[LGDC] fanfiction Le Temps des Brumes
Une silhouette éclatante de blancheur sous la lumière du zénith glissa le long de la paroi grisaillante du Rocher. Longeant la roche sombre comme pour fuir la lumière qui pleuvait sur la combe, elle disparut bientôt en s'engouffrant dans les ténèbres froides de la faille, derrière laquelle s'emmurait la tanière des Guérisseurs.
"Fougère, c'est moi. Tu es là ?" s'enquit la chatte de sa voix franche et forte.
S'avançant dans l'air humide et clos de la grotte, Flamme Blanche clignait douloureusement ses yeux plissés, très pâles, presque rosés, qui semblaient peiner à s'acclimater au brusque changement de luminosité.
A l'intérieur, malgré sa difficulté, elle finit par déceler au travers du rideau des ombres, la présence de sa sœur assise au fond de l'antre. Celle-ci, le dos tourné, était absorbée par la contemplation d'un camaïeu de plantes et d'herbes sèches étalées en éventail à ses pieds. Penchée au-dessus des échantillons médicinaux, le visage froncé, elle comptait et recomptait les différents morceaux de végétaux du bout des griffes, comme si le résultat de son inventaire ne la satisfaisait pas.
"Et bien, tu ne t'y retrouves plus dans toutes tes herbes ou quoi ? s'amusa Flamme Blanche en la voyant faire et refaire son décompte, remarque ce n'est pas moi qui vais pouvoir t'aider...'', ajouta-t-elle presque aussitôt tout en entreprenant de slalomer prudemment entre les multiples plantes dispersées un peu partout.
- Oh ! Tu ne me serais pas d'une grande aide, effectivement..., confirma la Guérisseuse sans quitter des yeux son contrariant inventaire végétal, comment oublier ce fameux jour... où tu as saisit à pleine gueule ce superbe pied d'ortie, en étant persuadé qu'il s'agissait de lamier blanc...
- Tu n'es toujours pas prête de le laisser enfin derrière nous, ce piquant souvenir d'apprenti, n'est-ce pas ? " ironisa Flamme Blanche sur des accents théâtralement résignés.
Fougère se retourna vers elle, les yeux levés au ciel, faisant mine d'être en proie à une intense réflexion.
- Hum... non, je ne suis pas prête d'abandonner ce souvenir, non. Et je crains fort qu'il ne finisse même par te suivre jusqu'aux Clan des Étoiles..."
Les deux sœurs se toisèrent familièrement d'un air faussement intimidant, avant de se sourirent. Fougère Dorée lui tourna de nouveau le dos afin de rassembler les plantes qu'elle inspectait à l'instant en un petit tas de feuilles en vrac.
Flamme Blanche, qui détestait avoir trop chaud, s'était permise de prendre ses aises en se couchant sur le sol rafraichissant, sa fourrure immaculée épousant les aspérités de la grotte en soyeux panaches. La guerrière laissa courir son regard encore assommé de soleil sur l'incongru bric-à-brac de sa sœur dispersé ça et là, sans pour autant pousser son intérêt jusqu'à lui demander le but de cette désordonnée entreprise.
- Loin de moi l'envie de te dicter quoi faire, commença-t-elle alors, mais si tu as visiblement du mal à t'acquitter de tes tâches de Guérisseuse, peut-être serait-il temps de te trouver un apprenti, non ?"
Fougère Dorée eut spontanément un petit haussement d'épaule mollasson en réaction à ces propos.
- C'est une idée, oui."
Elle jeta un regard dérobé à sa guerrière de sœur, dont les paupières cernées de pourpre ne cessaient de se contracter d'inconfort sur ses yeux clairs, malgré les efforts visibles de la chatte pour les réprimer.
"Mais la question demeure la même, poursuivit Fougère, qui ?"
Elle vint s'asseoir pour de bon face à la chatte blanche et posa sur elle un regard énigmatiquement vide pour ajouter :
"Qui aura l'honneur d'être fait apprenti Guérisseur ?"
Flamme Blanche, à ces paroles, fit durant une courte seconde fuir son regard dans le néant de la pénombre, avant de revenir avec aplomb le planter dans celui de sa sœur. Les deux chattes restèrent ainsi un moment, à se toiser silencieusement sous le joug d'une redondante tension, élimée et convenue.
Fougère Dorée soupira intérieurement.
Elle observa sa sœur de lait, superbe. Son corps alerte et musclé étendu sur la roche avec le galbe d'une griffe opaline reposant entre le velours de deux coussinets. Parfois, quand la brise venait animer sa fourrure d'ivoire, on pouvait voir danser sur sa peau rose comme de véritables flammes vaporeuses. Fougère Dorée, elle, était beaucoup plus rêche. Plus massive aussi, plus empâtée. Tandis qu'autour de l'ossature naturellement plus grêle de Flamme Blanche était venu se sculpter les muscles d'années d'entraînement et de vie guerrière.
Elle était pourtant née si chétive. Aussi frêle et livide qu'elle, Fougère, était née saine et solide.
A leur naissance, Fougère avait en effet tout du parfait nouveau-né du Feu : ronde, robuste, battante. Une petite boule de fourrure pelucheuse et hirsute arborant le même pelage brun et tigré que celui de leur père, qui ne se nommait pas Poil de Broussaille sans raison. Au côté de sa vigoureuse jumelle, le minuscule chaton laiteux qu'était Flamme Blanche n'en paraissait que plus anormalement malingre. Avec son poil fin et léger comme du duvet, dans l'obscurité de la pouponnière on l'aurait prise pour un oisillon tombé du nid.
D'ailleurs, on ne s'attendait pas à la voir survivre au-delà d'une lune. Et cela n'aurait finalement pas été pour le pire : une bouche inutile de plus à nourrir, le Clan ne s'en réjouissait pas vraiment. En ce temps-là, beaucoup avaient ainsi prédit qu'en parfait avorton de sa portée, la petite chatte pâlichonne ne deviendrait jamais guerrière. Mais ce qu'aucun ne soupçonnait alors, c'est avec quel aplomb Flamme Blanche allait leur donner tort.
Le feu trouve des ressources insoupçonnées.
Et la petite Flamme que l'on pensait voir s'éteindre, mourir dans l'œuf, réussit bel et bien à grandir, à grossir, consumant peu à peu de son ardeur le doute et la faiblesse qu'on lui avait prêté de nature. Jusqu'à devenir à l'âge adulte une redoutable Guerrière, plus puissante et effilée qu'une aile de harfang.
De cette force, cette habileté durement bâtie, Flamme Blanche s'en galvanisait chaque jour avec un contentement silencieux, parfois presque effronté, qui animait chacun de ses gestes. Elle avait cette manière dans ses mouvements, dans sa façon d'user de son corps, de ses membres endurcies et fiables, cette satisfaction comme inébranlable de jouir de ce qu'elle avait construit pour elle seule, de ce qu'elle avait gagner par la seule force de son acharnement, et qui ne saurait lui être enlevé par quiconque.
