La Quatrième Dimension: Voyages inédits

Chapitre 1 : Episode 1 (Episode Pilote): Bienvenue au club

6583 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/04/2021 17:41

La Quatrième Dimension

Episode 1 : Bienvenue au club


« Nous sommes transportés dans une autre dimension, une dimension faite non seulement de paysages et de sons, mais aussi d’esprits. Un voyage dans une contrée sans fin dont les frontières sont notre imagination : un voyage au bout des ténèbres où il n’y a qu’une destination : la quatrième dimension. 

Voici Maxwell Murphy, un étudiant en art de vingt-deux ans, venu de New York, un jeune homme à la mine jovial, au charme tout en retenue et à l’allure assurée, qui est pourtant atteint d’un mal intemporel, qui frappe nombre de ses semblables : la nostalgie. Il ne se sent pas à sa place dans ce monde moderne, surpeuplé mais individualiste ; un monde tellement évolué, qu’il semble dorénavant reculer d’année en année. Tout lui paraît fade et insipide. Il rêve d’un retour dans un passé qui lui paraît glorieux et baigné de lumière, un passé qu’il n’a pas vécu.

Pourtant, tout va changer pour lui : par un mois de mai agréable et ensoleillé, lors d’un séjour à la Nouvelle-Orléans, il va faire son entrée dans un club tenu par un mystérieux personnage. C’est ici que sa vie va prendre un tournant tout particulier, c’est dans ce lieu onirique et hors du temps qu’il va être fait prisonnier… de la Quatrième Dimension. »


Attiré par le son mélodieux de l’orchestre, Max se décida à entrer dans le club à l’enseigne bigarrée nommé Orpheum New Orleans Club. En voyage dans la ville la plus française des Etats-Unis, il avait erré pendant plusieurs heures, admirant le travail effectué sur les balcons en fer du centre-ville, observant les habitants vaquer à leurs occupations, humant l’air rempli d’épice cajun.

Une errance qui avait pourtant été interrompue plus d’une fois. D’abord par cette altercation entre deux conducteurs, victimes d’un accident du côté du bayou, et qui leur avait coûté respectivement un phare et un pare-chocs. Ces derniers avaient bien failli en venir aux mains. Plus tard, dans la journée, une femme d’une quarantaine d’années lui était rentré dedans, trop occupé à se prendre en selfie avec son portable.

Les évènements de ce genre, à la Nouvelle-Orléans ou à New-York, le ramenaient péniblement à la triste réalité dans laquelle il vivait et qu’il abhorrait de plus en plus. Un monde nombriliste, trop occupé à soigner son image et à se faire plaisir, plutôt qu’à penser aux autres et à apprécier les choses de la vie. Max, lui, ne demandait que cela. C’est aussi pour cette raison qu’il avait poussé la porte de ce club, ce jour-là.

Cette visite à la Nouvelle-Orléans pour ses études en art l'avait beaucoup fait réfléchir sur son parcours. Un parcours peu glorieux et semé d'embûches. Mais son parcours était finalement le reflet de ce que ce monde lui inspirait, c'est-à-dire pas grand chose. Il ne voyait rien à bâtir dans un monde pareil, rempli de violence et sans espoir de rédemption. Et ce club, c'était comme un phare en plein nuit à ce moment de sa vie. Tout ce qu'il aimait, réuni en un seul endroit, une sorte de classe et d'élégance qu'on ne voyait plus nulle part.

Une fois à l’intérieur, une sensation étrange l’envahit, une douceur puissante qui pénétra tout son corps. Tout le bâtiment vibrait au contact de cette musique, qui semblait révéler la vraie beauté du monde. Max n’eut pas besoin qu’on lui donne le nom de la musique pour la reconnaître : c’était Remember, de Red Norvo. Un classique.

Sur la petite scène du club, les musiciens, baignés dans une lumière bleue tamisée semblaient être dans une sorte de transe en pleine performance. La façon dont ils jouaient ce morceau était surnaturelle. Le rythme, les notes, l’interprétation, tout était plus que parfait. C’était comme si c’était l’orchestre de Red Norvo lui-même qui jouait sur scène.

Le public était peu nombreux, en ce début d’après-midi, mais lui aussi semblait obnubilé par ce qu’il voyait et entendait. Les clients étaient assis sur des chaises, devant des tables rondes en bois, juste en face de la scène. A droite, il y avait un bar à l’allure assez ancienne, aux coins arrondis et aux colonnes finement décorées, surplombé d’un énorme miroir et d’une enseigne lumineuse qui rappelait celle au-dessus de l’entrée. Le barman qui tenait le bar était vêtu d’une veste rouge bordeaux, avec une chemise blanche et un nœud papillon noir autour du cou. Les cheveux plaqués sur le côté, on aurait dit que ce barman sortait tout droit de Shining. A gauche, au même niveau que le bar, se trouvait une sorte de coin salon, meublé par des canapés et des fauteuils en cuir, qui avaient l’air confortable.

