Le texte d'éternité
Chapitre 1
- Bon sang, vas-y, tire !
Je tendais la corde de toutes mes forces, je sentais mes muscles me brûler, mes doigts trembler. Je devais le faire. Je devais tirer cette flèche.
- Ce n’est qu’un entraînement, Nit, rien de plus ! Que t’arrive-t-il aujourd’hui ?
Mon regard glissa vers Chepses. Il portait un pagne blanc et des sandales ambrées, qui remontaient le long de ses chevilles musclées. Chep avait sept ans de plus que moi, et il venait de fêter son dix-neuvième cycle. Un âge qui me paraissait bien loin.Je battis des paupières, et fronçais les sourcils. Mon frère avait toujours eu le don de me déconcentrer dans toutes mes tâches.
- Bon, arrêtes-toi deux minutes.
Je ne l’avais pas entendu arriver. Il se déplaçait toujours très doucement, comme une araignée d’eau sur un lac. Il pressa délicatement mon poignet, m’incitant à baisser mon arc. Je levais la tête et fixais intensément ses yeux. Deux émeraudes. Tout comme les miennes. Chep avait hérité de la chevelure cuivrée de notre mère, et moi, celle ébène de mon père. Nous avions la peau mate, de longs cils. Des lèvres pleines. Ce qui nous distinguait réellement n’était pas notre physique, mais notre manière de penser ; j’étais impulsive, sauvage, toujours prête à partir à l’aventure. Chep aussi, mais il avait tendance à plus réfléchir, à peser le pour et le contre. Il évaluait tout le temps des possibilités, des opportunités. Ce caractère, parfois sage, parfois virulent, lui valait d’être un parfait héritier.
Menkaourê était fier de celui qui allait devenir le nouveau pharaon. Chep passa la main dans mes cheveux lâchés, trop courts pour être noués. Lui en avait de longs, très longs. Il les avait attachés en une longue tresse sertie de plumes et de perles. Il s’agenouilla à mes côtés, pour être à ma hauteur.
- Il ne faut pas que tu vises la cible, lâcha-t-il. La cible n’a pas d’importance. Il faut que tu sentes la flèche, la corde, le bois, du bout de tes doigts. Il faut que tu respires. Que tu ne tremble pas. Je te l’ai déjà expliqué, Nitaria.
- Oui, Chepses, soufflais-je docilement en caressant mon petit arc. J’essaie de faire de mon mieux.
Il me sourit gentiment.
- Je ne suis même pas censé t’apprendre ce genre de chose. Tu devrais déjà être avec Mère, elle réclamait ta présence pour la finition de ta tenue.
Je soupirais.
- J’irais, je le promets.
- Quand ?
Nouveau soupir.
- Bientôt.
- Non, Nit, j’insiste. Maintenant. On tirera de nouveau demain matin.
Je fis la moue, mais le laissait ramasser l’arc et s’éloigner des jardins, pour rejoindre le palais. Lui aussi avait des choses à faire, avant de pouvoir fêter sa maturité. En traînant les pieds, je quittais la luxuriante verdure de nos jardins et entrais dans le palais. Tout le monde était en ébullition. Aucune servante n’aurait de temps libre aujourd’hui. Je gravis les étages aussi vite que me permettait mes jambes, et arrivais à l’étage des appartements de ma famille. La porte de la chambre de ma mère était ouverte. Celle de mon père, close. Parfois, ma mère allait rejoindre mon père en se faufilant sur le marbre froid. Je l’entendais. J’entendais tout. Menkaourê sortait peu de ses appartements. Je ne le voyais jamais durant la journée. Il ne sortait qu’à la nuit tombée.
A mon tour, je me faufilais dans la chambre de ma mère, et fus presque bousculée par Chefêt, l’une des nombreuses dames de compagnie de Khaméréria.
- Pardonnez-moi, votre majesté ! couina-t-elle en m’attrapant par les épaules. Mon geste n’était pas délibéré.
Je posais les mains sur les siennes, qui agrippaient mes épaules telles des serres sur sa proie.
- Ce n’est rien, Chefêt. Poursuivez.
Elle disparut aussitôt dans la tempête de voile et de tissus qui recouvraient sa peau. Je me sentais parfois atrocement masculine en les observant. Leurs forment étaient gourmandes, sensuelles, tandis que moi, je n’étais qu’une enfant. Une enfant qui n’attendait que le moment de sa majorité.
- Te voilà enfin !
Ma mère pivota sur ses talons et me jeta un regard sévère. Elle était magnifique. Comme toujours. Sa crinière cuivrée était soulevée par la brise s’infiltrant de la fenêtre ouverte ; son corps était recouvert d’un tissu rouge et voilé. Il laissait transparaître ses formes, sans pour autant les découvrir. Son regard charbon me parcourait, et malgré sa sévérité, je lisais l’amour en elle.
- Pardonnez mon retard.
Elle leva les bras, et les servantes accomplirent la mission de terminer d’ajuster la robe sur son corps.
- Le soleil est déjà bas dans le ciel, Nitaria. Par Isis, je me demandais où tu étais passée.
Elle reporta son attention sur sa robe, qui flottait contre ses chevilles. Puis elle m’observa plus attentivement.