Alors, quand à l'époque la rumeur avait couru le Clan que la fragile et souffreteuse Nuage de Flamme avait tous les risques d'être désignée comme apprentie Guérisseuse, à défaut de quoi que ce soit d'autre, la jeune femelle avait tout entrepris pour déjouer ce méprisable et imposé destin. Allant même jusqu'à mordre à pleine dents de brûlantes orties pour s'assurer que son incompétence en matière de plante soit aussi incontestablement avérée que son ambition guerrière...
Non, cela Fougère Dorée n'était pas prête de l'oublier.
Et même en l'instant, fidèle à elle-même, Flamme Blanche continuait sans un mot de la défier de son regard blessé, malgré la douleur que ses yeux irrités qu'elle se forçait à maintenir grands ouverts devaient lui provoquer.
Fougère Dorée savait qu'elle ne céderait pas, malgré cela. Alors, étant plus que jamais fatiguée de cet éternel et stérile ressac de reproches et remords inavoués, la Guérisseuse finit par céder en laissant choir ses prunelles lasses sur le sol moite et gelé de la tanière. Puis, après avoir émit un long soupir provoqué par le mépris qu'elle éprouvait à devoir se servir d'un sujet aussi grave pour désamorcer leurs stupides puérilités d'adultes immatures, elle demanda sur un ton plus doux :
"Comment va Nuage de Craie ?"
Flamme Blanche ravala la défiance qui était venue hérisser ses moustaches pour laisser place à une tout autre contrariété. Elle aussi semblait vouloir passer à autre chose, bien que ce nouveau sujet n'en soit pas moins douloureux, bien au contraire.
- Mieux... enfin, c'est ce qu'il veut nous faire croire..., répondit-elle dans un souffle sonore de chagrin et de préoccupation, il ne dit rien pour ne pas nous inquiéter son père et moi, mais il fait des cauchemars toutes les nuits depuis... ce jour-là.
- Si cela persiste, je peux lui donner des graines de pavots pour l'aider à s'apaiser durant la nuit" proposa Fougère Dorée tout en cherchant des yeux, en anticipation, lesdites graines qui devaient être entreposées quelque part dans l'ombre de l'antre.
A cette proposition, Flamme Blanche ne réagit que par un petit grommellement distant. La guerrière ne voulut probablement pas, par politesse envers sa sœur, que sa réticence ne se perçoive, mais le petit rictus qui pinça malgré elle la commissure rouge de ses babines ne laissa pas de doute quant au mépris que lui inspirait cette perspective.
Fougère Dorée n'avait aucun mal à deviner ce qu'elle devait penser : pourquoi fallait-il que ce soit son enfant qui soit contraint d'ingérer ces foutus remèdes, que chaque pors de sa peau réprouvaient maladivement, alors que son petit se portait parfaitement bien avant qu'une furie sadique et fêlée ne le brutalise sans raison ?
La Guérisseuse, voyant que la queue blanche de la guerrière s'agitait de plus en plus nerveusement au fil des détestables pensées qu'elle devait ruminer dans son esprit, n'insista pas davantage. Les choses étaient déjà suffisamment dures pour eux tous.
"Je n'aurai pas cru que Nuage d'Ombre puisse aller aussi loin..., murmura-t-elle alors comme pour elle-même d'une morne désolation.
- Je ne comprendrai jamais, maugréa Flamme Blanche entre ses vibrisses crispées d'un écoeurement à peine contenu, Vive Aurore n'a jamais élevé ses enfants dans la violence ou la haine d'autrui, alors d'où peut bien venir à cette gamine une telle méchanceté ?
- En parlant de Vive Aurore, releva Fougère, est-elle venue te voir pour parler de l'incident ?
- Tu penses bien que non ! Elle m'évite comme le mal vert... Mais, à défaut de l'excuser, je peux au moins réussir à la comprendre : si l'un de mes enfants faisait ce que Nuage d'Ombre à fait, je ne saurais plus où me mettre.
- Et les Étoiles savent ô combien Vive Aurore déteste perdre la face.
- Oh que oui, approuva Flamme Blanche à renfort de grands acquiescements de tête sarcastiques, à l'heure qu'il est elle doit s'être trouvé un joli trou de mulot où se terrer et ne doit plus oser en sortir !"
Fougère Dorée eut un petit pouffement de rire flegmatique, qui mourut presque aussitôt dans l'air, repoussé au loin par le poids de sa tristesse et de son inquiétude véritable. Elle connaissait sa sœur de lait. Elle savait, sans doute mieux que quiconque, derrière cette colère et cette amertume qu'elle brandissait comme un brise-vent, à qu'elle tempête de douleur et de désemparement son cœur têtu était en proie, malmené par la tourmente de l'injustice et surtout, de l'impuissance.
Ses oreilles brunes et pointues rabattues en arrière, la Guérisseuse cherchait des mots, s'il en existait, qui auraient pu apaiser sa peine, ne serait-ce qu'un peu.
- Ce que Nuage d'Ombre a fait est impardonnable, commença-t-elle d'une voix se voulant calme et mesurée, mais cette enfant est encore jeune et il n'est pas trop tard pour...
- Non, la coupa farouchement Flamme Blanche, ce n'est plus une enfant, justement ! C'est ce que tous vous me répétez, comme une excuse. Comme une excuse pour ne surtout pas avoir à s'en mêler. Mais ayez bien conscience que, bientôt, Nuage d'Ombre sera faite Guerrière. Que d'un instant à l'autre maintenant, au même titre que chacun d'entre nous, l'on va devoir placer en elle notre confiance, notre survie. C'est la responsabilité du Clan, celle de nos vies que l'on va mettre entre ses griffes, entre de telles griffes... Et crois moi, je ne suis pas pressée de voir ce jour arriver.
- Avec ce nouvel incident, le jour de son Élévation de Guerrière n'est pas prêt de se profiler à l'horizon, pourtant. Tu peux te rassurer. Je doute que le Chef laisse passer ça avec autant d'indulgence que la dernière fois.
- Effectivement, Étoile Farouche m'a bien assuré qu'il se chargerait de prendre des mesures à la hauteur des circonstances, pour reprendre ses mots, mentionna la guerrière sans grande conviction, mais... avec toute cette pagaille de traque aux renards j'ai peur que la sentence soit trop laxiste, ou trop tardive. C'est maintenant qu'il faut faire quelque chose, sinon, comment pourrait-elle regretter son acte ?
- En parlant de punition, j'ai entendu, à l'instar de toute notre chère forêt, la confrontation de tout à l'heure entre Nuage d'Ombre et Pelage de Nuit...