Après que ses yeux se furent habitués à la lumière environnante, Maxwell se décida à descendre les quelques marches qui le séparait des tables, au centre du club. Le regard toujours fixé sur les musiciens, il s’assit à l’une des tables, et assista à l’interprétation du morceau jusqu’à la fin. Toute la salle applaudit la représentation, certains se levèrent et Max ne se fit pas prier pour les suivre. C’est à ce moment qu’il remarqua la façon étrange dont les gens étaient habillés dans le club. Les hommes portaient des fédoras et des costumes trois pièces, tandis que les femmes étaient vêtues des robes longues à motifs floraux et des chapeaux de toutes les tailles et de toutes les formes. Tous ces gens sortaient tout droit des années 40 ou 50. Comme si… le temps ici s’était arrêté, qu’il n’avait plus de frontière.

Maxwell se rassit sur sa chaise, en attendant la prochaine chanson. Mais le code vestimentaire le laissa perplexe malgré tout : ce qui se passait ici, était-ce une sorte de réunion costumée ? Tout d’un coup, en jetant un œil à ses propres vêtements, Maxwell ne se sentit plus à sa place entre ces gens, dans ce club. Tandis qu’il était sur le départ, l’orchestre commença la chanson suivante, accompagné cette fois-ci d’une chanteuse. Il lui fallut plus de temps pour reconnaître la chanson, mais il la reconnut sans trop de peine : Wishing, chantée à l’origine par Vera Lynn. Etrangement, la chanteuse blonde aux chevaux bouclés semblait lui ressembler physiquement trait pour trait, tout comme sa voix. Cette voix. Cette voix était magnifique.

Animé par une irrépressible envie d’écouter la chanson jusqu’au bout, Maxwell se résolut à rester. Alors qu’il observait la chanteuse, au regard sensuel et à la voix d’or, il aperçut du coin de l’œil un homme qui venait dans sa direction. Il crut d’abord avoir affaire à un serveur. Puis, après avoir observé l’étrange homme de la tête aux pieds, un homme assez musclé, il pensa ensuite à un agent de la sécurité, venu pour le faire sortir de là manu militari. D’un geste à peine perceptible, Maxwell commença à se lever en s’appuyant sur la table. Mais l’homme lui fit signe de rester et de se rasseoir, d’un air rassurant.

L’étranger s’assit en face de lui, s’alluma une cigarette et étendit ses pieds sous la table. C’était un homme plutôt grand, aux cheveux longs bouclés couleur ébène, et au costume trois pièces bleu feutré. Il paraissait avoir une quarantaine d’années, mais ses yeux bleu clair perçants semblaient en avoir vingt. Son attitude totalement détendue suggérait qu’il connaissait les lieux et qu’il en était peut-être le détenteur.

— Alors, que vient faire un jeune homme comme toi dans un club paumé de la Nouvelle-Orléans (il jeta un coup d’œil à sa montre) en plein milieu de l’après-midi ? Tu cherches quelqu’un ?

Il dévisagea l’homme en face de lui, avant de tenter de répondre à sa question pour le moins bizarre, par une réponse toute aussi bizarre.

— J’ai vu de la lumière, alors je suis rentré.

L’homme parut amusé par cette réplique.

— Je vois qu’on a le même type d’humour, toi et moi.

Il marqua une pause, durant laquelle il tira sur sa cigarette.

— Plus sérieusement, qu’est-ce que tu cherches ?

— Rien de spécial. Je me baladais dans le Quartier Français et la musique m’a plu. Tout simplement.

L’homme le fixa du regard pendant plusieurs secondes, comme s’il essayait de sonder ses pensées.

— Ecoute, entre nous, si tu es là, ce que tu as de bonnes raison, crois-moi. Personne n’atterrit dans ce lieu par hasard.

Maxwell croisa les bras et se mit à réfléchir à la question, pour répondre avec honnêteté.

— A vrai dire, je ne sais pas trop. Je crois que ce que je cherche, c’est m’évader de ce monde, si vous voulez tout savoir. Vivre… avant tout ça.

— Tout ça ?

— Avant que la civilisation ne s’éteigne et que le désordre ne prenne racine.

Le patron le regarda avec malice, un sourcil levé.

