[LGDC] fanfiction "Le Temps des Brumes"

Chapitre 8 : Chapitre 2

4692 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 02/09/2020 20:04

Fougère Dorée s'agitait de ci de là. Bougonne et morose, comme son humeur l'était depuis plusieurs jours. Elle s'affairait à la pénible tâche de ranger et trier ses différentes réserves d'herbes et de graines médicinales, dans sa tanière de Guérisseuse encombrée et poussiéreuse. Le temps des rouges feuilles arrivant, avec son lot d'humidité et de froidure, les Anciens allaient de nouveaux se plaindre de leurs articulations endolories par les rhumatismes. Elle soupirait. Elle allait encore passer tout l'automne à préparer des décoctions de feuilles de frêne et d'orties pour les soulager, sa tanière empesterait toute la saison. Ces vieux tas de poils édentés avaient intérêt à survivre à la saison froide, ou ils auraient affaire à elle ! Tout à l'heure, quand le soleil sera un peu plus haut, elle se mettra en quête des plantes en question pour commencer d'ores et déjà à préparer les mixtures, et prendre de l'avance, sans quoi, elle sera vite débordée.

Un miaulement guilleret retentit derrière les frondes de fougères qui préservaient l'intimité de sa grotte.

La Guérisseuse lâcha le bouquet d'herbes qu'elle tenait dans sa gueule, pour articuler à l'intention de la personne qui avait la politesse de signaler sa présence avant de faire irruption dans son antre :

« Oui ! Entre, Vive Aurore. »

Une chatte au pelage fauve apparue alors dans l'entrebâillement de la faille du Rocher, écartant les fougères sur son passage, faisant ainsi pénétrer avec elle la lumière drue du soleil extérieur qui, l'espace d'un instant, souligna son corps à contre-jour d'une auréole enflammée. Elle avança dans l'obscurité humide de la grotte à petits pas précieux, tandis que ses pupilles se dilataient pour s'y accoutumer.

- Comment va mon fils ? Demanda Vive Aurore d'une voix fleurie, souriant chaleureusement.

- Il se repose » Répondit la Guérisseuse en désignant de la queue l'un des renfoncements dans la roche qui abritaient les couchages où il lui était possible d'isoler les malades. Celui où était installé Nuage de Silex depuis trois lunes était une alcôve étroite et profonde, idéale pour un jeune chat. Cette dernière était agencée de telle façon que l'on ne pouvait pas distinguer l'apprenti qui y dormait, mais le souffle régulier de sa respiration était audible à qui tendait l'oreille, comme un murmure au fond de la tanière.

Vive Aurore porta son regard et dressa ses oreilles dans cette direction, écoutant un instant, comme pour s'assurer qu'il respirait bel et bien.

- A-t-il mangé ? Interrogea-t-elle à voix basse pour ne pas le réveiller, sans quitter des yeux la niche de pierre où son petit reposait.

- Plus qu'il n'en faut ! Assura Fougère Dorée tout en se remettant à s'affairer. Le temps des plaies est bel et bien révolu pour lui ! C'est la dernière nuit qu'il passe en ma compagnie, aussi je lui ai recommandé d'en profiter tant qu'il le peut. Demain, il sera de retour dans ce trou froid et venteux que l'on appelle tanière des apprentis !

- Comptes-tu retourner t'assurer de son état à l'avenir ? »

Fougère Dorée, qui lui tournait le dos pour entreposer son bouquet de plantes séchées dans un coin, jeta ses yeux au ciel, sans que Vive Aurore ne puisse s'en rendre compte.

- Oui. Devoir oblige. Mais tu peux me croire, Vive Aurore, il est hors de danger. » La Guérisseuse s'était tournée vers elle pour la regarder dans les yeux tout en lui décrétant sa phrase, d'un ton se voulant le plus sérieux possible.

L'autre ne répondit rien, se contentant de plisser davantage ses yeux en ce sourire rayonnant et diplomate qui était le sien. Mais son silence autoritaire en disait long sur ce que cette mère pensait vraiment. Fougère Dorée connaissant bien l'animal, à force de la voir venir chaque jour sans exception depuis le début des soins de Nuage de Silex, savait pertinemment que toute sa bonne foi et son expérience de Guérisseuse ne parviendrait pas à la rassurer. Quand Vive Aurore avait décidé de quelque chose.... Sous le poids de la lassitude, ses épaules et sa nuque s'affaissèrent dans un soupir.

« Et oui, hors de danger.... Du moins jusqu'au prochain blaireau ! »Lâcha-t-elle alors, l'œil pétillant d'une malice taquine. Elle n'avait pas pu s'en empêcher...