- Oh ne m'en parle pas ! s'indigna de plus belle la femelle blanche, nos Ancêtres ont-ils déjà assisté à un spectacle aussi pitoyable ? Et le pire dans tout ça, c'est qu'à cause de son pathétique caprice de ce matin, Pelage de Nuit culpabilise presque d'avoir été trop dur avec elle. Déjà que j'ai dû insister auprès de lui pour qu'il ose enfin la réprimander comme elle le mérite...
- Il ne voulait pas la punir ? s'étonna la chatte tigrée dans un petit froncement de vibrisses interloqué, cela lui est-il donc égal que son fils se soit fait molesté par sa propre apprentie ?"
Fougère Dorée vit soudainement la queue de sa sœur faire un bond d'indignation dans les airs.
- Bien sûr que non, ça ne lui est pas égal !" tempêta la guerrière qui, révoltée par l'absurdité de ces propos, avait fait claquer ses canines aussi blanches que son pelage.
Fougère Dorée, sachant trop bien que cela lui était bénéfique, ne se vexa pas de l'emportement de sa sœur à son encontre et la laissa, sans un mot, vider son sac :
"Comment peux-tu dire une chose pareille ?! Pelage de Nuit est encore plus bouleversé que moi par cette histoire ! Et comment ne le serait-il pas ? Cette nuit encore il est resté dormir avec Craie dans la tanière des apprentis, même si le petit lui a assuré qu'il allait bien. En vérité, plus que pour apaiser Craie, c'est pour se rassurer lui... Ce qu'il s'est passé... ça lui a fait tellement de peine, tu sais... Mais il ne veut pas que sa souffrance soit un poids pour les autres, alors il la cache, comme d'habitude. De toute façon, il n'a jamais fait que ça, souffir en silence. Et même malgré ça, malgré tout ce qu'il pourrait reprocher à Nuage d'Ombre, il n'est pas capable de se mettre en colère contre elle. Il a accepté de la sermonner parce que j'ai fini par le convaincre de le faire, le convaincre qu'il en avait le droit et même le devoir. Mais je le connais : sans ça, il se serait renfermé autour de son chagrin, autour de sa douleur, pour qu'elle ne déborde pas sur les autres, et il l'aurait affronté seul. Car, quelque part au fond de lui, il croit à tort que tout ce qui est arrivé est de sa faute, ce grand idiot."
Tout au long de sa tirade furibonde, Flamme Blanche avait peu à peu perdu de sa verve, au fur et à mesure qu'elle avait fait jaillir ses mots, ne laissant désormais plus place qu'à la fatigue et l'affliction. Ses prunelles rosées aux paupières palpitantes allèrent à présent glisser mélancoliquement sur la paroi ombrée de la caverne. La guérrière blanche se mit alors à sourire imperceptiblement, comme si se révèlait familièrement à ses yeux qui le réclamaient, sur l'écran gris et noir des nuances de la roche ténèbreuse, la grande silouette maladroite et toujours un peu effacée de l'imposant mâle à la fourure nocturne.
"Pelage de Nuit..., appela Flamme Blanche dans un murmure si affectueux et si tendre qu'il aurait pu faire éclore les boutons des fleurs sous la neige, Pelage de Nuit... la vérité, c'est qu'il a le cœur trop doux pour la colère."
Fougère Dorée eut un discret sourire.
Un sourire clair obscur. Un sourire sincère et réjouit, mais qui ne pouvait se défaire de sa part d'ombrage. Une ombre qui, comme un pétale fané, restait coincé à la commissures de ses babines qu'elle crispait d'un malaise résigné. Lentement, les épaules de la Guérisseuse fléchirent, tandis que sa queue embroussaillée vint s'enrouler autour de ses pattes plantées sur la roche qui enserrait sa recluse et isolée tanière dans le creux de ses parois de grès inaltérables.
- Pas Feutré est enceinte." finit-elle par annoncer sans ambages ni émotions particulières au bout d'un temps de silence qui s'était de nouveau instauré sous la voûte de pierre.
La queue plumeuse de Flamme Blanche fut soulevée par un tressaillement de surprise à l'entente de la nouvelle. La joie soudaine qui était spontanément venue briller sur le visage de la guerrière fut très vite ternie par un panel de réflexions et d'appréhensions s'enchaînant dans son esprit.
- Griffe Noire le sait ? finit par demander la guerrière.
- Non, pas encore. Et c'est bien ça le problème. Pas Feutré est paniquée à l'idée de sa grossesse.
- Oh, je comprends mieux..., réalisa Flamme Blanche pensive, elle nous a refait une crise d'angoisse à la pouponnière, il y a quelques jours. Une fois calmée elle n'avait pas voulu m'en dire la raison...
- J'ai essayé de la raisonner, indiqua Fougère Dorée sur un ton désarmé, elle refuse de mettre Griffe Noire au courant. Elle préfère rester dans le déni. Je crois que, quand elle le lui annoncera, cela deviendra concret, réel. Et ça la tétanise.
- C'est sa manière à elle de se protéger." explicita alors Flamme Blanche avec une infinie bienveillance.
Ayant jusqu'à présent passé la quasi entièreté de son existence au sein de l'épais buisson de ronces, de lierres et de clématites enchevêtrés qu'était la pouponnière du camp, Pas Feutré constituait un élément incontournable du calfeutré fourré. Abri dont l'ombre protectrice lui était si difficile à quitter. Et si sa légitimité faisait souvent polémique en raison de son incapacité à s'acquitter des tâches communes et exigées de chaque membre du Clan, Flamme Blanche, au même titre que beaucoup d'autres Mères, éprouvait malgré cela énormément d'affection envers la menue et fantomatique femelle. Et c'est plus d'un guerrier qui avait subi les foudres de ces mères de substitution pour avoir été surpris à médire au sujet de la démunie orpheline.
La hiérarchie, le pouvoir, les statuts au sein du Clan étaient une chose, mais dans l'enceinte de la pouponnière, il en valait autrement. L'intime et confiné dôme de lianes à l'abri duquel les chats du Feu trouvaient la vie était un monde à part. Où les Mères, souveraines, n'obéissaient plus qu'aux lois premières, aux lois dernières, suprêmes et millénaires, celles de la vie et de la mort elles-mêmes. Alors, gare à celui qui oserait s'en prendre à leur protégée Nourrice. Car les Mères du Feu n'hésitaient pas, s'il le fallait, à se dresser pour faire corps entre les sempiternelles grogneurs du Clan et la jeune chatte écorchée, bien trop souvent prise pour cible par leurs blâmes opportunistes. Avec sa fébrilité, sa fragilité, sa ferveur et sa force, aux yeux de Flamme Blanche et de biens d'autres de ses consoeurs que la jeune chatte avait aidé et soutenu tout au long de leur gestation malgré ses propres difficultés, Pas Feutré incarnait véritablement l'âme de la pouponnière.