— Pour quelqu’un qui ne sais pas ce qu’il cherche, tu as des opinions vachement arrêtés. C’est pas plus mal, de nos jours.

Maxwell sourit, un peu gêné, tandis que l’étranger relâcha une autre volute de fumée.

— Pourquoi vous m’avez posé cette question ? Est-ce que vous pouvez m’aider à trouver… ce que je cherche ?

— Est-ce que je ne t’ai pas déjà apporté ce que tu cherchais, dès l’instant où tu as posé les pieds dans mon club ?

Maxwell regarda furtivement la chanteuse, toujours en pleine performance. Comme l’avait deviné l’homme à la cigarette, l’ambiance que dégageait ce lieu lui avait plu dès le départ. Tout semblait à sa place, tout était en harmonie, tout semblait baigner dans une chaleur apaisante. Contrairement au monde extérieur, froid, cruel, hétéroclite et inadapté. Alors que le temps paraissait être en pause ici-bas, il n’avait jamais eu l’impression d’autant vivre réellement l’instant présent. Ce club était un refuge, une arche de Noé pour les gens comme lui.

— Cependant, continua l’homme, une fois qu’on a goûté à ce club, on n’a plus envie d’en ressortir. J’ai pas raison ?

Maxwell acquiesça d’un signe de tête, résigné.

— Ne t’en fais pas, poursuivi-t-il, avant de pousser sa chaise et de se lever. Orphée a peut-être la solution pour toi.

— Qui est Orphée ? demanda Maxwell, qui se leva à son tour.

— C’est moi, dit-il, le visage flanqué d’un inquiétant rictus. Bienvenue au club, monsieur Murphy !

*

*       *

Maxwell fut amené par une porte dérobée près du coin salon, à l’extrémité d’un long couloir sans couleurs, ni portes, qui menait vers ce qui s’apparentait à un juke-box. Il ne comprenait pas trop ce qui se passait et cela commençait sérieusement à l’inquiéter.

— Qu’est-ce que je suis censé faire ? interrogea Maxwell.

Orphée ne répondit pas directement, trop occupé à chercher quelque chose dans sa poche, la langue tiré sur le coin de sa bouche. Finalement, il trouva ce qu’il cherchait et lâcha une petite exclamation de joie.

— Si j’ai bien compris ton souci, tu as en assez de ce monde, c’est bien ça ?

Maxwell opina sans mot dire.

— Et tu désires vivre dans un monde qui ressemblerait un peu à ce club, finalement. Un monde qui te ressemblerait. Le monde tel qu’il était avant. Le monde d’antan, le monde de tes ancêtres.

Orphée semblait avoir mis le doigt sur ce qu’il cherchait depuis des années. Il voulait vivre dans le passé. Pas dans ce présent si terne, avec si peu de perspectives d’avenir. De fait, Maxwell acquiesça encore une fois.

— Eh bien, voici ma solution.

Orphée fit tournoyer en l’air une pièce en la lançant avec son pouce, avant de la rattraper au vol et de la jeter dans la paume de Maxwell. Ce dernier se mit à l’observer, l’air dubitatif. Ce n’était pas un dollar, ni aucune autre monnaie. La pièce n’avait aucune inscription, elle était vierge.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu le sauras bien assez tôt, lui répondit Orphée, en désignant du doigt le juke-box au bout du long couloir, qui semblait interminable. Tu vas aimer la musique que j’ai choisi pour toi.

Quel pouvoir avait ce simple juke-box, pour qu’un patron de club lui accorde autant d’importance ? Maxwell l’ignorait mais comptait bien le découvrir. Il n’était pas rassuré, bien au contraire, mais il est vrai que la curiosité prenait surtout le dessus à ce moment-là. D’un pas mal assuré, Maxwell s’avança en direction de cet étrange accessoire. En apparence, il paraissait normal. Mais une aura mystique semblait émaner de lui. Une étrange chaleur aussi, une chaleur qui se répandait le long des murs de ce couloir infini.

Après plusieurs pas, Maxwell arriva enfin à son niveau. Il était brûlant et d’une beauté sans pareil. Seule la lumière jaunâtre, inaffectée par le temps, émanant de ses courbes voluptueuses, éclairait la pièce. Les bulles, enfermées dans les tubes épousaient les formes de l’objet, comme des randonneurs grimpant une colline. Vu de plus près, Maxwell reconnut le modèle dont il s’agissait : c’était un Wurlitzer de 1946. L’un des modèles de juke-box les plus connus, un modèle qui avait fait le bonheur de nombreux bars et restaurants à travers tous les Etats-Unis.

