Le Prince du Contrevent
Mes derniers sens ressurgissent. L'un est stimulé par les effluves d'encens dont cet espace devenu clos à fini par se saturer. Puis par une autre senteur, plus enivrante, une herbe brûlée qui enflamme. L'autre n'en a pas assez de deux yeux pour embrasser la composition merveilleuse qui s'y offre. De grotte il ne persiste aucun indice : sol et murs sont couverts d'un assortiment de tapisseries aux motifs et couleurs d'une extravagante diversité. Quant au plafond... A l'abri de tout éclairage hormis celui des gemmes qui y sont incrustées, on pourrait sans hésitation le substituer à un firmament nocturne. Puis bien plus bas, comme flottant à hauteur de taille, des foyers ornementés procurent lumière et chaleur. Enfin au centre un bain cristallin offre un contraste glacial à l'érubescence ambiante.
Une seule pensée maintient encore en activité mon esprit harassé : m'enfoncer dans ce bassin et m'y abandonner, laisser s'échapper tous mes maux. Mon regard attrape un frissonnement, prostré dans un angle : un ange brun, sa nudité seulement défiée par deux bandes de tissu immaculé. Son air est aussi audacieux que sa triste tenue, son corps presque aussi blanc. Ses jambes graciles sont repliées sous une taille délicate, et dans ses bras repose une princesse : sa chevelure est aussi libre et blonde que celle de sa gardienne est noire et élaborée ; sa tunique rose, qui lui arrive aux genoux, met en valeur des formes tout juste naissantes. Une fleur se devine sur l'étoffe. Une fleur écarlate.
C'est le chant de cette femme pour accompagner les derniers instants de la petite qui a dû me guider jusqu'ici. Nulle larme, nulle émotion n'entame son visage parfait. Elle va s'éteindre, comme l'enfant s'est éteinte. Mais elle je peux peut-être encore la raviver.
-Je m'appelle Pietro...
-...
Je m'approche doucement, ignorant encore un peu ma fatigue immense, m'agenouille devant elle, tend les mains, esquisse un sourire. Rien. Je finis par attraper la fille avec d'infinies précautions, la dépose sur un lit de coussins, et abaisse ses paupières sur ses yeux carmin, devant ceux verts et vides de la femme, impassible. Je voudrais la consoler, la rassurer, la bercer... Je m'endors.
* * *
-Vous faites un bien piètre sauveur, Pietro. Comme si nous n'avions pas suffisamment de tapis... Je suis vivante grâce à vous, toutefois. Voyons si je peux faire quelque chose pour vous à mon tour. Vous laver, pour commencer. Regardez-vous ! Sortez déjà de ces oripeaux ignobles.
Totalement déboussolé, je m'exécute, et me retrouve bientôt plongé dans l'eau tiède, ma seule virilité encore protégée. La dame porte maintenant une robe sophistiquée, fendu des hanches aux chevilles, lacée du cou au nombril, de sorte qu'elle dissimule les attributs de sa féminité tout en exposant sa chair au désir.
Elle s'approche pour verser diverses potions dans le bassin, puis se penche derrière moi et commence à me masser délicatement. Toute la douleur, la fatigue et les doutes s'estompent soudain, remplacés par un appétit qui grandit à mesure que ses mains se montrent plus aventureuses.
-Vous êtes un Hordier, n'est-ce pas ?
-Oui.
-Pourquoi ?
Je me crispe. Elle le sent. Ses prises deviennent plus fluides, plus audacieuses encore. Et je finis par me détendre à nouveau.
-Je ne suis pas sûr de comprendre.
-Vous n'avez pas choisi de devenir ce que vous êtes. On a choisi pour vous, avant même votre premier souffle : vos parents, l'Hordre... On vous a formé quand vous étiez trop jeune pour vous interroger, mais maintenant ? Pourquoi le rester ? Pourquoi continuer ?
-Je... Vous ne comprendriez pas.
-Alors explique-moi.
Comment ? Comment exprimer cette puissance de la marche, cette harmonie du groupe, comment les mettre en mots pour une abritée, pour qui le vent n'est pas une bravade mais seulement un outil et un fouet ?
-La Horde, avant tout, c'est... Cette fraternité qui nous lie, cette addition qui rend chacun d'entre nous plus fort, et le groupe encore plus. Qui nous pousse à nous surpasser, à donner plus que le meilleur de nous-même...
-Tu sais, ma profession m'amène à côtoyer beaucoup d'hommes et de femmes qui ont beaucoup de choses à dire. Des mots comme les tiens, qui font briller dans tes yeux la lumière du partage, je l'entends aussi bien dans la bouche du fermier que du charpentier. Avancer pour les autres, et grâce aux autres. L'union fait la force, m'a un jour dit un bucheron. L'Hordre veut vous faire paraitre uniques, parce qu'elle en a besoin, mais ne te leurre pas, ce partage, nous le connaissons tous. Même ici, dans le sous-sol de l'espèce humaine, nous ne survivons qu'en nous entraidant.