Vive Aurore rouvrit ses yeux d'un coup pour la foudroyer avec intensité, sans cesser pour autant de sourire cordialement. Ses moustaches se dressaient à l'horizontale sous l'effet de la contraction intense de son visage pour maintenir ce fameux sourire. La guerrière avait toujours eu une maîtrise d'elle-même forçant le respect. Toujours sauver les apparences, une priorité chez Vive Aurore. La Guérisseuse regrettait un peu sa boutade, elle n'aurait pas dû...mais c'était si tentant !

Elle se renfrogna. Et reprit son sérieux. Quoi que l'on puisse reprocher au caractère de Vive Aurore, son inquiétude pour son fils était tout sauf de façade. Fougère Dorée était bien placée pour savoir dans quel enfer la blessure qu'a subit son petit l'avait plongé durant ces trois dernières lunes. Et à défaut de pouvoir combattre ce fameux blaireau ou le mauvais état de Nuage de Silex, la guerrière s'était lancée dans une vendetta personnelle contre la mentor de celui-ci, qu'elle rendait, dans son cœur, seule responsable de tout ce qui était arrivé. Bien sûr, jamais elle ne s'en prenait à elle frontalement, ou ne faisait preuve d'agressivité, cela ne faisait pas partie de ses méthodes. Et elle ne ratait jamais une occasion de se montrer cordiale et amicale envers Museau Cendré, lui adressant tout autant qu'aux autres ses grands sourires chaleureux et acérés. Mais personne au camp n'ignorait les inculpations et les sous-entendus toujours plus blessants et rabaissants que Vive Aurore faisait circuler à son propos. Faisant petit à petit changer les mentalités et les points de vue en défaveur de Museau Cendré, qui n'avait d'autre choix que de courber l'échine et d'attendre que les choses s'apaisent. Les rumeurs et les messes basses étaient probablement les meilleures armes de Vive Aurore, bien plus tranchants que des crocs dans la gueule de cette chatte. D'autres en avaient fait les frais avant cela, et Museau Cendré n'en serait probablement pas la dernière victime.

Fougère Dorée prit une inclination grave et invitant à la clémence quand elle lui dit alors :

« Vive Aurore... Nuage de Silex va bien. Il connaîtra de meilleurs jours que ceux qu'il vient de passer, mais il va bien. Il est un jeune chat plein de force et de volonté....et il n'a pas le moindre ressentiment envers quiconque pour ce qu'il lui est arrivé. Alors... il est grand temps d'aller de l'avant, autant pour lui, pour toi, que pour nous tous....Il est temps de pardonner, Vive Aurore.... »

Celle-ci avait repris son expression souriante et conviviale, imperturbable. Après un temps de silence tendu, elle déclara simplement, avec légèreté :

- La cérémonie de baptême s'annonce palpitante, ce soir ! »

Fougère Dorée eut un autre soupir, un peu triste. Inutile d'insister. Vive Aurore pouvait faire fondre les pierres tant sa volonté était inoxydable. Et elle avait déjà prouvé sa patience et sa détermination sans faille, par le passé. La Guérisseuse, résignée, la laissa poursuivre sa conversation de convenance à sens unique, à moitié perdue dans ses propres pensées.

« Le temps passe si vite ! Hier encore les premiers-nés de Flamme Blanche n'étaient que de petites boules de poils appelant le lait ! Il me semble que le baptême d'apprentissage de mes propres petits n'a eu lieu qu'il n'y a quelques jours...et voilà que Petite Fumée et Petite Craie quittent la pouponnière à leur tour.... Les as-tu examinés pour la cérémonie ?

- Ces deux là sont en pleine forme. Apte à devenir de rigoureux et énergiques apprentis ! Annonça Fougère Dorée, imitant un ton solennel.

- Puisse le Clan des Étoiles toujours les protéger. Proclama alors celle qui fut l'heureuse Mère de deux portées de chatons, avec pour la première fois un voile de sincère inquiétude dans le regard.

La Guérisseuse acquiesça, les yeux dans le vague. Le silence se prolongea, tandis que l'agitation quotidienne du camp parvenait en écho jusque dans l'antre. Et que les petits grains de poussières brillants dans les raies de lumières, qui transperçaient les fougères de l'entrée, voletaient mollement dans l'air.

- J'ai entendu dire, à plusieurs reprises, que ma Plume Ardente aurait apparemment les faveurs d'Étoile Farouche pour prendre en charge l'un des futurs apprentis. » Annonça Vive Aurore, se donnant des accents de modestie et d'ingénuité.

Cela réveilla Fougère Dorée, qui eu un relent de dérision et de sarcasme, provoqué par son envie de se retrouver de nouveau seule et tranquille pour reprendre ses affaires de rangement.