Cependant, l’idée de mettre quoi ce que soit dans cette machine ne l’enchantait pas, mais il n’avait pas le choix. Avait-il le choix ? Bien-sûr qu’il l’avait. Il n’avait qu’à rebrousser chemin et repartir vadrouiller dans la ville. Mais il en décida autrement. Maxwell inséra la pièce donnée par Orphée dans la fente prévue à cet effet. Elle glissa lentement dans le conduit. Il se prépara à choisir une musique avant qu’il ne se rende compte que la machine venait de le faire pour lui.

Un peu surpris, il eut un léger mouvement de recul. Puis, il jeta un œil à la chanson que le juke-box avait choisi en poussant le bouton par lui-même : I’m in another world, joué par Duke Ellington. Ce n’était pas une chanson pour danser. Plutôt paradoxal pour un juke-box.

Le disque en question glissa sur la platine et la pointe de lecture s’abaissa sur le vinyle, tel le bâton d’un maestro dirigeant un orchestre. La musique commença doucement par quelques notes de piano. Durant ces quelques bribes musicales, Maxwell ressentait déjà des sortes de fourmis dans le ventre, comme un coup de stress, comme s’il se sentait menacé. Était-ce son corps qui l’avertissait d’un éventuel danger ? Ou bien était-ce cette musique ?

Le piano s’arrêta soudainement pour laisser place à une note extrêmement longue au saxophone. C’est à ce moment que la souffrance apparut. La musique le brûlait, le compressait. La pression de l’air semblait de plus en plus lourde. Les hurlements de Maxwell accompagnait désormais le saxophone, tandis qu’il tentait tant bien que mal de ne pas l’entendre, en plaquant ses mains contre ses oreilles, en vain. Un liquide épais coulait déjà de son oreille. Son propre sang.

Il ne pouvait rien faire. La douleur lui faisait perdre ses forces, petit à petit. Il tomba à genou, dans un fracas monumental, alors qu’il sentait que ses yeux étaient sur le point de sortir de leurs orbites. Dans un dernier sursaut, il s’affala à terre et perdit connaissance définitivement. La musique avait eu raison de lui.

*

*       *

A son réveil, Maxwell fut aveuglé par un flash blanc, qui l’obligea à cacher la lumière en plaçant sa main gauche devant lui. Il se tenait debout, sans aucune égratignure, ni aucun saignement et avec ses yeux bien calés dans ses orbites. Avait-il imaginé toute la scène ? N’était-ce qu’un simple rêve ?

Le problème, c’est qu’il n’avait aucune idée de l’endroit dans lequel il se trouvait. La pièce dans laquelle il se trouvait était d’un blanc immaculé et d’une brillance sans égale, de sorte qu’on ne distinguait même pas la différence entre le sol et les murs. Tandis qu’il observa ses mains un moment devant lui, il se rendit compte qu’il arrivait à voir son reflet dans le sol.

Juste en face de lui se trouvait une sorte de comptoir, richement décoré, un mélange de bois et de bronze, qui dénotait étrangement avec la couleur dominante et la sobriété qui animaient cette pièce. Derrière le bureau se dressait un grand panneau en bois couvert de centaines de clefs, réparties sur différents niveaux. Maxwell comprit alors de quoi il s’agissait : c’était la réception d’un hôtel. Au vu du nombre de clefs, il devait avoir du succès. Il put infirmer sa théorie, grâce à la présence d’une petite sonnette d’hôtel, posée sur le comptoir à gauche.

Maxwell s’approcha alors de la réception. Il jeta un coup d’œil derrière la réception en se penchant pour être sûr que personne ne se cachait derrière pour lui faire une frayeur. Effectivement, tout était vide.

Avec un peu d’incertitude, il appuya sur la sonnette, trois fois. Personne. Il rappuya une quatrième fois. Toujours rien.

Agacé, il tourna la tête pour voir où cette pièce pouvait déboucher et si personne ne l’attendait derrière lui. Mais c’est en regardant à nouveau devant lui, au niveau de la réception, qu’il eut la désagréable surprise de voir que quelqu’un venait d’apparaître derrière le comptoir. Maxwell ne put s’empêcher de hurler de frayeur. Il s’attendait à ce que son cœur aille à cent à l’heure et toucha sa poitrine dans un réflexe, mais ne sentit rien. Pas même un seul battement. Intriguant, certes, mais pas autant que le mystérieux personnage qui venait de faire son apparition.

C’était un vieil homme, aux cheveux grisâtres, longs et crasseux. Ses yeux, noirs comme l’onyx, le fixaient avec une certaine compassion. Sa tenue, en revanche, dénotait complètement avec le haut de son corps : il portait un costume rouge sombre en queue-de-pie, une chemise blanche aussi éclatante que le reste de la pièce, un nœud-papillon, proprement attaché autour de son cou. Placé derrière sa réception, il avait l’allure d’un maître d’hôtel un peu particulier.