"Cela va être dur pour elle mais nous serons toutes là pour l'aider, assura Flamme Blanche avec confiance et évidence, le plus important pour l'instant c'est qu'elle aille à son rythme. Qu'elle puisse parler à Griffe Noire quand elle sera prête à le faire."
La guerrière blanche, que ses iris irrités de soleil aux vaisseaux sanguins éclatés devaient désormais lancer d'un mal de crâne aigu, venait masser son visage contracté du rond de sa patte.
"En attendant, on ne doit pas la brusquer, poursuivit-elle en lançant une petite oeillade entendue à sa sœur, d'accord ? Cela va être une période extrêmement stressante pour Pas Feutré, et je ne t'apprend rien en te disant que le stress est très mauvais pour elle."
La Guérisseuse ne répondit rien.
Fougère Dorée savait très bien, qu'à la seconde où les protectrices de Pas Feutré allaient apprendre la nouvelle de sa gravidité, elle serait malgré-elle immédiatement délestée de la responsabilité et de la gestion de la chose, pour ne pas dire dépossédée.
En dépit de la contradiction évidente, les Guérisseurs ne constituaient pas toujours les meilleurs atouts quant au suivi et de la mise bas des femelles attendant des petits, là où bien souvent les anciennes Mères et les Nourrices les surpassaient en savoir et compétences. C'était alors avec l'âge et à force d'assister au phénomène d'enfantement chez les autres, que les Guérisseurs pouvaient arriver à compenser leur manque d'expériences en ce domaine dont l'accès leur était de toute façon, par nature de leur statut, exclu et prohibé.
Fougère Dorée aurait dut se réjouir de savoir que Pas Feutré se trouvait désormais entre de bonnes pattes, qui ne seraient pas les siennes. Et qu'elle n'allait plus avoir à jouer de rôle important dans cette affaire qui constituait un grande source de gêne et d'inconfort pour elle. Cependant, une part d'elle-même ne pouvait s'empêcher de s'assombrir.
Elle observa Flamme Blanche, qui planifiait d'or et déjà dans sa tête tout ce qu'elle allait devoir aménager pour la future Mère. Ces yeux ensanglantés larmoyaient maintenant d'inflammation. Et Fougère Dorée s'était mise, en soupirant, à faire pleuvoir sur la guerrière un regard lassement réprobateur.
Flamme Blanche finit par surprendre le visage réprimandeur que sa sœur appuyait sur elle. Le corps fuselé de la guerrière s'était alors de nouveau tendu et, à l'image de son esprit, il se braqua dans une raideur défensive et butée.
Il y eut un silence glacé bien familier qui se prolongea. Puis, au bout d'un temps, avec la fatale résignation de celui qui amorce un conflit aussi prévisible qu'inévitable, Fougère Dorée se décida à objecter :
- Tes yeux te font mal ?"
La Guérisseuse avait à peine achevé sa phrase que le visage rosé de Flamme Blanche s'était durement fermé. Et, adressant une oeillade pleine de reproche à sa soeur, elle s'en défendit comme s'il s'agissait d'une offense à son encontre :
- Non. Je n'ai pas mal.
- Le soleil brille fort aujourd'hui, tu n'aurais vraiment pas dû sortir. Mais bon, j'imagine qu'au vu des circonstances tu n'avais pas le choix, sermonna d'une voix terne la chatte brune en avançant vers elle, allez, viens là. Je dois inspecter ta peau. Si tes yeux sont dans un tel état tu dois sûrement avoir des brûlures superficielles sous tes poils."
La queue touffue de Flamme Blanche serpenta sur le sol, animée d'une extrême exaspération.
- Tu ne peux vraiment pas t'en empêcher, hein ? susurra avec rancune la guerrière, il faut que tu recommences...
- Écoute, soupira Fougère Dorée d'une voix éteinte de toute énergie, je ne veux pas me fâcher avec toi, je veux juste te soigner.
- Mais je vais très bien ! rétorqua la chatte blanche avec protestation.
- Flamme, tu as un problème et le fuir ne résoudra rien, s'agaca-t-elle, en l'occurrence, tes yeux te font souffrir. Je sais qu'ils te font souffrir. Et tu sais que je sais. Alors, à quoi bon jouer à ce petit jeu d'enfants encore et encore ?
- Et bien tu pourrais tout simplement ignorer ce "problème", qui n'en est un que pour toi. Comme ça, peut-être te décideras-tu enfin à me traiter comme n'importe quel autre membre du Clan, pour une fois, lâcha amèrement la chatte blanche.
- Pourquoi es-tu venu si tu ne veux pas de mon aide ? finit-t-elle par demander au bout de quelques secondes.
- Mais par le Feu des Chouettes, je ne suis pas venu pour que tu m'aides ! s'exaspéra pour de bon Flamme Blanche en se dressant colériquement sur ses pattes, c'est si incongru que ça pour ton esprit tordu d'envisager que ta sœur de lait puisse simplement te rendre visite parce qu'elle a envie de te voir ? Cela fait combien de jours qu'on a pas pris le temps de discuter comme ça ? On ne te voit quasiment plus ces derniers temps.
- Vous ne vous bousculez pas non plus jusqu'ici...
- Ah non ? Et pourquoi selon toi ? Tu es tellement grognon depuis quelques lunes ! Qu'est-ce que tu as à la fin ? Tu n'en as pas marre de ruminer toute seule dans ta grotte comme une vieille chauve-souris ?
- Et qu'est-ce que tu voudrais que j'y fasse dans ma grotte ?
- Mais fais-y ce que tu veux ! Moi je voulais juste passer un peu de temps avec toi, savoir comment tu allais, discuter calmement... pour changer."
Cette fois-ci, ce fut la queue hirsute de la chatte tigrée qui se révolta vigoureusement.
- Oh, donc c'est de moi que tu veux parler ? ironisa la Guérisseuse vexée, alors très bien, je t'écoute : de quels aspects de mon palpitant quotidien veux-tu que l'on discute ? De mes réserves de plantes qui disparaissent ? Des trois baies d'églantier sans pisse de blaireau dessus que j'ai miraculeusement réussi à trouver ? Des croûtes de Peau Tigrée qui ne guérissent pas et que je vais devoir aller ré-enduire de bave ?
- Tu me fatigues, Fougère." souffla lassement sa jumelle en lui tournant le dos avec désabusement.
Fougère Dorée avait laissé tomber son regard sur le sol poisseux de la caverne. Quand la crayeuse silhouette de sa sœur s'éloigna silencieusement vers la sortie de l'antre, elle ne tenta pas de la retenir, se contentant de triturer mollement du bout du coussinet une coquille d'escargot vide abandonnée à ses pieds.
