se retrouvent prisonnières d’une épaisse couche de gel. La froidure ambiante leurs rappelaient dans chaque détail, le siècle précèdent sous la tyrannie de Jadis, aussi connue sous le nom de « sorcière blanche », avant que leurs rois et reines ne viennent les en délivrer. Mais malgré cela, Susan elle, adorait l’hiver. Le froid qui s’engouffre sous ses vêtements et ses capes, le vent, sauvage et tyrannique qui vous  fouette le visage et soulève les jupons, ainsi que les paysages enneigés lui rappelaient indéniablement son Angleterre natale, où elle avait laissé ses parents dans une guerre sombre et destructrice. Les reverraient-elles un jour ? Seul Aslan le savait.

Afin de laisser à son beau destrier baie le temps de reprendre son souffle et de s’abreuver, elle s’arrêta sur le rivage d’un petit cours d’eau peu profond, où étaient visibles de petits bardeaux qui nageaient vivement, luttant inutilement contre le courant trop fort. Profitant de ce bel après-midi de printemps, elle s’allongea sur l’herbe et ferma les yeux, le visage baigné dans le doux soleil narnien, ses cheveux formant une auréole de brun doré autour de sa tête, lui donnant un air de sainte. Le délicat son de l’eau glissant dans le lit de la rivière arrivait jusqu’à ses oreilles, parsemé de ci de là, par le piaillement des oiseaux qui habitaient la forêt. Elle était sur le point de s’endormir, lorsqu’un bruit inhabituel attira son attention. On aurait dit qu’un arbre s’écroulait de toute sa longueur sur le sol. Retournant vivement la tête, elle ne remarqua que la lumière pâle qui brillait entre les arbres et qui lui permit de confirmer ses soupçons. Il se passait quelque chose à l’orée du bois. Avançant doucement, elle s’approcha de la source des rayons, qui faiblissaient à vue d’œil, laissant apparaître une pierre d’un blanc immaculé. Une brume sinueuse flottait sur l’endroit ; des fumerolles paraissaient sortir de la pierre.Susan se figea un long moment, les sens en alerte. Mais, alentour, tout était immobile. Seule la brume se déplaçait pesamment. Aucune pierre n’était, naturellement, aussi bien polie que celle-ci. Sur la surface blanche ivoire, de petites veinures d’or dessinaient comme une toile d’araignée. Délicatement, la douce reine la prit dans les mains, l’inspectant sous toutes ses coutures. La pierre était froide et lisse sous les doigts de la jeune femme, semblable à de la soie rigide. De forme ovale, elle devait mesurer une trentaine de centimètres, et semblait curieusement légère pour un spécimen de cette dimension. Susan la trouva à la fois magnifique et inquiétante. D’où venait-elle ? Comment était-elle arrivée ici ? Une pensée encore plus troublante l’effleura : la pierre, s’était-elle retrouvée là par hasard … ou exprès, pour qu’elle la découvrît ? Des histoires du temps de Jadis, elle avait appris au moins une chose : il ne fallait jamais traiter la magie – ni ceux qui s’en servaient – à la légère. Et cela même si elle se manifestait sous la forme d’une pierre ! Curieuse de nature, elle tapota légèrement sur le dessus de celle-ci, qui émit un délicat son rond. La pierre était creuse, ce qui était fort étrange. Revenant vers son cheval, elle installa sa mystérieuse trouvaille devant elle, et galopa à vive allure jusqu’à son palais.

Elle avait pour habitude, contrairement à ses frères et sœurs, de toujours s’occuper elle-même de Briam, son pur-sang à la robe sombre, alors que les autres laissaient aux palefreniers du palais le bon soin de leurs montures. Mais aujourd’hui, les faunes chargés des écuries, virent arriver au grand galop leur souveraine, qui leur laissa précipitamment son cheval essoufflé et écumant, avant d’entrer à toute vitesse dans le palais, intégrant de suite la sécurité et le secret de sa chambre.

