Confusions des genres
Elle le protégerait de lui-même, c’était décidé. Même s’il fallait pour ce faire recourir à des moyens peu… estimables. Même s’il fallait pour ce faire recourir à celui qu’elle avait jusqu’alors écarté avec une indignation marquée. Oui, elle éprouvait bien une certaine répugnance à faire ce qu’elle faisait présentement, mais Oscar était en train d’apprendre que la fin, parfois, justifiait les moyens. Et à défaut que ses procédés le fussent, son dessein était lui tout à fait honorable.
Alors lorsqu’en début d’après-midi André avait sellé son cheval sans la prévenir, elle s’était résolue à passer outre sa répugnance et ses principes pour le suivre discrètement, comme elle l’aurait fait d’un vulgaire suspect. Mais il lui fallait bien admettre que l’attitude d’André était objectivement suspecte. Plus tôt dans la journée, alors qu’il donnait la main à déplacer une malle pleine de draps, nappes, tentures et autres linges, il s’était interrompu en grimaçant et avait porté les mains à son côté droit tandis qu’il se pliait en deux. Grand-Mère s’était alarmée mais il l’avait rassurée en lui disant qu’il avait mal esquivé une ruade de jeune pouliche en pleine poitrine, et qu’après quelques jours il n’y paraîtrait plus. Explication qui n’avait d’ailleurs pas du tout eu l’air de rassurer sa grand-mère.
Ce fut en cet instant précis qu’Oscar se demanda en quel endroit son poing et son coude avaient bien pu atteindre le Masque Noir la nuit précédente. Pourquoi donc pensait-elle à cela maintenant ? Côté droit ou côté gauche ? Au milieu ? Elle ne savait plus. Mais quelle importance ?
Oui, vraiment, quelle importance ? Une sorte de monstre, un mauvais génie tapi au fond d’elle-même était en train de lui susurrer droit dans le cœur que justement, ce détail au demeurant insignifiant prenait soudain une importance cruciale, essentielle. Dieu que ce murmure était désagréable ! Douloureux, même. Mais Oscar François de Jarjayes avait appris dès l’enfance à ne pas prêter attention à la douleur – un garçon ne pleure pas quand il a mal, n’est-ce pas ? – et même à totalement y demeurer sourd ainsi qu’à ce qui la cause. Alors elle décida très logiquement d’ignorer cette voix. Question d’habitude. D’entraînement. Mais si elle savait parfaitement faire mine d’épargner à son esprit les pensées désagréables, son âme avait bien plus de peine à jouer les ignorantes.
C’est ainsi que, pistant de loin la silhouette du cavalier sur sa monture, suivant ce qui s’avéra être le chemin vers Paris, elle tentait d’ignorer qu’elle avait bien le cœur un peu lourd, mais également que recourir à des procédés si peu dignes envers son ami lui révulsait l’âme.
Pour se détourner de ces idées moroses, Oscar se prit à réfléchir à sa soirée à venir. Elle était parvenue – sans aucune peine, d’ailleurs – à se faire inviter à une réception donnée en son hôtel parisien par un conseiller au parlement qui – ô sublime hasard – avait encore deux filles à marier. Charmante soirée en perspective, se dit Oscar, à peine moins morose que précédemment. Nul doute qu’elle ferait partie des poissons à ferrer, mais avec de la chance ce monsieur avait probablement quelques confrères du parlement bien mieux placés qu’elle sur sa liste de gendres potentiels. Néanmoins elle s’y rendrait, car un conseiller au parlement correspondait tout à fait au profil qu’affectionnait le Masque Noir. Enfin, affectionnait… Oscar doutait fort que ce scélérat eut quelque affection pour ses malheureuses victimes, c’était là simple façon de parler.
Tandis qu’elle soliloquait ainsi ils avaient atteint Paris. Et pas n’importe quel Paris, non ! Pas le faubourg Saint-Antoine, pas ces rues où se côtoyaient une misère crasse et une population prompte aux troubles et aux émeutes, non ! D’ailleurs, se dit Oscar, que serait donc allé faire André dans ces faubourgs, ni elle ni lui n’y connaissaient personne !
Non, c’était dans le Paris des belles demeures qu’André avait mené sa monture, celui des beaux hôtels particuliers, celui des négociants aisés, des rentiers, des fermiers généraux, des conseillers au Parlement. Celui où elle était invitée le soir même. Il avançait en observant les façades, en levant le nez vers les fenêtres, en regardant à travers les portes cochères. Il semblait chercher quelque chose. A moins que… à moins qu’il ne cherchât à repérer quelque chose... à repérer les lieux ?
Ça y était, elle l’avait formulé. Pas à voix haute, bien sûr, mais c’était déjà bien assez insupportable et assourdissant intérieurement. Si insupportable qu’elle regretta aussitôt sa pensée. NON ! Non, non, non, non, non, et re-non !
Et re-re-non.