- Et cela t'étonnes ? Dit-elle pour toute réponse, dans une expiration de dépit. Elle se coucha sur le sol de roche, comprenant bien que malgré l'antipathie de sa réponse, cela allait malheureusement être encore long.

Vive Aurore ignora effectivement la pique, et poursuivit :

- C'est vrai que Plume Ardente est si mature et douce. Elle fait preuve de tant d'empathie et de sagesse, et ceci depuis qu'elle est toute petite ! Si jeune déjà, si attentive et si sensible, bien plus que moi au même âge. »

Fougère Dorée avait revêtu son expression maussade, sa queue rayée commençant à battre lentement sur le sol. La guerrière qui n'en avait cure, eut un air plus sévère quand elle ajouta :

« Si seulement... si seulement sa sœur pouvait prendre exemple sur elle ! Par nos Ancêtres, je ne sais plus comment m'y prendre avec elle ! Parfois je me demande vraiment ce que cette petite a dans le sang...Et que va t-elle devenir ? »

Fougère Dorée leva les yeux au plafond un instant pour réfléchir à la question :

- Pomme de Pin est....pleine de ressources. Elle est un peu brute, comme un fruit vert... mais ce n'est pas un mauvais élément pour le Clan....passé le premier abord....Et puis elle...

- Elle a tant de chance que sa sœur ait la bonté de se soucier d'elle. » La coupa Vive Aurore d'un ton à la fois tranchant comme l'herbe, mais aussi doux que le miel. Du Vive Aurore tout craché. Fougère Dorée eut un haussement d'épaules : comme à chacun, elle savait à quoi s'attendre en n'allant pas dans le sens de Vive Aurore.

« Heureusement que mon petit Nuage de Silex soit si doux et si gentil, comme sa grande sœur ! Et Nuage d'Ombre... on m'a assuré qu'elle se montre pleine de bonne volonté dans son apprentissage... »

Une odeur musquée et entêtante pénétra alors dans l'antre des Guérisseurs. Le parfum suave semblait glisser sur l’air comme une brume d'été et envahir vos narines de ses relents ambrés et piquants comme une fumée fiévreuse. Quand elle arriva jusqu'à la truffe de Vive Aurore, tout le visage de celle-ci se crispa de surprise et d'une intense exaspération, ses yeux jetèrent des éclairs malgré eux. La véhémence que la guerrière ressentit alors n'aurait pas était plus forte si un ramier venait de lui fienter sur la tête. Fougère Dorée, qui savait ce qu'il allait se passer, se redressa sur son arrière train avec empressement.

Se présenta dans l'entrebâillement de la roche celle que son odeur précédait, et qui était la dernière personne au monde que Vive Aurore aurait voulu croiser. Une chatte toute de noir vêtue, au corps élancé sur de longues pattes graciles, qui se mouvait avec une volupté provocante. Son nom, Volute de Suie.

Vive Aurore, qui lui tournait le dos mais qui n'avait aucun mal à deviner le sourire aguicheur et suffisant de l'autre guerrière, avait forcé sur ses traits pour leur donner une expression neutre et fière en dépit de ce qu'elle devait ressentir. Elle annonça calmement :

« Je dois te laisser, Fougère Dorée. Nous nous verrons à la cérémonie. »

Insufflant autant de noblesse qu'elle le pu dans ses mouvements, et se redressant dans un port altier, elle se dirigea vers la sortie, d'un pas tranquille et maîtrisé.

« Volute. » Salua-t-elle en passant devant la chatte noire sans lui accorder un regard, d'une manière se voulant digne et retenue. Mais qui, malgré tout, ne parvint pas à lui faire prononcer ce nom sans donner l'impression qu'on lui arrachait une moustache.

- Aurore... lui répondit l'intéressée en faisant rouler sa voix avec séduction et insolence. Venant faire glisser son dos rond sur la paroi de la roche pour la laisser passer, tout en la suivant de ses yeux en demi-lune, sa queue fine épousant les aspérités de la grotte dans un balancement lascif.

Vive Aurore disparu sans un mot de plus. Volute de Suie et Fougère Dorée croisèrent leurs regards, et après un prolongement de silence, ne purent, ni l'une ni l'autre, retenir plus encore leurs gloussements de rire.

- Tu ne devrais pas la provoquer comme ça.... Raisonna la Guérisseuse en essayant de se contenir de nouveau. Ce n'est pas sérieux...