Le vieillard regarda Maxwell de la tête aux pieds, en inclinant légèrement la tête, scrutant chaque détail.

— Qui êtes-vous ? l’interrogea Maxwell.

Il lui lança un sourire, qui ne plut pas trop à Maxwell. Trop inquiétant à son goût.

— Je vous retourne la question, répliqua-t-il, d’une manière soutenue et théâtrale.

— Maxwell Murphy. Et vous, vous êtes qui ?

L’employé se mit à faire les cent pas de son côté de la réception, en longeant le mur de clefs et en faisant valser certaines d’un délicat coup de main.

— Moi, je ne suis qu’un guide. Un guide pour les voyageurs de l’outre-tombe. Pour ceux qui ont de quoi payer, bien-sûr.

Dans une concomitance quasi-parfaite, une pièce venue de nulle part apparut dans la main de l’homme, qui n’avait eu qu’à ouvrir sa paume, sans que Maxwell ne s’en aperçoive.

— Justement, je vois ici que vous m’avez apporté ce qu’il faut.

— Mais… Je n’ai rien…

Après avoir observé la pièce, il reconnut celle qu’il avait placé dans le juke-box avant son arrivée dans ce lieu. Que faisait-elle ici ?

— Ne vous inquiétez pas, cela fera amplement l’affaire.

Le maître d’hôtel posa la pièce sur la réception.

— Bien, je crois que j’ai beaucoup de choses à vous montrer.

Il se retourna vers les étagères remplies de clef.

— Alors, où se trouve cette fichue clef ? marmonna-t-il.

Après avoir parcouru les rangées de clef en long, en large et en travers, il réussit à retrouver ce qu’il cherchait.

— Ah ! La voilà !

Il montra la clef à Maxwell, qui était encore abasourdi par ce qu’il était en train de vivre.

— Qu’ouvre-t-elle ? demanda-t-il.

— La porte de vos quartiers privés, monsieur.

— Mes quartiers privés ? Mais de quoi parlez-vous ? Je ne sais même pas où nous sommes ! Et je ne sais même pas qui vous êtes non plus d’ailleurs !

Le visage de l’homme passa de l’excitation à la déception.

— Alors, vous n’avez toujours pas compris ? Quel désappointement !

Maxwell se souvint alors de la réponse de l’homme lorsqu’il lui avait demandé qui il était.

— Vous m’aviez dit que vous étiez un guide, pas vrai ? Je vous ai payé, alors expliquez-moi.

Après un long soupir, l’homme consentit de lui offrir une explication. Et de lui donner son nom. Maxwell aurait préféré ne pas demander ce qu’il aurait dû deviner depuis un bon moment.

— Je m’appelle Charon. Et je serai votre guide dans les Enfers durant votre séjour ici.

D’un coup sec, il enfonça sa clef dans la serrure dissimulé parmi les autres clefs dans le panneau en bois et le poussa avec vigueur. Le panneau tout entier pivota dans un grincement, comme une porte, laissant entrapercevoir ce qui attendait Maxwell. La noirceur. Les ténèbres éternels. Les Enfers.

*

*       *

Les Hommes avaient imaginé pendant des siècles ce à quoi pouvait bien ressembler l’au-delà. Ils en avaient débattu, ils s’étaient rassemblés autour de visions communes et avaient parfois tué pour elles. Aujourd’hui, Maxwell l’avait devant ses yeux. Et ce n’était pas du tout ce qu’il avait imaginé.

Contrairement à la légende, il ne semblait pas y avoir de Styx et Charon n’avait pas de barque pour faire traverser les morts. Non, c’était bien plus simple comme ça. La porte cachée derrière le panneau s’était ouverte sur un grand escalier de marbre aux marches abîmées par le temps, qui descendait et serpentait à travers des ténèbres insondables. Alors que Maxwell avait entamé la descente, il observa ses alentours. Tout autour de lui, des millions d’étoiles maculaient l’obscurité, tel un ciel nocturne. Mais ce n’était pas le ciel.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Maxwell. Des étoiles ?

Le guide des Enfers, qui ouvrait la marche, lui répondit sans même se retourner.

— Non, ce sont les autres résidents.

Maxwell faillit demander une explication plus claire lorsqu’il comprit enfin ce que Charon voulait dire. Si les Enfers étaient un hôtel, alors tous les morts étaient… des résidents permanents.

— Combien y en a-t-il ? l’interrogea Maxwell.