Flamme Blanche s'immobilisa pourtant sur le seuil de la tanière. Elle se retourna pour la regarder d'un agacement attristé derrière le miroir rougeoyant de ses prunelles meurtries. Et, avant de regagner la chaleur et la lumière du monde extérieur, elle décréta avec une lucide pitié :
"Si il y a quelqu'un ici qui fait tout pour enterrer ses problèmes, ce n'est pas moi. Reste là à broyer du noir ou je ne sais quoi, puisque c'est ce que tu veux. Mais alors ne t'étonne pas de te retrouver seule face à toi-même."
Fougère Dorée n'avait pas détaché ses yeux de la coquille spiralée qui, sous ses coups de patte de plus en plus secs, avait fini par se fissurer et se briser sur la roche. Sa queue tigrée, qui balayait toujours le sol au rythme du flot déchaîné des émotions qui surchauffaient dans sa tête, alla bientôt se piquer contre les épines d'une bogue de marronnier à l'intérieur de laquelle fermentait une décoction de feuilles de frêne. Sous le coup de la douleur, mais surtout, de la fureur, Fougère Dorée se hérissa de tout son long et donna un violent coup de patte rageur dans le récipient végétal. L'envoyant valdinguer au travers de la grotte, faisant se répandre sur le sol de roche le poisseux liquide vert.
Le poitrail hirsute de la femelle se soulevant au rythme de sa respiration saccadée d'emportement finit par peu à peu se calmer. Elle se recroquevilla sur elle-même, posant son front lourd et douloureux sur la froidure de la pierre, tandis que dans ses tempes, sa frustration, sa tristesse et son aigreur battaient à la rendre folle.
Pourquoi ?
Pourquoi fallait-il toujours que les choses se passent ainsi ? Pourquoi fallait- il toujours que voir sa sœur de lait lui donne cette sensation d'être assise sur des braises ?
Il faut dire, qu'avec ses éternelles insomnies et son angoisse plus présente que jamais, sa patience déjà fébrile envers Flamme Blanche avait fondu comme neige au soleil.
Non.
C'était un mensonge.
L'angoisse de sa prémonition n'était qu'une excuse. Son énième altercation avec sa jumelle n'en aurait pas été moins forte si elle se trouvait dans le plus radieux et le plus serein des états. La vérité, c'est que tout était de sa faute. Et qu'elle n'avait aucune excuse. Cette espèce de boule de nœuds, de colère rentrée et de rivalité fraternelle, qu'elle et Flamme Blanche ne cessait de se renvoyer l'une l'autre, tout ça c'était elle qui la faisait grossir sans cesse. Elle et elle seule. Elle essayait pourtant, elle essayait si fort de ne pas laisser ces stupides ressentiments revenir se dresser comme des épines entre elle et sa sœur. Mais les épines revenaient toujours, perçaient ses murailles de l'intérieur, depuis ce roncier séché qu'était son cœur.
Fougère Dorée se frappa le front contre la roche. Elle voulait hurler. Et qu'avec son cri se déchirent sa foutue langue, se déchirent son crâne, se déchire cette saleté de grotte des Guérisseurs, se déchirent son rêve insensé et la prémonition. Oui, que se déchire et parte en lambeaux sa vie toute entière, et que jamais ne soient recoller les morceaux.
Elle cogna et cogna encore. Pour que dans sa tête toutes ses pensées acides ne laissent plus que place à la douleur, au silence et ce vide enfin. Oui, elle aurait fait n'importe quoi pour ne plus avoir à penser à sa stupide et lamentable vie.
*
Pelage de Brume faisait les cent pas. Elle n'arrivait pas à tenir en place. Pourtant, elle n'avait plus aucune raison de s'inquiéter désormais. Le trio de guerriers qu'elle avait envoyé pister les traînées de sang depuis la Fosse-Charogne était revenu sans encombre.
Ils n'avaient rien trouvé.
Escortée des ses deux Traqueurs, la vieille Pisteuse Museau Cendré, faisant honneur à son nom, avait remonté le chemin invisible que sa sensibilité innée affûté par des années de perfectionnement avait révélé à sa truffe. La piste s'étirait à travers la forêt, vers le sud du territoire du Feu. Et, pour la plus grande frustration de la vieille femelle controversée, la mission aurait sûrement été un franc succès si elle n'avait pas dû être prématurément avortée. En effet, les trois guerriers missionnés avaient été contraints de stopper leurs recherches en cours de route. Car la piste se poursuivait, hors d'atteinte, par delà le sol maudit et, de par les lois, à jamais inviolable, d'une Terre de Sang. Au mépris du zèle de la Pisteuse et de ses acolytes à mener à bien leur mission, celle-ci en devenait tout bonnement inachevable. Tout comme Pelage de Brume, ils n'avaient eu d'autre choix que de renoncer à élucider ce mystère.
Le retour au camp des guerriers bredouilles avait précédé de peu celui d'Étoile Farouche s'en revenant de ses pourparlers nocturnes. Pelage de Brume n'avait pas perdu une seule seconde pour l'informer des abscons événements. Suite à quoi le Meneur avait souhaité réunir l'ensemble des acteurs de cette mission devant lui, afin d'entendre de vive voix et avec précision ce qu'il en retournait. Étoile Farouche, imperturbable, n'avait rien laissé paraître tandis que les récents faits lui étaient rapportés. Mais les regards graves et entendus qu'il avait adressés à Pelage de Brume tout au long du rapport, ne laissaient aucun doute quant à l'inquiétude que cette nouvelle soulevait dans son esprit.
Après avoir congédié les trois guerriers Étoile Farouche, malgré sa fatigue évidente et les impératifs dont il devait encore s'acquitter, avait gardé quelques instants Pelage de Brume auprès de lui, profitant de ce court tête à tête pour partager avec elle ses sentiments et ses impressions sur la situation. Ses paroles se voulaient avant tout apaisantes et modérées. Car, bien que cette nouvelle histoire de traces et de morts était plus que préoccupante, il n'était pas encore l'heure de s'en alarmer plus que nécessaire. La prudence dans la réjouissance comme dans le désarroi était probablement l'un des adages auquel le leader brun et blanc était le plus attaché. En l'occurrence, d'après ce qu'on lui avait rapporté, la Fosse-Charogne avait vraisemblablement été le théâtre d'une rixe entre Sans-Clans, événement aussi commun que le lichen aux pierres. Et la funeste issue d'une telle altercation avait sûrement fait la fortune d'un charognard opportuniste, dont Étoile Farouche, à l'instar de Pelage de Brume, se préserva de présager de la nature. Bien que cette vérité n'était jamais plaisante à contempler, nul ne pouvait ignorer que les Terres de Sang constituaient le repère privilégié de tout un tas de prédateurs trop heureux de pouvoir bénéficier de ces lieux échappant au contrôle des redoutés Guerriers du Feu.