- Ces traces, est-ce que...
Je me touchais la joue. Chep avait avancé mon entraînement de défense, et j’avais oublié de me nettoyer. Mon visage devait être couvert de terre.
- Laissez-nous.
Les domestiques s’évaporèrent. Ma mère s’approcha de moi, et frotta ma joue avec son pouce.
- Bon sang, Nitaria. Si ton frère ne fêtait pas sa majorité ce soir, je pense que je le livrerais aux crocodiles.
- Tu ne le pense pas sérieusement, dis-je pensivement en observant divers tissus étalés sur le lit.Un long silence s’ensuivit. Je tournais la tête, et observais ma mère, qui elle aussi m’observait.
- Tout va bien, ma chérie ?
Je plongeais mon regard dans le sien. Non, tout n’allais pas bien. Je m’entraînais dur au combat, car je savais que quelque chose arrivait. Le moment venu, je voulais savoir me défendre correctement. J’essayais de prévenir mes parents, chaque jour, chaque heure qui passait. Mais pourquoi auraient-ils écouté une jeune fille de douze cycles à peine ? Ce sentiment d’inconfort grandissait en moi, comme une araignée étend sa toile contre un mur. Je sentais la fin arriver. Ma raison me dictait de ne plus y penser, que les ressentiments n’étaient que sottises, idioties.Mais mon cœur était glacé de terreur, de cette peur que l’on ressent lorsqu’on voit la mort arriver, tout doucement, sans pouvoir y échapper.
- Tout va bien, Mère. Peut-être serait-il temps de nous préparer pour la fête.
Elle secoua la tête.
- Bien sûr, où avais-je l’esprit ! Mesdames !
Elle claqua des mains, et les domestiques apparurent. Sur les ordres de ma mère, elles me lavèrent, me confectionnèrent une tenue selon ses choix, et coiffèrent mes cheveux bruns. Chefêt s’attarda près de moi, me reprochant de ne pas assez prendre soin de moi, et qu’une jeune dame comme moi devait « s’apprêter à se marier dans une ou deux années ». Je n’écoutais pas. Je m’observais. Je voyais mes grands yeux verts, comme constamment écarquillés, dont les petites touches dorées semblaient briller sous l’effet de mon angoisse.
Bon sang, pourquoi étais-je si inquiète, aujourd’hui ? Lorsque les servantes eurent terminés de me préparer, je me tournais vers ma mère. Je portais une grande tunique en voile blanc m’arrivant à mi-cuisse, et un pantalon de même matière par-dessous. La tunique était sertie de centaines de petites perles vertes et or, pour « rehausser la belle couleur de mes yeux ». Chefêt s’était occupée de ma coiffure : elle avait fixé mes courtes mèches sur les côtés de mon visage grâce à du fil doré.
Elle avait ensuite introduit dans ma coiffure des perles, et une ou deux plumes. Mon visage paraissait plus carré qu’avant, avec mes cheveux attachés. Je ne m’apprêtais que rarement de la sorte, un malheur pour ma mère et toute sa troupe.
- Chérie, tu es splendide ! Si on ne te trouve pas un partenaire dans la soirée, c’est que je suis une mauvaise mère.
J’acquiesçais.
- Tu es bien calme ce soir, lança Mère en me relevant le menton.
- Je voudrais faire honneur à mon frère, Mère. C’est sa majorité, je ne peux pas gâcher cela.
Elle eut l’air satisfait, et disparut dans une autre pièce. Voyant là une autorisation à disposer, je traînais mes pieds – ornés de magnifiques sandales en feuille de palmier, hors de la pièce. Un peu d’air me ferait certainement beaucoup de bien. Je trottinais jusqu’au premier balcon venu et respirais l’air lourd de cette fin de soirée.
En m’appuyant contre la rambarde, je me surpris en jouant avec mon pendentif représentant Rê-Horakhty-Khepri, notre Dieu solaire.
- « Viens, viens, toi ; aborde en paix, maître du mystère qui te lèves dans le Noun. Tes rayons pénètrent la terre et les gens de la Douat te saisissent avec joie, tandis que les gens de l’Occident tournent leurs faces vers toi, quand tu te couches en ta place de Manou, dans l’horizon occidental du ciel. L’équipage de ta barque est en joie, tandis que tes ennemis sont assignés à ton glaive, car ta barque vient, montée par Maât… »
J’avais récité ma prière en contemplant le soleil couchant sur Memphis. Une autre nuit arrivait. Une autre nuit où le désert se remplirait d’ombres en colère, se rapprochant un peu plus.- Votre Majesté ?Je tournais la tête, et aperçu le visage d’une domestique.
- Oui ?
- Madame la Reine requière votre présence dans la grande salle.
- J’arrive tout de suite.
Je jetais un ultime regard aux derniers rayons du soleil, et sans m’attarder, dépassait la servante, et m’engageais dans le grand escalier.
Souris à tout le monde, souris tout le temps.J’aurai voulu fuir, avec mon arc, mes flèches et mon couteau.Fuir cette ville où j’avais grandi, et qui me paraissait aujourd’hui tellement froide. Tellement vide. Tellement morte.