Charon s’arrêta, comme si la question demandait une intense réflexion. Comme s’il se souvenait de chaque homme et de chaque femme qu’il avait accompagné jusqu’au lieu de leur dernier repos.

— Des milliards, dit-il enfin, d’un air résigné et platonique.

Il continua son chemin, tout comme Maxwell, qui se posait encore plein de questions. Et surtout, il se demandait ce qu’Orphée voulait montrer à Maxwell en l’amenant aux Enfers. En quoi les Enfers ressemblaient-ils de quelque façon que ce soit au club qu’il venait de quitter ? La seule manière de le savoir était d’avancer.

Mais ce n’était en rien une sinécure. Les escaliers semblaient interminables. Etirés sur plusieurs kilomètres, suspendus parmi les méandres de ce ciel étoilé, qui n’en était pas un. Tout cela lui donnait l’impression d’être dans l’espace. Pas six pieds sous terre. Finalement, Maxwell en vit le bout lorsqu’il arriva devant un grande entrée bardée de colonnes grecques et d’un tympan monumental, sur lequel était gravé son nom de famille : Murphy.

Charon traversa l’arche, suivi de près par Maxwell, qui commençait à comprendre enfin la raison de sa venue ici. Orphée lui avait demandé si son désir était de vivre parmi ses ancêtres, et c’est exactement ce qu’il allait faire. L’arche gréco-romaine déboucha sur un sorte de place, avec en son centre une majestueuse fontaine aux décorations minutieuses, entourée par une végétation luxuriante. Plusieurs mascarons étaient apposés à la fontaine. Tous ces visages crachaient de légers jets d’eau, dont le bruit blanc apaisant régnait en cet endroit. Mais ces visages si expressifs avaient quelque chose de familier pour Maxwell et ne ressemblait en rien aux visages grotesques qu’on pouvait trouver d’habitude sur les fontaines. Quelques chose ne tournait pas rond. Cependant, il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

Toute cette grande place était entourée de plusieurs colonnes et de plusieurs dizaines de portes, au-dessus desquelles étaient inscrits des dates surmontées de différents noms et prénoms. Maxwell en reconnut certains, c’étaient des gens de sa famille, des ancêtres. Ces gravures donnaient à ce lieu l’allure d’un caveau familial, qui refilait la chair de poule à Maxwell.

— Où mènent toutes ces portes ? demanda Maxwell, abasourdi.

Charon ferma la grille de l’entrée à clef, avant de se retourner vers Maxwell.

— C’est derrière ces portes que vivent vos aïeux, répondit-il, en désignant les portes de ses doigts cadavérique. Vous n’avez qu’à en choisir une.

Maxwell s’approcha de la fontaine. En y regardant d’un peu plus près, il comprit pourquoi ces visages lui avaient paru si étrangement familier. Ils représentaient des visages de personnes de sa famille : il reconnut facilement sa grand-mère et son oncle, mais eu en revanche du mal à reconnaître les autres.

Il s’assit au bord de la fontaine, afin de réfléchir.

— A quoi dois-je m’attendre si je traverse l’une de ses portes ? s’enquit-il auprès de Charon. Un enfer brûlant envahi par les flammes ?

Charon sembla chercher ses mots. Il leva les yeux au ciel, soupira puis se résigna à donner une réponse.

— Pour savoir ce qu’il y a derrière, il faut d’abord que vous franchissiez le pas, monsieur Murphy. Mais je puis vous assurer que ce que vous imaginez être l’enfer ne ressemble en rien à ce que vous allez trouver derrière ces portes.

Maxwell regarda un moment Charon droit dans les yeux avant de se murer dans un silence profond, troublé par le bruit blanc de l’eau s’écoulant dans la fontaine derrière lui. Il regarda autour de lui toutes ces portes aux poignées dorées en anneau, qui le dévisageaient, attendant de savoir laquelle d’entre elles il allait choisir. De quel membre de sa famille, de quel ancêtre allait-il choisir de découvrir la vie après la mort ?

Parmi ces noms, Max reconnut celui de son arrière-grand-mère du côté de sa mère, O’Brien, au-dessus de l’une des portes. Katherine O’Brien était une femme qui avait vécu beaucoup de choses, elle avait eu une vie bien remplie, une vie qui avait duré de 1907 à 2002. Il ne l’avait pas beaucoup vu, elle était morte quelques années après sa naissance. C’est pourquoi il décida de franchir le pas et de la choisir.