Elle arriva essoufflée et ferma la porte, la verrouilla, avant de venir poser, délicatement toujours, la gemme sur son lit brodé majestueusement de fin fils d’or. Elle l’observa longtemps, cherchant dans sa bibliothèque personnelle un livre qui pourrait la renseigner quant à cette pierre qui lui était apparue magiquement à l’orée de sa forêt. Vivant depuis maintenant six ans à Narnia, Susan ne doutait pas le moins du monde que sa provenance fut magique. Peut-être Aslan lui-même lui avait-il envoyée ? 

Malheureusement,rien ne put lui permettre d’en savoir plus sur elle. Tout n’était que brouillard dans son esprit. Epuisée et impuissante, elle cacha la pierre dans une boîte sous son lit avant de descendre dîner avec ses frères et sa sœur, affamée, puisqu’elle avait sauté le déjeuner, ce qui n’alarma pas les autres souverains, puisqu’ils connaissaient la passion de leur sœur pour l’équitation, et qu’ils la voyaient souvent manquer un quelconque repas, trop occupée à galoper dans les plaines ou à s’occuper de son cheval qu’elle affectionnait tant. Mais ce mystérieux objet l’intriguait à tel point qu’elle ne voulut pas le partager avec les autres, gardant jalousement son secret, bien caché sous son lit.

Elle n’en parla à personne, et restait enfermée dans ses appartements cherchant vainement une quelconque information, si futile soit elle.  Son étrange comportement commença à inquiéter la fratrie royale, car, bien qu’habitués à voir leur sœur absente et solitaire, ils ne manquèrent pas de remarquer Briam, qui s’ennuyait à l’écurie depuis de nombreux jours. Lucy, la sœur cadette de Susan décida un jour de venir la retrouver dans sa  chambre, qu’elle ne quittait guère que pour partager leur repas. Elle toqua délicatement à l’imposante porte de bois, et attendis patiemment que sa sœur vienne lui ouvrir. Elle entendit des pas, une serrure qui tourne, deux serrures qui tournent, trois serrures qui tournent. Pourquoi Susan se barricadait-elle ainsi ?

« -Oh Lucy c’est toi ! S’exclama Susan dans un faux sourire que sa sœur ne manqua pas de remarquer. Et bien parle, qu’y a-t-il ?

-Puis-je entrer ? Demanda Lucy

-Eh … Oui, oui, bien sûr, rentre je t’en prie. »

Lucy passa le pas de la porte, et la vue qui s’offrit à elle l’estomaqua. La chambre de Susan ressemblait plus à un champ de bataille qu’à une véritable suite royale. Des robes, des bas, des capes jonchaient le sol, se superposant, s’entremêlant. Susan, sa sœur d’habitude si ordonnée, qui ne manquait jamais de la rappeler à l’ordre lorsqu’une brosse ou un bracelet traînait dans sa chambre, cette même sœur vivait dans un taudis semblable … à la maison de Tumnus ! Elle regarda sa sœur, choquée devant une telle vision. Susan baissa la tête.

« -Oui, eh en fait, j’ai quelque peu négligé le rangement ces temps-ci. Elle avait parlé si bas que Lucy eu beaucoup de peine à l’entendre.

-Un peu ?? Mais enfin Susan ! Regarde autour de toi ! Même les écuries sont plus propres ! S’exclama-t-elle. »

Pour seule réponse, sa sœur baissa les yeux lamentablement. Furieuse, Lucy quitta précipitamment la chambre, sans entendre l’appel que Susan lui lança. Elle courut vivement jusqu’au bureau du plus grand de ses frère. Elle ouvrit la porte brusquement, sans même prendre le temps de toquer. Peter et Edmund, qui se trouvaient justement dans ledit bureau, sursautèrent face à une telle arrivée.

« -La vache Lucy ! Tu nous as foutu une de ces trouilles ! S’exclama Edmund.

-Ah Edmund, tu es là aussi, tant mieux. Mes frères, l’heure est grave, il faut absolument que nous nous entretenions au sujet de Susan.

Peter ne put réprimer son sourire face à l’air si solennel que Lucy prit pour s’exprimer ainsi à eux, dans leur intimité, ce qui exaspéra cette dernière au plus haut point.