Quant à ladite présence des Sans-Clans sur leur territoire, elle restait encore à expliquer. Étoile Farouche avait émis l'hypothèse qu'avec les préoccupations exceptionnelles liées à la Traque aux renards auxquelles les Clans devraient bientôt faire face, les chats errants de la Vallée devaient profiter d'une vigilance amoindrie des Guerriers pour se déplacer au travers des différents territoires. Une fois la Grande Traque chez les Neiges menée à bien, il serait plus que temps de nettoyer les terres du Feu des importuns nuisibles qui auraient osé se glisser entre leurs poils. Nombreux membres du Clan seront plus qu'enthousiastes à l'idée de pouvoir prêter leurs crocs et leurs griffes à ce déparasitage. En attendant ce jour de fête, et par acquis de conscience, Griffe Noire irait se rendre lui-même sur les lieux de la présumée altercation pour l'inspecter une seconde fois.
Après cet échange, Étoile Farouche avait renvoyé Pelage de Brume à son tour. Le Chef étant désormais là pour prendre les choses en charge, elle n'avait plus à s'en inquiéter. La responsabilité du Clan qui toute la nuit avait pesé sur ses épaules s'était enfin levée. Et contre toute attente, elle pouvait être plutôt satisfaite de la façon dont elle avait réussi à prendre les devants. Alors pourquoi ? Pourquoi se sentait-elle toujours aussi frustrée et tendue, si ce n'est même plus encore ?
Toutes ces questions sans réponses, ces événements sans logique apparente mais dont la simple coïncidence paraissait trop peu plausible... Le mystère de la fosse, l'embuscade en territoire du Lac, les Sans-Clans anthropophages. Comment ne pas croire que tout ceci était lié d'une manière ou d'une autre ? Le plus dur dans tout ça, c'était de se dire que les réponses étaient peut-être là, à portée de patte, au bout de cette satanée piste, si proches et pourtant perdue à jamais.
Seule face à ces cruelles énigmes, Pelage de Brume n'avait eu le courage de se mêler de nouveau aux membres insouciants du Clan. Et s'était finalement isolée sur un renfoncement perché à mi-hauteur dans la paroi du Rocher, un petit promontoire suffisamment élevé et discret pour lui permettre de bénéficier d'une accalmie de solitude. Mais elle n'y faisait plus que tourner en rond, incapable de se calmer, comme prisonnière de sa propre tête.
Ces foutus Sans-Clans, après avoir surgit du néant pour déverser sur sa vie le chaos qui les engeance, ne pouvaient-ils pas enfin la laisser en paix ? Son père avait beau vouloir la rassurer à ce sujet, pour des fantômes censés vivre dans l'ombre de la Vallée, ils lui paraissaient bien trop tangibles et présents à son goût.
Bien que le terme tant redouté n'ait été prononcé par quiconque durant l'entrevue avec le Chef, Museau Cendré et ses acolytes Traqueurs, face aux évidences, avaient sûrement dû tirer des conclusions d'eux-mêmes. Soucieux de couper court à tout affolement malvenu, Étoile Farouche avait néanmoins incombé la discrétion au petit groupe missionné à propos de la fosse et de leur lugubre pistage. Ce silence imposé en attendant que mesures officielles soient prises n'était, bien sûr, garantis que par la parole des guerriers engagés. Autrement dit, une garantie bien faible.
Malgré tout, il pouvait espérer que Museau Cendrée, qui était la plus sagace des trois félins concernés, se garderait bien volontiers de faire des vagues en bravant une injonction directe du Chef. De surcroît la vieille guerrière, souffrant depuis plusieurs lunes d'une bien mauvaise notoriété au sein du Clan, ne se risquerait sans doute pas à s'attirer un peu plus l'animosité des siens en devenant la porteuse de mauvais présages.
Pour Pomme de Pin, qui avait pourtant l'impulsivité et l'impudence de ceux qui ne s'embarrasse jamais à modérer leurs avis ou leurs informations sur un sujet, elle était malgré tout bien trop heureuse de jouir de la confiance que les Meneurs du Clan mettaient en elle pour la trahir. Ainsi la satisfaction évidente de faire partie de cette confidence hiérarchique suffirait sûrement à garantir la réserve de la fougueuse chatte écaille.
Quant à Courte Oreille, le second Traqueur, son intérêt pour l'affaire avait paru très limité. Durant tout l'entrevue avec le Chef, le matou n'était que trop pressé de pouvoir enfin aller se sustenter du repas gras et copieux que son statut de Traqueur lui octroyait de droit. Le vieux et bourru guerrier devait considérer avoir fait sa part, et ne semblait nullement chercher à en connaître plus de cette histoire maintenant que le travail était fait. Surtout que, comme il l'avait si bien dit au retour de mission, on s'inquiète plus de ce qui est vivant que de ce qui est mort.
Ainsi, Étoile Farouche pouvait espérer que le silence sur cette affaire, et donc sur le possible retour des Sans-Clans sur leur territoire tienne un peu plus longtemps. Bien sûr, ce léger sursis avant que la rumeur ne se répandent comme un feu de broussailles estival au sein du Clan restait dérisoire. Le temps délie toutes les langues. Et trop de personnes étaient désormais impliquées. Mais cela pouvait tout de même permettre à Étoile Farouche de s'organiser, lui offrir quelques jours de répit entre deux tempêtes qu'il devait braver pour la pérennité des siens.
Pelage de Brume s'immobilisa sur le Rocher.
Et elle, combien de temps allait-elle encore se taire ? Combien de temps allait-elle encore réussir à garder tout ça pour elle ?
Elle se pencha sur le rebord du promontoire, surplombant la combe. En bas, Cœur de Cendre était toujours en compagnie de leurs familiers comparses qu'elle avait quitté plus tôt dans la matinée. Acquiesçant toujours à leurs papotages, glissant un mot ça et là, il faisait désormais courir ses prunelles de cuivre sur la foule alentour, comme cherchant parmi les membres du Clan rassemblé une silhouette familière qu'il ne trouvait pourtant pas. Reculant d'un pas coupable dans l'ombre de l'imposant Rocher, Pelage de Brume sentit ses griffes chercher à fuir de ses coussinets pour finalement se heurter à la dureté de la pierre impénétrable.