Charon poussa cette lourde porte, qui s’ouvrit avec un léger grincement, tandis que l’excitation que ressentait Maxwell montait d’un cran. Un flash lumineux frappa son visage et l’obligea à mettre sa main devant ses yeux, puis la lumière se fit moins intense. Dès lors, il réussit à percevoir son environnement. Devant lui s’étendait une longue colonnade, enveloppée dans une lumière tamisée, tandis que le long de cette colonnade, tout était sombre. Charon ferma la porte derrière lui, se retourna et passa en tête.

— Où est-elle ? demanda Maxwell, une pointe de tristesse, de colère et de déception dans la voix.

— Elle est partout, ici, monsieur Murphy, répliqua Charon. Regardez.

D’un geste de la main, Charon désigna les ténèbres absolus qui habitaient derrière la colonnade, à gauche. A l’instant même où il pointa son doigt, une lumière puissante envahit progressivement l’espace, tel un projecteur sur une scène de théâtre. Au fur et à mesure, Maxwell distingua plusieurs personnes en file indienne, réunies dans un grand hall éclairé aux murs de pierres et au toit en chevron. Derrière elles, plusieurs drapeaux américains étaient accrochés fièrement.

Rapidement, Maxwell reconnut la scène qui prenait place devant ses yeux : des milliers de migrants, débarquant sur Ellis Island, espérant trouver un refuge en Amérique. Des personnes venues du monde entier, le visage creusé par les rides, la mine affreuse et blafarde, le regard dans le vide, habillées de vêtements, désormais en lambeaux.

Mais Maxwell ne comprenait pas ce que cela avait avoir avec lui. Alors qu’il était sur le point de demander à Charon la raison de tout ceci, il aperçut un détail qui percuta dans son esprit. Parmi tous ces gens, docilement placés en file indienne, une petite fille sortit du lot pour une seule raison : le foulard qu’elle portait autour de sa tête. Un foulard rouge vif, constellé de plusieurs fleurs blanches.

Un souvenir émergea de sa mémoire : il se revoyait, petit garçon, jouant avec son frère dans le grenier de sa grand-mère. C’était une vraie caverne d’Ali baba. Mais par-dessus tout, au-delà des innombrables jouets qui étaient entassés là, un élément en particulier l’avait frappé. Ce foulard, caché au fond d’une vieille malle, tacheté de moisissure, un peu jauni par le temps, mais plein de vie.

Ce même foulard que portait la petite fille devant ses yeux. Il ne pouvait s’agir que d’une seule personne : son arrière-grand-mère.

Dans un élan irrépressible, Maxwell tenta de courir vers elle, de la rejoindre, mais c’était impossible. Une sorte de champ de force, de mur invisible, placé entre les colonnes, l’en empêchait. Il était comme un visiteur dans un zoo, les mains placées sur une vitre de plusieurs centimètres d’épaisseur.

— Elle est morte, monsieur Murphy, vous, en revanche, vous ne l’êtes pas encore. Pas vraiment.

Maxwell, la respiration saccadée, ne savait plus quoi penser.

— Je ne comprends pas. Tout ce qui s’est passé là-haut, avec le juke-box… Ce n’était pas réel, c’est ça ? Je suis en train de rêver ?

— C’était on ne peut plus réel, monsieur Murphy. Mais vous n’êtes qu’un visiteur. Vous n’êtes pas encore… un résident permanent.

Maxwell avait à peine entendu la réponse de son guide. Il était focalisé sur la scène derrière la vitre. La petite fille au foulard rouge, tenue par la main de sa mère, avec un vieux chiffon dans l’autre main, qu’elle serrait fort dans contre sa poitrine. Petit à petit, elle avançait de quelques mètres, en direction d’un grand bureau devant lequel était assis un homme en costume, à l’air mal aimable.

— Votre arrière-arrière-grand-mère et sa famille ont subi de plein fouet la Grande Famine en Irlande au milieu du XIXème siècle. Elle a bien failli ne pas y survivre. Alors, quand la Grande Guerre a été déclarée, elle a décidé de fuir avec ses enfants en 1917. Elle est arrivée à Ellis Island le 12 avril de cette même année.

— Pourquoi est-ce que je suis en train de regarder ça ? interrogea Maxwell.

— Je ne comprends pas la question, monsieur Murphy, s’étonna son guide macabre.

— Je veux dire… Ce que je suis en train de voir, ça s’est passé il y a plus de cent ans, observa Maxwell, les mains accrochées à une colonne, dont l’estomac était retourné par tant d’émotion, Son regard ne pouvait se détacher de l’image de son arrière-grand-mère.

— Eh bien, tous les résidents sont condamnés à revivre leurs souvenirs ici, qu’ils soient bons, ou mauvais. Vous aussi, vous devrez revivre vos souvenirs, un jour ou l’autre.