-Ça te fait rire Peter ? Et bien pas moi ! Voyez-vous, commença-t-elle, je viens juste de sortir de la chambre de notre sœur, celle qui, au passage, saute un repas, si ce n’est deux par jour. Cette chambre, puisse-t-on encore appeler ça une chambre, ressemble plus aux écuries qu’à une véritable chambre ! C’est un vrai tas de fumier qui jonche le sol !

Devant le manque de réaction de ses frères, qui était plongés dans des affaires concernant le royaume beaucoup plus important que l’état de la chambre de leur sœur, Lucy explosa littéralement.

-MAIS ENFIN CA NE CHOQUE QUE MOI ??? SUSAN ! NOTRE SŒUR ! ELLE QUI RANGE TOUJOURS TOUT DERRIERE NOUS ! ELLE QUI NOUS REPROCHE D’ETRE SI DESORDONNE ! CETTE MEME SŒUR NE RANGE PAS LA PIECE DANS LAQUELLE ELLE PASSE CES TEMPS-CI LE PLUS CLAIR DE SES JOURNEE !!! MAIS ENFIN REAGISSEZ !!! ELLE SE LAISSE ALLER ! Elle ne va pas bien Peter !

Elle avait prononcé cette dernière phrase presque comme une supplique. Elle voulait faire réagir ses frères quant à l’urgence de la situation.

-Pas la peine de te mettre dans des états comme ça Lu’, dit calmement Peter, il y a certainement une explication. Susan a déjà eu des périodes comme ça, où le moral n’était pas au plus haut.

-Certes, admit-elle, mais généralement, pour remédier à ce mal, elle part faire de longues balades à cheval, seule avec sa liberté. Or, ai-je été la seule à remarquer que Briam est constamment aux écuries ?

-Non, tu n’es pas la seule … Dit Edmund. Vous pensez que cette fois c’est plus grave ?

-Je ne sais pas, avoua Peter, le mieux serai sûrement de lui en parler.

-Je vais bien.

Tous sursautèrent et se retournèrent. Susan se tenait dans l’embrasure de la porte, droite, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres.

-C’est adorable de vous inquiéter pour moi, mais je vais bien. La vérité, c’est que ma fierté m’a interdit de vous dire que je m’étais blessée lors de ma dernière chevauchée, et que du coup, j’attendais un peu avant de remonter. Vous voyez, rien de bien grave !

Susan priait mentalement pour que ce petit mensonge passe tout seul. Et apparemment cela fut le cas, car de légers sourires naquirent sur la bouche de chacun.

-C’est donc pour cela que tu ne t’es pas occupée de Briam la dernière fois ! S’exclama Peter

-Tu as mal ? S’enquit tout de suite Lucy.

Susan rougit devant tant d’attention, qu’elle ne méritait pas. Apres tout, elle leur mentait lâchement.

-Je vais  bien Lucy, et oui Peter, c’est pour cela. »

Finalement, tous partirent dîner en famille, avant de se souhaiter bonne nuit, et de retourner respectivement dans leur chambre. Lorsqu’elle franchit le seuil de la sienne, Susan se mit de suite à ranger le capharnaüm qui l’entourait. Lucy avait raison, c’était un véritable taudis !

Une bonne heure plus tard, lorsque l’on put (enfin) voir le parquet en chêne massif, elle sortit la boîte de sous son lit, et en sortit délicatement la pierre, qu’elle posa sur son secrétaire. Elle alla ensuite replacer la boîte sous son lit. Elle s’installa à son secrétaire près de trois outils. Elle prit d’abord un maillet de bois, dont elle se servit pour tapoter légèrement la pierre. Celle-ci résonna avec douceur, presque avec délicatesse. Satisfaite, elle empoigna le second outil, un lourd marteau au manche de cuir. Un son lugubre s’éleva lorsque Susan frappa. Alors elle s’empara d’un petit poignard. La lame métallique n’écorcha, ni ne raya la pierre, mais elle produisit le son le plus clair de tous ceux qu’avait émis la pierre jusque-là. Quand la dernière harmonique s’évanouit, un faible couinement se fit entendre.