Soudain, des voix retentirent alors jusqu'à ses oreilles, en provenance du sommet du géant de roche, qui la firent se retourner. Derrière elle apparut bientôt les ombres découpées par le soleil oblique de Griffe Noire et Pomme de Pin. Cette-dernière qui, avec grand sérieux, du moins le voulait-elle, explicitait à son Lieutenant le déroulement de son importante mission de tantôt, n'omettant aucun détail. Griffe Noire, qui n'avait visiblement pas l'énergie de complaire Pomme de Pin dans sa quête d'approbation, réagissait à peine à ce que sa demi-soeur s'évertuait pourtant si passionnément à lui retransmettre. Quand il aperçut Pelage de Brume sur le promontoire dérobé en contrebas et qu'il sauta pour l'y rejoindre, laissant la chatte écaille poursuivre dans le vide, celle-ci ne perdit pas de son aplomb pour autant et lui emboîta le pas pour poursuivre son glorieux récit autoproclamé.
Ce n'est que lorsqu'elle eut achevé sa solennelle tirade, fièrement campée sur ses pattes dans cette position exagérément formelle qu'elle déployait toujours en présence du Lieutenant ou du Chef, qu'elle réclama les prochains ordres qu'il souhaitait qu'elle exécute pour lui. Mais le masque digne qu'arborait la jeune guerrière tomba bien vite sous le coup du dépit, quand les précieuses directives tant attendues de Griffe Noire furent simplement celles qu'il formula, plutôt sèchement, pour qu'elle prenne enfin congé. Pomme de Pin s'exécuta péniblement, ne manquant pas de foudroyer par la même occasion Pelage de Brume avec hargne et rancune, la rendant probablement coupable dans son esprit de vouloir s'accaparer à sa place la reconnaissance du Lieutenant. L'absurdité de ce ressentiment réussit presque à esquisser un début de sourire amusé sur le minois tiraillé de Pelage de Brume.
Pomme de Pin enfin partie, Griffe Noire vint s'asseoir à côté de la guerrière couleur de brume sur le rebord du promontoire. Vu de près, les traits du mâle apparaissent encore plus tendus et arasés qu'il ne semblait déjà l'être au premier coup d'œil. Avec le voyage jusqu'aux Trois-Épines, sans parler du poids des tenants et aboutissants d'une telle entrevue, il va sans dire que la nuit avait dû être longue pour lui aussi. Le mâle tigré de brun et de noir réussit malgré tout à adresser une ombre de sourire poli à la guerrière.
"Le Chef ne devrait plus tarder à faire son annonce, concernant l'accord avec le Meneur du Lac." prononça-il alors avec grande banalité, se qui laissa Pelage de Brume très perplexe.
Le Lieutenant était tout sauf connu pour des babillages oisifs et plats tel que ce qu'il venait pourtant de prononcer. Et quand bien même le renfermé matou serait exceptionnellement d'humeur loquace, le moment paraissait particulièrement mal choisi, au vu de leur état physique et mental respectif.
Un silence gênant s'étira entre eux. De manière inédite, le mâle s'était mis à piétiner maladroitement sur ses pattes puissantes et zébrées, presque nerveux. Ces prunelles ternies de fatigue oscillaient sous ses paupières fuyantes. Pelage de Brume avait l'impression qu'il souhaitait aborder avec elle un sujet d'importance mais qu'il ne maîtrisait pas complètement, ou qui le mettait fort mal à l'aise. Ce qui ne lui ressemblait guère.
Les pensées de Pelage de Brume s'emballèrent. Était-ce l'affaire des traces qui le troublait lui aussi ? Elle voulait lui parler de la Fosse-Charogne. De la Terre de Sang. Des Sans-Clans. Mais elle devait s'en garder. Car elle ne voulait pas risquer d'influencer son jugement, qu'elle estimait, quand il se rendrait sur place à son tour. D'autant plus que sa tragique expérience des Sans-Clans dans sa prime jeunesse, bien qu'effroyable, pouvait permettre au Lieutenant de déceler au fond de la macabre fosse des détails insoupçonnés qui auraient échappé à tous les autres. Du moins, c'est l'espoir improbable auquel son cœur avide de réponses aspirait malgré tout.
Enfin, après un temps qui tortura de suspense Pelage de Brume par sa longueur, il finit par se lancer et articuler ce qui lui taraudait la langue et l'esprit :
"Et... je..., aussi, je... je voulais te remercier..."
Cette fois-ci Pelage de Brume ouvrit des yeux ronds, dévisageant pour de bon le Lieutenant. Ces mots étaient sûrement les derniers que la guerrière s'attendait à entendre en l'instant. Face à la confusion de la femelle grise, Griffe Noire, qui n'en était pas moins pantois, explicita en ajoutant :
"Merci d'avoir fait en sorte que... les choses ne s'ébruite pas concernant... ta rencontre..."
Son échine râblée se ramassant un peu sur elle-même, le musculeux félin avait fait fuir ses yeux verdâtres vers le bas, sur un lieu précis en retrait de la combe. Et ce n'est que lorsque Pelage de Brume suivit le regard du chat tigré et posa à son tour ses prunelles sur la boule de lianes et de ronces abritant la pouponnière, qu'elle comprit.
Oui, elle comprenait désormais la signification réelle de cet étrange échange. Elle comprenait pour qui ces mots fébriles et sincères entre ces babines d'ordinaires si raides et retenues étaient prononcées.
- Ne t'inquiète pas, lui sourit-elle alors, tant que cette histoire ne sera pas résolue, je ne dirais rien. Elle n'en saura rien."
L'oreille pointue de Griffe Noire tressauta vivement d'étonnement à l'entente de ces paroles. Et, comme décontenancé d'avoir été deviné avec tant d'évidence et de facilité, il fixa de surprise Pelage de Brume durant quelques secondes, avant de faire pudiquement papillonner ses paupières sur ses prunelles agitées de gêne.
Ce n'était pas la première fois que Pelage de Brume se faisait cette réflexion, mais parfois, dans des moment tel celui-ci, quand son masque strict et rigide de Lieutenant du Feu lui échappait, le regard de Griffe Noire était celui d'un petit chaton.
Reprenant de sa contenance, il lui sourit. D'un sourire sincère et doux. Avant de reporter ses yeux ravivés de leur éclat vers le dôme de la pouponnière, là où se trouvait celle pour qui toutes ses pensées étaient adressées. Aussi loin qu'elle s'en souvienne, Pelage de Brume n'avait jamais connu d'époque où l'âme de Griffe Noire n'était pas indiciblement liée à celle de Pas Feutré, et inversement. Car, bien que l'expression et l'épanouissement de leur amour était toujours timidement calfeutré dans le secret d'une intimité qui n'appartenait qu'à eux seuls, personne au sein du Clan n'ignorait les sentiments inconditionnels que les deux chats éprouvaient l'un pour l'autre.
Et si le choc de Griffe Noire en apprenant le retour des Sans-Clans avait été aussi terrifiant que douloureux, cela n'était probablement rien en comparaison du traumatisme que cela allait sans aucun doute raviver chez la pauvre orpheline. Et cela, plus que quiconque le mâle tigré devait terriblement le redouter. Dans ce contexte, Pelage de Brume concevait sans mal que le Lieutenant devait être près à tout pour tenir éloigner le plus longtemps possible la fragile femelle qu'il aimait tant de l'atroce vérité.