D’ailleurs, il semblait avoir trouvé ce qu’il cherchait car il entra dans une cour rue Saint-Honoré. Lorsqu’elle arriva à hauteur de la porte cochère, Oscar qui avait mis pied à terre et s’était tapie dans un renfoncement le vit finir d’attacher les rênes de son cheval et frapper à la porte d’une demeure cossue. Quelques secondes d’attente qui parurent interminables à Oscar et un laquais en livrée vint ouvrir. André se découvrit, parut adresser quelques mots au domestique, après quoi ce dernier l’introduisit et referma la porte. C’était fini.
Oscar patienta quelques minutes, puis un quart d’heure, puis plus encore mais ne le vit pas ressortir. Elle retint alors l’adresse de la maison et se promit de mener son enquête. Restaient deux options au colonel : soit rentrer chez elle, tourner en rond comme un lion en cage ressassant ses idées noires pendant à peine une heure puis se changer pour la réception et refaire le chemin en sens inverse, soit rester à Paris, passer chez son tailleur récupérer l’habit de cour neuf qu’elle avait fait retoucher, flâner aux abords de la maison en question pour en repérer les familiers et les habitudes, puis se rendre à l’invitation. Elle opta tout naturellement pour cette seconde solution.
Bien lui avait pris de choisir cette option se dit-elle, car en sortant de chez son tailleur elle croisa le lieutenant de Girodelle qui s’y rendait. Il n’était pas rare qu’ils s’y retrouvassent, car c’était le lieutenant lui-même qui avait recommandé l’habile artisan à Oscar, un jour où celle-ci lui avait fait compliment de la coupe impeccable de son uniforme d’apparat et de sa belle prestance dans cette tenue. D’ailleurs il avait alors semblé au colonel voir ce jour-là l’imperturbable lieutenant rosir légèrement à ce compliment, sans qu’elle parvint jamais à en concevoir la raison.
Profitant de la présence providentielle d’un ami et d’un homme souvent mieux informé qu’elle des milieux parisiens puisque sa famille y avait un hôtel, elle décida de mettre en pratique sa bonne résolution d’enquêter sur la maison dans laquelle André s’était rendu. Et, se souvint-elle soudain, elle s’arrangerait ensuite pour faire glisser la conversation sur les connaissances avec lesquelles il s’entretenait au cours du dernier bal où elle l’avait croisé. La voix mauvaise qui avait attisé ses soupçons sur André lui rappelait maintenant que la femme – gamine ? – avec laquelle Girodelle avait conversé ce soir-là avait adressé un regard appuyé à son André.
Non, non, pas son, à André tout court, point.
Et autre détail, elle se souvint également s’être promis de – pudiquement, il ne fallait pas le brusquer – proposer à son lieutenant une oreille amie qui serait à l’écoute de ses affaires de cœur. Non que cela l’intéressât outre mesure, mais si elle pouvait apprendre par là même comment se comporter en matière de rapport à l’autre sexe… ou au même, en ce qui la concernait, puisqu’elle était un homme. Encore que… apprendre comment se comporter vis-à-vis des femmes lui serait sans doute plus utile à l’avenir, à commencer par le soir même : comment réagir élégamment aux avances un peu appuyées de certaines dames ou demoiselles ? Comment se comporter sans équivoque mais sans grossièreté ? Comment être ferme tout en demeurant urbain ? Comment rester sociable mais obtenir qu’on vous fichât la paix ? Dieu que la vie était compliquée ! Mais Girodelle saurait certainement cela. Après tout, on ne le voyait quasiment jamais une femme accrochée à son bras, bien que beaucoup soupirassent pour lui, et elle n’avait non plus jamais encore entendu que sa courtoisie eût été prise en défaut. Comment ce diable d’homme accomplissait-il cet exploit ? Il n’était pas marié, il était bien né, il était bel homme, et il parvenait à avoir à peu près la paix en société.
De deux choses l’une : soit il n’était pas entièrement humain, hypothèse fort improbable pour Oscar qui sans être une Idéologue, une cartésienne forcenée reconnaissait que l’on vivait une époque éclairée, soit Girodelle avait un secret. Une sorte de recette secrète. Peut-être condescendrait-il à la partager avec son supérieur ? Elle pourrait toujours le lui ordonner, mais elle préférait qu’il se confiât à elle de bonne grâce. Mais peut-être au contraire ne voudrait-il pas évoquer le sujet ? Avec lui elle ne savait trop à quoi s’en tenir. Il avait toujours été très secret envers elle sur sa vie privée – autant qu’elle-même envers lui, réalisa-t-elle alors – et peut-être ne voulait-il pas évoquer ses affaires de cœur. Si elles étaient aussi épanouies, heureuses et réussies que les siennes, elle comprenait parfaitement cette réticence à ressasser ses douleurs. Cette honte à évoquer ses faiblesses. À reconnaître ses manquements.
Mais il lui fallait tenter l’affaire. Ne serait-ce que pour survivre à une soirée en compagnie de deux filles à marier. Oui, il lui faudrait apprendre comment se conduire envers l’autre sexe. Ou plutôt le même que le sien. Le même ? L’autre ? Lequel était le sien, et lequel était l’opposé ?
Aaaaarrrgh ! Que la vie pouvait être compliquée !