La pierre est creuse, se rappela Susan. Il se peut qu’un trésor s’y cache. Le seul problème, c’est d’éventrer la gemme. La personne qui l’a polie devait avoir une bonne raison de le faire. Quant à celui qui a envoyé la pierre à l’orée de la forêt, il n’a pas pris la peine de la récupérer … à moins qu’il ne sache pas où elle est. Mais un magicien assez puissant pour envoyer sa pierre par les airs serait forcément capable de la retrouver. Cela signifie-t-il qu’elle m’était destinée ?

La jeune fille n’était pas en mesure de répondre à sa question. Elle se résigna à laisser ce mystère insoluble pour le moment, remit les outils à leur place, laissa la pierre sur son secrétaire et regagna son lit, épuisée.

En pleine nuit, Susan fut réveillée en sursaut. Elle croyait avoir entendu un bruit suspect ; pourtant, tout était calme. Peu rassurée, elle glissa la main sous son matelas, et referma les doigts sur le manche de son couteau. Elle attendit quelques minutes, puis, peu à peu, sombra de nouveau dans le sommeil. Un couinement troubla le silence, réveillant la reine une seconde fois. Elle empoigna son couteau et se leva. Elle alluma une bougie à l’aide d’un briquet à amadou et s’assura que la porte de sa chambre était bien fermée.

Elle s’assit au bord de sa couche, et se frotta les yeux pour chasser la fatigue. Un autre couinement s’éleva. La jeune femme tressaillit violemment. D’où le bruit pouvait-il venir ? Pas des murs ou du plancher : ils étaient en bois massif. Son lit aussi. Quant à son matelas, elle se serait rendu compte si, durant la nuit, un animal s’était faufilé. Ses yeux errèrent dans la pièce et s’arrêtèrent sur la pierre. Elle la prit dans ses mains et la caressa machinalement tout en examinant les recoins de sa chambre. C’est alors qu’un troisième couinement lui vrilla les tympans et fit vibrer ses doigts.  Ça venait de la pierre !

La pierre ne lui avait rien apporté, sinon des sentiments mêlés de frustration et de colère. Et voilà que maintenant elle l’empêchait de dormir ! Insensible au regard incendiaire de Susan, la gemme continuait de couiner sporadiquement. A un moment, elle poussa un cri plus fort que les autres ; puis le silence retomba. Susan la reposa sans ménagement, et elle retourna dormir. Le secret de la pierre, quel qu’il fût, patienterait bien jusqu’au matin !

Derrière la fenêtre de la chambre, la lune se découpait encore dans le ciel lorsque la jeune femme se réveilla. Sur son secrétaire, la pierre était agitée de soubresauts, butant contre le mur. Une lueur argentée émanait de sa surface. Elle bondit hors de son lit, son couteau à la main. Le mouvement cessa, mais elle resta sur ses gardes. Peu après, les secousses et les cris reprirent de plus belle. Susan commença à s’habiller en jurant. La pierre avait peut-être une immense valeur ; elle s’en moquait désormais. Sa décision était prise ; elle allait l’emporter loin d’ici et l’enterrer. A cet instant, la gemme se tut. Frémit. Dégringola par terre dans un craquement. La reine recula vers la porte, inquiète, tandis que la pierre roulait vers elle. Soudain, une fissure apparut sur la surface. Puis une autre craquelure. Puis une brèche. Fascinée, Susan s’avança sans lâcher son couteau. Sur le dessus de la pierre, à l’endroit où toutes les zébrures se rejoignaient, un morceau se souleva, resta suspendu dans les airs, comme en équilibre, puis tomba au sol. Après une nouvelle série de couinements, une petite tête noire émergea du trou, suivie par un corps curieusement plié. Les doigts de Susan blanchirent sur le manche de son poignard. Elle s’efforça de ne pas bouger du tout. Bientôt, la créature s’extirpa totalement de sa prison, se figea un instant, puis fit quelques pas dans le halo lunaire.

Susan la regardait, les yeux exorbités, sous le choc. Devant elle, en train de se débarrasser de la membrane qui l’enveloppait, se tenait un petit cheval. Un cheval dans un œuf !