Le cœur de Pelage de Brume se serra. Les événements à venir s'annonçaient encore bien cruels pour Pas Feutré. Puisse le Grand Guerrier lui donner la force de les affronter.
Il fut bientôt temps pour les deux guerriers de mettre un terme à leur conciliabule. Griffe Noire redevenant Lieutenant du Feu, dut rejoindre le Chef qui depuis le sommet du Rocher venait d'appeler au rassemblement afin d'émettre son annonce. Pelage de Brume descendit se perdre parmi les faciès familiers du Clan peuplant la combe sablonneuse. Cœur de Cendre l'attendait. Il lui souriait. Un peu inquiet. Mais heureux.
Quand elle s'assit à côté de lui, il vint coller sa fourrure couleur de cendre qui sentait le soleil contre la sienne, et lui chuchota à l'oreille :
- Où étais-tu passé ? Tout va bien ?"
Elle acquiesça doucement, ronronnant pour le rassurer. Et, afin de fuir ses iris cuivrées qui l'interrogeaient avec une insistante sollicitude, elle tourna son visage faussement serein vers l'apex du Rocher où Étoile Farouche prit la parole :
- Mes graves Guerriers, commença le Meneur de blanc et de brun de sa puissante voix grave, je m'en reviens tout juste des Trois-Épines où, comme vous le savez, j'y ai rencontré Étoile Silencieuse, Chef du Clan du Lac. Et je peux à présent vous annoncer, que suite à notre entente, les vaillants guerriers du Lac joindront bel et bien leurs forces aux nôtres pour mener victorieuse la Grande Traque aux renards en territoire des Neiges. À compter de cet instant, et jusqu'au dernier renard gisant dans son sang, la Traque demeure notre priorité absolue ! Désormais, à l'image de nos efforts, les déplacements jusqu'en terre des Neiges seront nombreux et fréquents. En l'absence du Lieutenant ou de moi-même, la responsabilité du Clan reviendra aux quatre guerriers en qui je place ma confiance, qui se relaieront pour assurer la protection du camp. Leurs directives seront à considérer comme le prolongement des miennes. En conséquence, une obéissance et un respect sans faille leur seront dus. Vous, les quatre griffes de ma patte, honorables Guerriers, Croc Brisé, Pourpre Pierre, Fleur du Soleil et Pelage de Brume, je m'en remet à vous et votre commandement, qu'il soit aiguisé et prompt."
La chatte grise et blanche ne put réprimer un hoquet de décontenancement à cette annonce. Son père l'avait pourtant prévenu qu'il avait l'intention de lui confier davantage de responsabilité, cependant elle ne se figurait pas vraiment que cela aille au delà de garder bêtement le camp durant une courte et banale nuit. Alors que là... même tenant compte de son exploit passé et de sa réputation... être placé de la sorte au même niveau que les trois plus grands et respectés vétérans du Clan... alors qu'elle était encore si jeune et inexpérimentée...
D'ailleurs, les autres membres du Clan ne s'y trompaient pas non plus, comme en témoignaient tous ses visages dubitatifs qui étaient venus se poser sur elle. Mais ceux-ci furent bien vite estompés par la bouille rayonnante de surprise et de réjouissance, que Cœur de Cendre lui adressa.
"Ceci étant dit, je n'ai malheureusement pas la possibilité de m'éterniser davantage, poursuivit le Meneur en allant faire briller sa prunelle à l'éclat d'acier vers l'horizon flamboyant de la lumière du couchant, car je dois sans plus attendre me mettre en route pour le Clan des Neiges. Je pars pour un temps, mais je n'éprouve aucun doute et nulle crainte quant à la manière dont tous, vous saurez faire face à l'adversité qui nous défie."
Étoile Farouche avait ensuite achevé son discours en désignant les guerriers qui allaient l'accompagner pour ce périple à travers la Vallée et qui devait sans tarder se préparer au départ. Pelage de Brume en faisait partie.
Un peu désorientée, elle était allée rejoindre les rangs des accompagnateurs du Chef, après avoir précipitamment baragouiné un salut lacunaire à Coeur de Cendre. Il lui avait souhaité bonne chance. Mais n'avait pas réussi à masquer sa contrariété de voir une fois de plus l'opportunité de passer du temps seul avec son amie reporter à plus tard.
Selon les volontés d'Étoile Farouche, le convoie prit le chemin des lointaines et méconnues montagnes des Neiges presque immédiatement. Pelage de Brume lança un dernier regard à Cœur de Cendre.
Aura t-elle enfin l'occasion de lui parler à son retour ?
- Reviens-nous vite." avait murmuré le mâle gris entre ses moustaches tandis qu'elle disparaissait au travers des ombres de la forêt.
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Salut, salut,
Je tenais à faire une petite annonce, notamment pour Sonia qui m’a laissé un commentaire super gentil sur un chapitre d’avant et qui m’a fait super plaisir, merci à toi ! :D
Alors pour répondre à ta question, l’histoire est effectivement loin d’être finie et est toujours en cours, bien que le rythme de publication soit désastreusement long et je m'en excuse.
Aussi, si tu souhaite continuer de suivre l’histoire je t’invite, si tu en as l’envie, à la suivre sur Wattpad plutôt qu’ici (non pas que j’estime plus Wattpad que Fanfictions.fr, à l’origine je me suis inscrite sur ce site pour justement trouver une alternative à Wattpad qui à beaucoup de défauts pour moi. Mais j’ai été très déçue, et un peu choquée même, de découvrir que le site ne permette pas de répondre directement aux commentaires des lecteurs contrairement à Wattpad). Bref, tout ça pour dire que je suis beaucoup plus active sur l’autre plateforme : les chapitres sont à jour de modifications (parfois conséquentes), il y a des bonus comme des dessins des persos et des lieux, des notes supplémentaires etc. Et surtout j’y donne des nouvelles (du moins j'essaye), concernant l'avancée de l’écriture.
A vrai dire, j’ai souvent hésité à supprimer mon compte et ma fanfic de Fanfiction.fr. Car la fonctionnalité qui m’intéresse le plus et qui m’a fait m’inscrire, à savoir pouvoir communiquer facilement avec les lecteurs, n’est pas vraiment possible. Mais le nombre incroyable de vues et de lectures silencieuses que j’ai sur le site me fait renoncer à cette idée. Au passage, merci à tous ! C’est juste dingue que vous soyez autant à me lire :D dommage que je ne puisse pas davantage échanger avec vous sur l’histoire, mais bon..
Sur ce, à une prochaine, et pour tout ceux qui voudraient des nouvelles de l’histoire, rendez vous sur mon autre compte :
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