Confusions des genres
Chapitre 5 : Ouï-dires et doute, poisons de l'amitié
Catégorie: G
Dernière mise à jour 10/11/2016 07:52
Chapitre 5
Ouï-dire et doute, poisons de l’amitié
– Il parait qu’il est apparu hier soir chez Madame de Vallambert.
Oscar se trouvait sur le côté de la cour de marbre, non loin des fenêtres de la chambre du Roi. Autour d’elle, dans le flot des solliciteurs qui arrivaient au château dans l’espoir d’une hypothétique audience avec le Roi, les conversations allaient bon train.
– Oui, et une fois encore il est parvenu à s’échapper avant que quiconque ait pu faire quoi que ce soit contre lui. Il s’est emparé des bijoux en l’espace d’un instant, et la minute d’après, il franchissait le balcon d’un bond et se recevait sur le parterre de fleurs. Il est agile comme un chat. C’est tout de même incroyable qu’il puisse agir ainsi impunément !
– Oh, ma chère c’est bien simple, je n’en dors plus. Et pourquoi donc ne s’en prendre qu’aux biens de la noblesse ? Je me ruine pour tenir mon rang à la cour, dépensant en une semaine de quoi me permettre de vivre plusieurs mois dans mes terres, et il me faut encore en plus risquer de me faire dévaliser ?
– Hélas, je suis dans le même cas que vous. Les simples bourgeois, eux, n’ont pas à craindre ce fléau. Je me demande d’ailleurs bien pourquoi.
– Allez donc comprendre les raisonnements de ces bandits de grands chemins !
– À moins qu’il ne s’agisse d’un domestique qu’une noble famille aurait congédié, ou traité de mauvaise façon. Il confondrait ainsi dans une même amertume ses maîtres et l’ensemble de la noblesse.
– Vous croyez ? Mes gens sont en tout cas triés sur le volet, et sont dans notre famille depuis des générations.
– Ah, hélas, Madame, tout le monde n’est peut-être pas aussi regardant… Et puis on n’est jamais à l’abri d’un mouton noir.
– Mais où donc aurait-il appris à se battre ainsi ? Les rares personnes qui ont croisé le fer avec lui ont dit qu’il maniait fort bien l’épée !
– Oh, si vous m’en croyez, ils prétendent cela pour masquer leur propre incompétence à cet exercice. Que voulez-vous, avoir le droit de porter l’épée ne signifie pas savoir s’en servir, surtout pour ces messieurs de la Robe. Alors que pour nous, la vieille noblesse de province…
Oscar n’avait plus envie d’en entendre davantage. Les bavassages des aigris la fatiguaient bien plus sûrement qu’une journée de chevauchée. Mais si André avait été là, il aurait pris un air ironiquement compatissant, puis après avoir mis la méchante humeur dont elle faisait montre sur le compte d’un éventuel manque de sommeil (Dieu savait pourtant que d’eux deux, ce n’était pas elle qui faisait des nuits trop courtes, ces derniers temps !), il lui aurait lancé une de ces réflexions enrobées d’amertume polie dont il lui réservait l’adresse lorsqu’ils n’étaient que tous les deux. (« Et-ce d’entendre un point de vu extérieur à ton monde qui te fatigue tant ? Tous ces quémandeurs, comme tu les appelles, sont-ils donc si méprisables simplement parce qu’ils importunent la Reine de leurs soucis ? Crois-tu qu’ils soient tous si futiles ? Que toutes leurs demandes le soient ? Et surtout, Oscar, qui donc se montre le plus futile ? Dis-moi Oscar, est-ce un effort insurmontable d’imaginer qu’il existe un monde au-delà de celui dans lequel tu vis ? Je te le dis, Oscar, cette noblesse de province apporte avec elle à Versailles un point de vue extérieur sur cette cour… il serait sans doute bon d’en entendre au moins une partie.»)
Aaaah ! Sors de ma tête, André Grandier ! Toi, qui sous couvert de m’aider, de me dérider, veux me faire la morale !
Voilà qu’elle devenait folle. Elle imaginait maintenant ce qu’André lui dirait s’il était là, quand bien même il était ailleurs ! À croire qu’elle ne pouvait pas se passer de sa conversation ! Pour ce qu’elle avait d’agréable, dernièrement, sa conversation… « Je suis assez grand pour savoir ce que je fais, non ? », « Mes nuits m’appartiennent encore, que je sache ! », « À tes ordres, Oscar ».