Le corps du cheval était à peine plus grand que l’avant-bras de la reine. Pourtant, l’animal avait une allure altière, digne ; et son pelage était d’un noir profond. Au premier mouvement que fit Susan, la tête du cheval se tourna vers elle. Un regard bleu acier la cloua sur place. Cependant, la créature se désintéressa bien vite de son hôte, et a elle entreprit d’explorer la pièce d’une démarche encore maladroite, poussant de légers gémissements lorsqu’elle se heurtait à un mur ou à un meuble. D’un coup de sabot, elle se hissa sur le lit et s’installa sur l’oreiller en piaillant pitoyablement, comme un oisillon réclamant la becquée.

Susan s’assit sur le bord du lit avec mille précautions. Le cheval lui renifla la main puis lui mordilla la manche. Elle retira son bras tandis qu’un sourire intrigué éclairait son visage. Elle approcha avec lenteur sa main du flanc de l’animal. A peine ses doigts l’eurent-ils touchés qu’une décharge d’énergie jaillit, fusant le long de son bras, rugissant dans ses veines comme un feu liquide. Elle tomba en arrière dans un cri sauvage. Un tonnerre de métal lui vrillait les oreilles ; un hurlement de rage silencieux avait envahi son crâne. Pas une parcelle de son corps n’était épargnée par la douleur. Susan tenta de bouger, sans y parvenir : une froideur de glace la paralysait. Il fallut une éternité avant que la chaleur revienne dans ses membres, perclus de picotements et secoués de tremblements.

Elle se redressa, la main insensible, les doigts raidis. Inquiète, elle fixa l’ovale blanc qui se formait au centre de sa paume et qui s’élargissait.  A cet endroit, la peau la cuisait et la démangeait ; cela rappelait ce qu’on éprouvait après une morsure d’araignée. Son cœur cognait à grands coups. Susan battit des paupières. Que lui était-il arrivé ? Quelque chose effleurait sa conscience, à la manière d’un doigt courant sur la peau. La caresse cessa, reprit – et, cette fois, elle se cristallisa dans un spirale de pensée d’où émergeait une curiosité grandissante. Il lui sembla que les frontières invisibles qui entravaient son esprit venaient de s’écrouler. La jeune femme prit peur : et si, à présent que rien ne retenait son âme, elle allait flotter hors de son corps sans pouvoir le réintégrer, réduit à l’état d’ectoplasme ? Sa peur se mua en terreur, et elle rompit le contact mental avec le petit cheval. La sensation disparut aussi nettement que si elle avait fermé les yeux.

Susan observa le cheval d’un œil soupçonneux. La créature la frôla d’un sabot. L’énergie glacée ne la foudroya pas derechef. Désorientée, elle caressa la tête du cheval avec sa main droite. Un léger picotement remonta le long de son bras. Le cheval la renifla, et arqua son dos comme aurait fait un chat.

Elle se leva, perplexe. Elle n’avait plus le moindre doute : cet animal était dangereux ! Bien qu’il parût inoffensif, ainsi lové sur le lit. Susan se demanda si elle ne prenait pas un gros risque en le gardant.  Mais elle était fascinée par l’animal endormi, qui émettait à présent une sorte de mélopée. Les paupières closes, la mine satisfaite, le petit cheval émit un bruit qui, à ne pas s’y méprendre, ressemblait à un ronronnement. Susan s’allongea à son côté, la main sur les yeux. Elle se trouvait face à un dilemme de taille. Si elle en croyait les légendes, et qu’elle élevait le cheval, elle deviendrait une Cavalière. Un Cavalier n’était pas vraiment un écuyer comme les autres, il ne faisait qu’un avec sa monture, partageant même, selon les dires, ses pensées et ses peurs. Chacun à Narnia chérissait les mythes et les histoires qui louaient les Cavaliers, qui n’étaient que peu nombreux. Intégrer la confrérie, cela reviendrait à entrer dans la légende. Cependant, les Cavaliers étaient traqués sans relâche par les Ra’zacs, des créatures plus maléfiques encore que n’importe quel allié de la sorcière blanche. Ne connaissant ni la souffrance ni la peur, ils sont capables de parcourir de longues distances rapidement et sans épuisement. Des chasseurs sans cœur et sans pitié. Des assassins hors pair. Des tueurs.