Charon, qui n’avait cure de l’état dans lequel se trouvait son visiteur, continua d’avancer en lui priant de faire de même. Un peu plus loin, toujours sur la gauche, une autre scène était en train de se jouer. Une rue animée de New York servait de cadre à la distribution de la soupe populaire, devant laquelle se pressait des dizaines de pauvres gens au teint jaunâtre, des cadavres miasmatiques sur pied faisant la queue pour quelques cuillerées de liquide chaud et assez nourrissant pour survivre. A nouveau, Max reconnut son arrière-grand-mère grâce à ce même foulard. Elle avait beaucoup grandi, bien-sûr, c’était désormais une jeune adulte, mais elle avait gardé le même foulard.

— Ah, la Grande Dépression ! annonça Charon, comme s’il arrivait à la partie la plus intéressante de son histoire. Une période horrible pour tout le monde, sans aucun doute. Même votre famille n’a pu se soustraire à ce cruel châtiment.

Maxwell était pétrifié devant toute cette horreur qui l’assaillait. Charon continua la visite, mais tout ce qu’il voyait n’était que malheur, terreur et désespoir. La seconde guerre mondiale, la bombe atomique, la guerre froide, toute une vie passée dans la peur, à se demander de quoi serait fait le lendemain.

Maxwell avait beau tourner la tête dans toutes les directions, d’examiner chaque scène, chaque souvenir de son arrière-grand-mère, il avait l’impression que tout ce qu’il avait toujours imaginé n’était qu’un mensonge, un mirage, une illusion. Sa famille avait eu une vie simple, sans fioritures. Bien-sûr, sa famille avait eu des moments de joie et de bonheurs, entre les dîners de familles, les bals et les soirées passées à danser, mais ce n'était pas ce que la culture populaire laissait imaginer. Cela lui faisait regretter de ne pas avoir posé plus de questions à sa grand-mère à propos de sa vie et de son enfance. C'était ses ancêtres qui avaient le pouvoir de lui transmettre leur savoir, pas les films hollywoodiens et la télévision, qui diffusaient des idées préconçues, des exagérations et des approximations à longueur de temps.

Charon, lui, ne disait plus rien, il observait simplement Maxwell, ce touriste parmi les morts, un être déboussolé, répétant que tout cela était impossible. Après plusieurs minutes à lui avoir laissé examiner toute la vie de sa famille, il proposa de lui montrer la vie de ses autres ancêtres, mais Maxwell, assis par terre, adossé à une colonne, la main droite sur le front, refusa de poursuivre l’expérience. Charon, compréhensif, acquiesça d’un signe de tête.

— Vous comprenez maintenant. Vous comprenez pourquoi Orphée vous a amené ici. Pour vous donner un nouveau regard sur le monde. Cependant, n’oubliez pas que nous nous reverrons un jour, monsieur Murphy. En attendant, vous savez ce qu’il vous reste à faire : aller de l’avant, sans regarder derrière soi.

Charon fouilla dans sa poche, sortit la pièce vierge et plate et la lui lança. Le tintement de ce petit bout de métal caressa l’oreille de Max, tandis qu’il la rattrapa au vol.

— C’est la meilleure chose à faire, a-t-il conclu.

Au moment même où Charon délivra sa dernière réplique, un flash lumineux aveugla Maxwell.


*

*       *

Il se retrouva alors de retour dans ce couloir sombre où il avait trouvé la mort, devant se satané juke-box. Son cœur battait à cent à l’heure. Enfin! Il était vivant. Mais il était en sueur, comme s’il se réveillait à peine d’un cauchemar. Était-ce le cas ?

Le juke-box semblait entendre la moindre de ses pensées, puisqu’à cet instant précis, il se mit en route, alors que Max n’avait inséré aucune pièce. Il commença à jouer une chanson, une chanson qui résonnait étrangement avec les dernières paroles de Charon. C’était We’ll meet again, de Vera Lynn. Ses paroles hanteraient Maxwell à jamais, tandis qu’il se tenait là, debout, face à son destin :


« We'll meet again

Don't know where

Don't know when

But I know we'll meet again, some sunny day. »


           « Maxwell Murphy avait cru au strass et aux paillettes que sa nostalgie artificielle et sans fondement lui ordonnait de croire, il avait cru qu’un monde meilleur pouvait se nicher dans un passé qu’il n’avait fait qu’imaginer.

           Mais il a ainsi compris que son monde qu’il détestait tant était bien réel, que ce monde était certes imparfait, mais corrigible. Pour finalement l'apprécier, Maxwell a dû faire un petit détour… par la Quatrième Dimension. »

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