Et pourquoi donc se mettait-elle à penser à André, maintenant ? Avant que ces deux commères ne passent devant elle, elle était tranquillement perdue dans ses réflexions sur le retour de Monsieur de Fersen auprès de la Reine – une telle constance de sentiments de la part de l’un comme de l’autre, c’est admirable… comme la vie est injuste envers nous tous… Pourquoi Elle ? Et si j… ? – et il avait suffit de cette conversation pour que ses réflexions bifurquent vers André.
Pourquoi donc ? Était-ce le mot « domestique » qui avait déclenché chez elle cette association d’idée ? Ce n’était pourtant pas ainsi qu’elle le voyait. Non, vraiment, ce n’était pas le premier mot qui venait spontanément à son esprit lorsqu’elle pensait à lui.
Elle n’avait toujours pas trouvé à quoi il occupait ses soirées dernièrement. Ses escapades continuaient, il disparaissait parfois même pendant le jour, ne prévenant que sa grand-mère qu’il serait absent quelques heures. Quel culot ! Il pourrait au moins avoir la plus élémentaire correction en la prévenant elle aussi ! Non, il ne lui en disait rien… Quelle mouche l’avait donc piqué ? Elle refusait pourtant de s’abaisser à le suivre ou à le faire suivre. Elle voulait encore croire en sa confiance. Lorsqu’elle tentait de l’interroger sur le sujet, il se contentait de rester évasif. Devrait-elle le pousser dans ses retranchements ? Insister jusqu’à ce qu’il lui réponde ?
La veille au soir, elle l’avait croisé à son retour de « promenade ». Il avait semblé surpris de la trouver encore debout à cette heure. Il avait abrégé la conversation, une fois de plus, et était parti se coucher. Mais elle avait eu le temps de voir, dépassant de sa poche droite, les perles blanches d’un collier ou d’un bracelet de femme.
Que faisait donc André avec un collier de femme ? C’était la question qu’elle s’était posée une bonne partie de la nuit, aux heures d’insomnie. Defemme… une idée vraiment saugrenue. Et pourtant, la plupart des hommes de leur âge…
Serait-il possible qu’André ait une douce amie ? À laquelle il offrirait ce genre de présent ? Mais non voyons, c’était André ! Et d’ailleurs, il n’avait pas les moyens d’acquérir pareille parure, elle le savait fort bien. Était-ce alors un gage d’affection venant de quelque riche coquette ? Car riche, il fallait l’être pour se départir ainsi d’un tel bijou. Mais franchement, André, une maîtresse…?
À moins que… Et si… ? Une toute autre idée germa dans son esprit. Mais non, trois fois non. André était l’honnêteté incarnée. Cette idée était tout aussi stupide que la précédente.
D’ailleurs, le lendemain matin ne lui avait-il pas donné raison ? Lorsqu’André lui souhaita le bonjour, elle vit le renflement dans la poche droite de son gilet, qui lui rappela soudain ses interrogations nocturnes. Mais aussitôt après André lui confia le collier en lui demandant de le remettre à ses probables propriétaires devant l’hôtel desquels il l’avait trouvé gisant au sol la veille au soir.
Non, vraiment, il n’y avait pas plus scrupuleusement honnête et désintéressé qu’André. Et il n’était assurément pas à l’honneur d’Oscar que le contraire eût pu, même fugacement, lui effleurer l’esprit. Elle fut sur le moment tout à la fois soulagée et un peu honteuse.
Honteuse de l’avoir soupçonné ? Soulagée de quoi ? Mais d’avoir une nouvelle fois confirmation de sa droiture, bien entendu ! Point du tout de savoir qu’il n’y avait nulle femme là-dessous. Ou bien alors était-elle un peu honteuse d’être soulagée de ceci également ? Pourquoi n’aurait-il pas droit à avoir quelque béguin ? Où même à être celui d’une jeune fille ? Mais… de là à... une dame du beau monde…?
Diantre, qu’il était donc vain de s’encombrer l’esprit de telles pensées, puisque ces perles ne venaient ni d’une dame, ni d’un larcin, et que par là même l’affaire était close. Ne restait plus qu’à envoyer un garde auprès de Madame de Vallambert pour lui restituer son bien égaré. Cela ferait au moins un bijou qui lui sera retourné.
Et quant à cet insaisissable Masque Noir, il l’intriguait. Un homme agile, rapide, silencieux, qui volait or, bijoux et armes, mais sans jamais tuer, puis disparaissait aussi soudainement qu’il était apparu, échappant à ses poursuivants ou les désarmant avec une déconcertante facilité… Il était à la fois une énigme et un défi. Et un Jarjayes ne refusait jamais un défi.