-Vous ne pouvez pas sérieusement comparer le Contre à...
-Pourquoi ?
Je prends soudain conscience de l'irrespect dont je fais preuve envers une femme qui malgré sa pénible existence et la haine qu'elle doit porter au sexe opposé, malgré sa détresse, m'a porté assistance là où l'inverse était de mise. Je crains qu'elle ne se ferme, mais mes paroles ne paraissent pas l'affecter. Je comprends ce qu'elle est en train de faire, ce qu'elle a toujours fait, et ma part de compassion souhaite la faire cesser, l'épargner. Et pourtant je ne peux me résoudre à lui infliger un refus. Je ne sais plus comment agir, je ne suis même plus sur de savoir ce que je suis...
Elle se glisse dans l'eau devant moi, et malgré son vêtement mouillé, frôlant la transparence, je ne peux détacher mes yeux des siens, émeraudes, gardiens d'une volonté empreinte de fierté, agrémentée d'une once de malice.
-Pourquoi aurais-je moins de mérite que toi ? Je rends des gens heureux, toi qui aides-tu ? Que fais-tu ? Qu'apportes-tu ?
-J'aide ma Horde. Je fais ce qu'aucun autre n'a la force de faire. J'apporte l'espoir.
-Quelle arrogance... mais je crois que tu ne le penses pas vraiment. Je t'ai irrité et je m'en excuse. Ta tâche est louable, j'essaie juste de... comprendre.
Elle est tellement bienveillante, elle ne fait que se montrer curieuse, pour affronter sa tristesse peut-être. Et moi, abruti que je suis, je me laisse encore une fois aller à ces émotions qui me contrôlent. La colère... la colère de ne pas savoir qui je suis. L'angoisse du doute et de l'incertitude. Il faut que je me reprenne ! Je ne veux pas la perdre... Je ne veux pas me perdre.
-Je suis désolé. Vous avez raison, un tel mépris... Ce n'est pas moi. C'est juste que... Je pensais tellement que tous suivaient notre progression avec attention, et admiration. Je n'ai jamais cru que...
-Que les gens pouvaient être satisfaits de leur vie ? Qu'ils n'ont pas besoin de connaitre toutes les formes du Vent pour être heureux ? Ouvre les yeux, Pietro ! Nous existons sans vous ! Et nous aimons notre existence ! Et toi, Prince, existes-tu ? Vis-tu ?
Un pic de glace me transperce la poitrine. Je suffoque. Ma vie ? Qu'ai-je fais de ma vie ? Combien de femmes ai-je pris le temps d'aimer ?
-Regarde-toi ! Tu me désires, et pourtant une cage t'empêche de te l'avouer, une prison de morale et d'exigences. Vivre c'est pour toi marcher noblement, soutenir noblement, et éventuellement, mourir noblement ?
-Oui ! Cette noblesse donne un sens à ma vie.
-Et j'admire cela en toi. Mais que vas-tu faire de cette noblesse ? La jeter dans une crevasse au-delà de Norska, dans le meilleur des cas. Des hommes bâtissent des villages avec cette noblesse, ils érigent des monuments. Ils changent le monde. Tandis que tu te contentes de le fouler.
-Pour l'espoir. Celui de comprendre le Vent. De découvrir son origine. Ma noblesse sert à porter un flambeau pour tous les hommes. Ceux qui ne peuvent pas marcher.
-Ne peuvent pas ? Ou ne veulent pas ? Tu crois que nous tous, les « abrités », nous attendons dans nos petites maisons, éclairés par la seule lueur vacillante de votre dévouement à l'espèce ? Je n'ai que faire de l'Extrême-Amont ! Ou de formes que personne n'a jamais rencontrées, sans lesquelles la vie se débrouille très bien.
-Mais tous ne sont pas comme vous !
-Ouvre les yeux ! Bien sûr qu'ils le sont. Tu t'accroches à un rêve comme un noyé à sa planche. Pas besoin de bâton pour vous faire marcher votre vie entière. Pas besoin de trésor. Juste d'un rêve. Tu ne changes pas leur vie. Même si tu devais trouver l'origine de toutes choses, tu ne la changerais pas. Ou alors si, mais ce serait pire. Parce que la réponse, quelle qu'elle soit, serait définitive. Donc forcément décevante. Ils rêvent de jardins enchantés, de musique et de couleurs, quand tu ne rêves que de gloire. Tu veux changer la vie de tous les autres, parce que tu es incapable de changer la tienne. D'en faire ce que tu veux. Et tu veux qu'ils te remercient pour cela. Pour ta générosité. Pour ta grandeur. Tellement princier ce serait...
-C'est faux !