La solution la plus simple était de tuer le cheval. L’idée la répugna, et elle la rejeta. Elle rêverait trop de lui pour envisager un acte aussi lâche. D’autant qu’elle avait les moyens d’élever son petit compagnon : elle vivait dans un domaine immense, et pouvait le dissimuler des regards jusqu’à ce qu’il ressemble à n’importe quel cheval.  Le plus difficile consistait donc à convaincre Peter, Edmund et Lucy de la laisser le garder,  lui qui ne représentait aucun intérêt majeur … et risquait de lui valoir la mort. En effet, elle ne pourrait leur expliquer l’attirance, presque le devoir de garder ce cheval. Je pourrais l’élever en secret, songea Susan. Dans un mois, peut-être deux, il sera trop grand pour que quiconque fasse la différence. Mais Peter accepterait-il pour autant ?

Susan réfléchit longtemps, sans parvenir à se dissimuler de l’évidence : elle voulait garder le cheval, et elle le garderait. Elle ferait tout pour le protéger. Sa décision prise, elle sentit, au moment où le sommeil l’emportait, que le cheval s’agitait pour se pelotonner contre elle.

En se réveillant ce-matin là, Susan aperçut le cheval, perché sur la colonne du lit, pareil aux sentinelles du temps jadis saluant le jour nouveau. Sa couleur l’émerveilla. Elle n’avait jamais vu un noir aussi lumineux, aussi pur. Les poils de la créature scintillaient comme des diamants. La jeune femme examina sa paume. L’ovale blanc apparu au contact du cheval avait pris une teinte argentée. Pour le dissimuler, Susan prit un petit bandage. Elle n’aurait qu’à dire qu’elle s’était blessée en ouvrant une lettre.

Elle le prit tendrement contre elle, et avec un petit sourire désolé, elle le mit dans sa penderie, qui était de toute façon assez large pour y faire entrer deux chevaux d’âge mûr.  Ce qui l’étonna, ce fut le regard compréhensif qu’il lui lança. Comme pour lui dire : ne t’inquiète pas, je comprends.

Elle descendit ensuite prendre son premier repas de la journée en compagnie de sa sœur. Ses deux frères étant partis à la chasse bien avant l’aube. Saisissant l’occasion, elle lui dévoila tout. Elle savait que Lucy comprendrait, elle qui s’était liée d’une amitié très forte avec Tumnus, une amitié que Peter n’avait, au début, pas accepté. Elle lui expliqua tout, son enfermement, l’éclosion, sa décision. Elle lui dévoila même sa paume marquée de l’ovale. Lucy lui demanda si elle pouvait le voir, après lui avoir juré de n’en parler à personne pour l’instant. Son secret serait bien gardé avec elle.

Lorsqu’elle ouvrit la penderie, Susan eut à peine le temps de débloquer la porte, qu’une petite boule noire sortit en trombe. Souriant devant ce spectacle, Lucy s’agenouilla devant la créature. Lui faisant renifler sa main, elle lui parla doucement et la caressa avec douceur.

« -Tu sais Susan, si tu veux le garder, c’est ton choix. Peter ne pourra pas t’en empêcher, si puissant soit-il. Tu ne le perdras pas, j’en fais le serment. Je t’aiderai à le convaincre.

Elle avait parlé avec un petit sourire au coin des lèvres qui n’échappa pas à Susan. Et cette dernière souris, pensant que chez elle, en Angleterre, elle lui aurait juré de garder secrète une quelconque amourette. Ici, elle lui demandait de garder le secret sur un cheval qui sortait d’un œuf apparu de nulle part.

 -Merci Lucy, et merci de m’avoir écoutée. Tu ne m’en veux pas de ne pas t’en avoir parlé tout de suite ?

