Le Prince du Contrevent
Quelques gravas, c'est tout ce que l'on a trouvé. Des briques aux courbures variées, des tuiles aérodynamiques brisées. Et des corps, mitraillés par la poussière super-véloce. Tout le fluide de leur organisme remplacé par du sable brun. Impressionnant qu'Arval les ait même remarqués. Et le tout en faible quantité, encore, aussi même durant son court moment de gloire ce ne devait pas être beaucoup plus qu'une ferme et ses dépendances. Si nous sommes maintenant habitués à une telle désolation, je ressens pourtant toujours une pointe de compassion pour ces abrités qui s'imaginaient à l'abri de tout danger. Et néanmoins, comment se sentir désolé pour ce qui n'a de toute manière été que le pâle reflet d'une vie ? Une existence faite de joies simples, certes, mais bornées, restreintes à un horizon de certitudes, d'exigences et d'immobilité. Ils tiennent vraiment plus du végétal. Vivants mais pas vivaces.
Je leur porte toujours assistance, néanmoins. Mais pour m'épauler, ils se font plus rares à chaque fois, dans la Horde. Je les comprends. Leur fatalité nous contamine. « Vent le voulait. Mais qu'importe ! Nous reconstruirons, plus résistant. Et pourquoi pas plus grand » Plus, toujours... « C'est une bonne opportunité », ils disent. Pourquoi attendre qu'un malheur vienne chambouler leur vie pour enfin réaliser ce qu'ils ont toujours voulu ? Et est-ce vraiment ce qu'ils veulent, ou seulement ce qu'ils doivent ? Leur maigre contribution à l'espèce. Je me suis toujours demandé si je serais aussi fier d'être de la trente-quatrième s'il n'y avait pas tous ces regards sur nous, tous ces espoirs...
J'entends un bruit sous les débris. Presque un souffle, un murmure. Un gémissement. Je me précipite, j'écarte les planches, je brise les dalles trop lourdes, et enfin je la discerne. Une trappe cerclée de fer. C'est assez rare, si loin d'Aberlaas. Je ne parviens pas de suite à la soulever. Je commence à paniquer. Et s'ils étouffaient ? Si l'un d'eux se vidait de son sang, et que je n'étais pas assez rapide ? Jetant mes dernières forces dans ce combat vital, je la bouge juste assez pour pouvoir glisser une calle. Et entendre les cris.
Une idée me vient. La trappe s'ouvre vers l'Ouest, ce qui est en général une grossière erreur : quelqu'un qui voudrait l'entrebâiller de l'intérieur se prendrait le vent pleine face, et à moins de la tenir fermement elle serait rabattue par un fort courant sans la moindre chance de la refermer. Mais là je peux utiliser cette configuration à mon avantage. Je sors ma cape des nuits froides, et en glisse un côté dans l'interstice, tenant l'autre solidement. Devenue voile, elle devrait permettre au vent de m'aider... Voilà ! Il s'engouffre... Et je plonge pour éviter la plaque arrachée par une soudaine rafale. Je l'évite presque, mais un bord heurte ma tempe. Je m'effondre, complétement sonné.
* * *
D'angoisse, les appels sont devenus détresse. Je me relève et m'approche de l'ouverture. Des lueurs de plusieurs couleurs s'agitent loin en contrebas. Ils n'ont vraisemblablement rien pour remonter le puits. Je m'empare d'une corde et d'un de mes crochets d'arrimage, lequel je plante profondément dans le sol. J'y noue le cordage, que je jette dans la fosse. Je descends.
En bas, on m'accueille à force de remerciements hystériques, entrecoupés des sanglots d'une angoisse qui ne s'effacera qu'en laissant des traces. Celle de l'abandon, de l'asphyxie, de la faim. La pensée des extrêmes que peuvent atteindre des mères pour soulager leurs enfants, aussi. De la pièce où je me trouve, assez grande pour abriter une famille, plusieurs couloirs et cavités défient l'obscurité. Les lumières que je discernais d'en haut sont produites par des lampions en cartons accrochés un peu partout, et d'autres que les petits tiennent au bout de bâtons. Je m'éloigne de la frénésie des premiers rescapés, qui s'organisent déjà pour monter une échelle de corde grâce à ma propre installation. L'un d'eux m'interpelle.
-Vous êtes de la Horde ? La Horde du Contrevent ?
-Pietro Della Rocca, oui. Vous avez de la chance que notre éclaireur ait repéré les décombres de votre ferme. Comment se fait-il que rien n'ait été prévu pour vous permettre de remonter seuls ?
-C'était bien plus qu'une simple ferme, tout un village... Nous l'avions construit dans une large fosse, un peu plus au nord, espérant ainsi nous protéger des rafales. Le furvent l'a totalement rebouché. Des dizaines de maisons ensevelies dans ce trou... Nous avons tout perdu, y compris nos outils, et les échelles... Sans vous...
-Vous avez commencé à déblayer ? Porter secours à de possibles survivants ?
-Tout est allé très vite...
-Où !
L'homme sursaute. Se pensant condamnés, ils s'étaient laissé aller au désespoir, s'apitoyant plutôt que de se préoccuper de leurs semblables. J'aimerais tellement croire que même dans une telle situation, je ne cesserais de penser aux autres. N'en avoir aucune certitude me désole.
Il m'indique un boyau légèrement en descente, que j'emprunte en courant. L'éclairage se fait plus rare, l'air plus vicié. De la poussière, en suspension depuis l'éboulement, m'agresse le visage. Je relève mon foulard sur mon nez, plisse les yeux. Le nuage s'épaissit encore, mes mains prennent le relais de mes autres sens. Le sol perd en régularité. Je trébuche une première fois, une seconde. Me cogne la tête violemment, et reste prostré à terre.
Et alors je l'entends : une mélodie, presque imperceptible, mais tellement douce... C'est elle qui me relève, qui me guide dans mon aveuglement enfumé jusqu'à l'éboulement, encore elle qui va puiser dans des réserves déjà vidées la force pour le dégager. A mesure que j'écarte les rochers, elle se renforce, me renforce. D'appel elle devient hargne, une colère de vivre, de survivre. Elle allume en moi ce désir d'être, absolument. Et lorsqu'enfin j'atteins le dernier obstacle, le plus léger et pourtant, après ce qui semble une éternité d'efforts, le plus difficile à écarter, alors elle se meut en invitation.