Je me lève. Je n'en peux plus. Elle a esquivé tout ce que j'ai construit, tout ce que j'ai peiné à comprendre. Elle a balayé toutes mes interrogations, insignifiantes devant son suprême questionnement : quel est le sens de tout cela ? J'ai passé ma vie à ériger une cathédrale, et en quelques phrases elle en a contesté les fondations. Je voudrais disparaitre. Ne pas avoir à réfléchir. Me demander quel embranchement j'ai manqué. Quelle vie j'aurais pu mener.
Je ne fais pas plus de quelques pas avant de m'effondrer, corps et visage ruisselants. Je l'entends s'approcher. Elle m'enveloppe dans un grand drap. Me serre tout contre son corps. Je sens sa chaleur à travers le tissu, mais plus que mon âme, c'est mon cœur qu'elle échauffe. Ce que je ressens est pire que la passion pour une femme qui me taraude d'habitude. Absolument méprisable. Une pulsion. Un désir. Je veux le réprimer, je le pourrais, si il n'était que physique. Mais cette femme, ses mots, ses pensées sont tellement libres, tellement... plus réels que mes mornes convictions. Ce que je convoite est moins son corps que les ailes de lumières qu'ont déployé ses doutes.
-Pietro, je ne pense pas que tu crois en une voie unique. Ta destination est un temple de valeurs et de certitudes, et tu as longtemps cru que la trace que tu parcourais était la seule pouvant t'y conduire. Et s'il y en avait en réalité une multitude, et que l'une d'elles venait de se présenter à toi ? Devenir noble pour une personne de ton choix, non pour des inconnus. Par amour, non par devoir.
-Je le fais pour la Horde... J'aime chacun d'eux.
-Non. Tu les admires, tu les respectes, et en échange ils t'admirent et te respectent. Mais ce n'est pas de l'amour. Ce n'en sera jamais. Tu n'as jamais aimé que le Prince. Pas celui que tu peines à incarner, mais celui que tu rêves de devenir. Cet amour ne t'apportera que la tristesse. Et la mort.
-Même si j'avais des sentiments pour vous, qu'êtes-vous face à l'héritage de centaines de Hordiers, aux dizaines d'années d'amitié infaillible, à nôtre quête toujours changeante ? Je ne vous connais pas. Même votre nom m'est inconnu.
-Et malgré cela, tu doutes. Quelle est donc cette force prodigieuse, pour qu'elle parvienne à briser des certitudes ? La crainte de compagnons incapables de te surprendre encore commence à s'immiscer, je me trompe ? A mesure que ta propre conscience se structure, celle des autres devient plus prévisible, et tu redoutes cela plus que tout.
Comment ? Comment peut-elle me lire ainsi, alors qu'elle ne me connaissait pas une heure auparavant ? Aucun de mes amis, même Sov, n'est jamais parvenu à déceler cette angoisse viscérale qui me saisit sans cesse. Existerait-il vraiment une connexion entre les esprits ? Un lien caché que la passion seule serait capable de mettre à jour ?
-Et me voilà, une fille que tu n'as jamais vu, dont tu ne sais rien. Un mystère. Ce fut ton rêve, un temps, ta raison de vivre : résoudre le plus important, le plus insondable des mystères. Mais tu n'y crois plus vraiment, n'est-ce pas ? L'Extrême-Amont, d'origine, s'est mû en finalité : ta finalité. La statue du prince enfin achevée.
-Arrête !
-Et tu me vois, et une ancienne flamme est ravivée. Le vent l'a éteinte, et tu pensais qu'il en avait même emporté les cendres. Mais une braise persiste, et j'ai tout mon feu pour la ranimer.
-Tais-toi !
-Mon feu est mots, et mon feu est chair. Je pourrais me taire, mais tu ne veux pas cela, Pietro, pas vraiment. Toutes ces femmes que tu as cru aimer, c'était seulement l'intense besoin de les protéger qui t'envahissait. La passion, tu l'as gardée pour celle qui n'aurait pas besoin de cette protection. Tu l'as gardée pour moi.
-Comment peux-tu prétendre une chose pareille ? Pourquoi serais-tu si spéciale ?
-A toi de me le dire ! Dis-moi que tu as déjà gouté cette saveur qui t'habite en ma présence. Dis-moi que tu as déjà imaginé troquer le marbre contre une fleur. Avant aujourd'hui. Avant cet instant. Dis-le-moi !
Comment le dire ? Mettre en mots ces pensées papillonnantes, incertaines, irrationnelles ? Pour les filles, sous la pluie je serais devenu soleil pour chasser les gouttes, et le froid. Pour elle, je deviendrais soleil pour lui offrir un arc-en-ciel, goutte pour ruisseler sur son corps et froid pour qu'un millier de flocons la caresse. Mais cela prouve-t-il que je l'aime ?
-Je ne sais pas ce que je pense. Ce que je veux.
-Alors laisse-moi t'aider...