-Mais non Susan ! C’est normal, tu avais peur. »

Sur ce, elles sortirent en riant de la chambre, et partirent attendre leurs frères qui ne devaient plus tarder à présent, aux portes du palais.

En effet, ils arrivèrent environ dix minutes plus tard, essoufflés mais heureux de leur matinée. Laissant aux faunes le soin de leur monture et de leur gibier, ils s’avancèrent vers leurs sœurs, qui les attendaient sur le perron. Ils avaient beaucoup changé en seulement six ans. Peter était devenu un homme grand, vigoureux, et un valeureux guerrier. Le peuple le nommait « Peter le Magnifique », avec raison. Edmund était un homme plus grave et plus silencieux que Peter. Moins sujet à la colère, il était imposant au conseil et sage pour rendre la justice.

Lorsqu’ils arrivèrent à leur hauteur, les deux rois virent que leurs sœurs avaient quelque chose à leur dire. Sans même prononcer un mot, Peter les emmena dans son bureau, et verrouilla la porte. 

« -Bien, commença-t-il, que se passe-t-il ?

Alors Susan lui expliqua, à lui et à Edmund, ce qu’elle avait expliqué plus tôt à Lucy, avec plus d’appréhension cependant. Mais contrairement à son attente, ils furent heureux pour elle, et demandèrent immédiatement à ce qu’on fasse construire une très grande stalle dans les écuries, afin de pouvoir y placer le cheval mystérieux, mais déjà si important aux yeux de leur sœur.

-Lui as-tu trouvé un nom Susan ? Lui demanda curieusement Lucy.

-Oh, eh bien j’y ai déjà pensé oui.

-Et ? Dit Peter.

-Eh bien, je souhaiterais l’appeler Hirador. Cela signifie « Destin » dans l’ancien langage Narnien. Qu’en pensez-vous ?

-C’est très beau Susan, dit Peter

-Et ça sonne bien ! Précisa Edmund » 

Ainsi ils partirent déjeuner, discutant du petit cheval avec enthousiasme, ce qui fit quelque peu rougir la grande reine de Narnia, qui était cependant heureuse que sa famille accepte ainsi sa décision. C’est avec un sourire confiant qu’elle prit activement part à leur conversation.

 

  • Deux ans plus tard –

Et Hirador grandit. De poulain, il devint Etalon. Aussi impétueux et téméraire que le soleil sur la plaine. Galopant avec grâce, bondissant avec le vent. Est-ce qu’il volait ? Par moments, il s’en croyait capable. Sa robe noire s’éclaircit avec le temps. Sa magnifique couleur d’ébène se mua en un gris pommelé saisissant. Et aucun cheval ne pouvait rivaliser de beauté avec lui, soit-il de la plus prestigieuse lignée. Les habitants de Cair Paravel, à la vue de cet étalon s’exclamaient : « Voila Hirador ! Seigneur des chevaux ! ».  Certains même s’inclinaient à sa vue. Susan évoluait avec plus d’élégance qu’un bateau ne l’aurait fait sur la mer, ne faisant qu’un avec sa monture, qui était devenu son plus fidèle ami et son confident. Leurs pensées se connectaient, et ils se parlaient, se comprenaient, s’aimaient. Ils n’étaient plus le cheval et la cavalière, ils n’étaient plus Hirador et Susan, ils étaient unis, par une force qu’eux seul comprenaient, bien que quiconque les regardait ne puisse douter de leur lien unique. Aucun Ra’zacs ne s’étaient jamais montré, mais aujourd’hui, ils les auraient défiés. Luttant comme un seul homme lors de la bataille contre les géants du nord, les guerriers les nommaient « le couple mortel ». Jamais l’on n’avait vu pareil entente entre le cheval et son cavalier. Parfois même, ses frères les appelaient « Le centaure », car ils se complétaient aussi bien qu’eux.

Depuis sa découverte à l’orée de la forêt, Susan avait énormément changé. Elle avait mûrit, s’était ouverte. Elle était devenue une jeune femme espiègle et incroyablement sage pour son âge. Répandant autour d’elle amour et affection, une aura de bonté émanait d’elle, et elle devint très vite le joyau de son pays. Sa beauté avait évoluée, comme la robe de son cheval. Son visage irradiait d’une vénusté sans pareil et une splendeur royale habitait ses traits fins. Ses cheveux bruns descendaient gracieusement dans le milieu de son dos, et valaient à eux seul l’or de mille royaumes. Elancée et féminine dans ses longues robes narniennes, aucun homme, si dur fût-il, n’aurait résisté à son charme et ses frères en avaient conscience. Ils étaient protecteurs, parfois un peu trop à son gout. Elle était leur beauté, leur souveraine, leur sœur. Chacun l’aimait et la respectait et on la nommait « la reine des reines ».

Mais malgré cela, Susan était seule. A part son fidèle compagnon, personne ne la connaissait vraiment et sa solitude commençait à lui peser. Elle rêvait d’évasion, de liberté. Elle rêvait de voyages dans les contrées lointaines, d’aventures et de batailles. Elle avait appris à manier l’arc comme personne, et battait presque Peter à l’épée, ce qui n’était pas un mince exploit. Cependant, femme mais surtout reine, elle ne pouvait quitter son royaume, et surtout pas sous la protection incessante des ses frères. Elle était enfermée dans une prison dorée. Son cœur réclamait le combat, mais sa raison l’en dissuadait très vite. Cœur de guerrière, prisonnier dans le corps d’une femme. Main de fer dans un gant de velours. De toute façon elle n’avait pas le choix, et elle l’acceptait. Car au fond elle n’était pas malheureuse. Seule, certes, mais pas malheureuse. Elle avait une sœur qui l’aimait, des frères qui la chérissaient, un peuple qui l’adorait. Oui, Susan ne pouvait se permettre d’être malheureuse. Pourtant souvent, elle fermait les yeux, et essayait de faire le bilan de sa journée. Rien. Rien ne lui venait à l'esprit. Elle était l'une de ces personnes qui essaye de plaire à tout le monde. Mais malgré tous ses efforts, rien n'est suffisant. Au palais, elle est la jeune femme très gentille qui fait ce qu'on lui dit de faire, une excellente reine à l’écoute des besoins de son peuple. A la bataille, elle est la guerrière au cœur d'acier qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Que de contradictions ! Mais en réalité elle ne joue que des rôles qui plaisent à son entourage. A forces de vouloir plaire elle ne sait même plus qui elle est, ni ce qu’elle aime faire. En la voyant vous direz qu’elle est très souriante, rien de plus et ce petit détail suffit à étouffer toutes questions se rapportant à sa personnalité. Contrairement aux autres personnes, elle cherchait à comprendre chaque façade de la personnalité de chacun. Elle aimait contempler la personne, en déchiffrant tous ces faits et gestes, et tout cela pour laisser en retrait ce qu’elle est vraiment.    

Elle se qualifie souvent d'incomprise, mais que fait-elle pour qu'on la comprenne ? Comme d'habitude, rien. Mais, en même temps, personne ne cherche à la connaître réellement. Alors pourquoi s'exposerait-elle à eux ? Une fois, un jeune faune lui avait demandé pourquoi elle ne parlait pas de ce qu’elle ressentait. Elle est restée choqué, ne parvenant à prononcer aucun mot.

La vie l'a souvent déçue mais elle s'y accroche, elle n'a pas le droit de se plaindre pendant que des personnes  ont de vrais problèmes. Alors elle encaisse et  elle encaisse, espérant que ça passera sans laisser trop de plaies. Mais certaines blessures sont trop profondes. Et il faudra trouver les personnes capables de les guérir, à moins que ce ne soit elle qui ne vous trouve, ce qui est plus rare. On obtient tout par l’effort, et Susan l’avait bien compris. Alors elle travaillait sans relâche pour atteindre son unique but : la perfection. Et on peut dire qu’elle avait réussi. Extérieurement, elle était parfaite. Mais intérieurement, au plus profond de ses entrailles, dans son cœur, dans son âme,  elle était semblable à une pauvre enfant perdue. Elle était une grande reine, mais la solitude l’avait brisée.

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