- Si je savais au moins ce qu'elle me reproche, depuis tout ce temps ! Renchérit Volute en venant s'étendre avec suavité face à elle. Mais l'aurore est telle l'eau vive de la rivière, fière et insondable ! »

Fougère Dorée éclata encore une fois de rire, avant de se reprendre, un plaisir coupable faisant briller ses prunelles vertes, songeant que le fils de celle qu'elles étaient en train de railler se trouvait juste à côté.

- Ah ! Et puis ce sont vos affaires ! Ça ne me regarde pas ! Ha ha ! »

Volute de Suie la scuta avec amusement.

- C'est cela, tu devrais plutôt me remercier : je connais ce regard... avoue que je suis encore une fois arrivée au bon moment pour t'extirper des pattes de notre chère Vive Aurore. Aller ! Laisse-moi deviner ce que c'était cette fois-ci : Plume Ardente, belle parmi les belles, étoile parmi les étoiles !

- Oh arrêtes, je sais bien que toi aussi tu l'adores, cette petite ! La taquina la Guérisseuse.

- Ha ha ! C'est juste, mais qui ne l'adore pas ? D'autant plus qu'elle sera bientôt la mère de mes petits enfants, vu comment les choses se présentent. Quant à sa mère, Vive Aurore, j'ai de la chance qu'à défaut de pouvoir me supporter, elle ait la grande générosité de tolérer mon fils, et d'accepter sa relation avec sa précieuse Plume Ardente....

- Tu as toujours eu le don de jouer avec ses nerfs, c'est un fait. Personne d'autre n'est capable de la mettre hors d'elle comme tu le fait. Alors sois prudente, elle a beau avoir un sang froid de lézard, un jour tu pourrais vraiment la pousser à bout...

- Mais qu'elle vienne ! S'esclaffa la guerrière. Je saurai la recevoir.

- Hors de question ! C'est à moi qu'on demandera de ramasser les morceaux. »

Volute eut un rire clair comme une pluie de printemps.

- Mais bon....je ne me plains pas. J'ai eu le plaisir de goûter au charme de la tranquillité ces derniers temps, puisque Museau Cendré s'est accaparée toute l'attention de Vive Aurore... »

- J'ai de la peine pour Museau Cendré, avoua Fougère Dorée lugubrement. Toute cette histoire... le Clan n'a pas besoin de ça.... Tu penses qu'elle sera à même de lui pardonner un jour ?

- Lui pardonner ? A celle qui a bien failli causer la mort de son enfant ? S'écria Volute. Vive Aurore mourra avant de lui accorder son pardon ! Si elle n'emporte pas sa rancœur avec elle jusqu'au Clan des Étoiles. »

La Guérisseuse émit un long soupir face à la véracité indéniable de ces propos. Quelle tristesse.

« Mais toi, dis-moi...poursuivit son amie. C'est ce soir que tes neveux se font baptiser ? Cela va te faire du bien de prendre un peu l'air. Cela fait combien de temps que l'on ne t'a pas vu sortir de ta grotte ?

- J'avais besoin de réfléchir. » Répondit-elle sans joie, maussade. Avant d'enchaîner presque immédiatement :

« Bon, et si tu me disais ce qui t'emmène vraiment, en dehors de ton attrait pour mes subtils talents de conversation ? »

Volute de Suie ferma ses yeux verdâtres, presque gris, et dodelina de la tête nonchalamment. Fougère, qui savait pertinemment ce que la guerrière était venue chercher en la trouvant, lui annonça sans ambages, laissant libre court à sa mauvaise humeur retrouvée :

« Tu ne devrais plus venir m'en réclamer. Et moi, pire encore, je ne devrai plus céder à tes caprices.

- Mais c'est ce que nous allons faire. Rétorqua t-elle avec fatalisme, gardant les yeux fermés. Car de toute façon, si tu ne m'en donne pas, j'irai en chercher moi même à travers bois, et qui sait avec qu'elles plantes je pourrais m'empoisonner.

- Et c'est ce que tu devrais faire ! Vas ! Vas t'empoisonner avec la première herbe venue, ça me fera économiser mes réserves. »

La guerrière se leva et vint s'asseoir tout en face d'elle, plongeant ses yeux quémandeurs dans les siens.

La queue de Fougère Dorée fouetta deux fois l'air. Puis, elle fit volte-face et alla récupérer un brin de plante presque sec qu'elle lâcha devant Volute. Celle-ci se pencha pour la saisir entre ses babines avides, mais la patte de la Guérisseuse se posa sur le brin, la stoppant dans son élan.

« Écoutes, nous ne pouvons pas continuer comme ça éternellement. Ce n'est pas mon rôle. Et mes réserves sont déjà suffisamment minces. La priorité va aux soins. Emporte ça, mais tu dois comprendre que c'est la dernière fois, Volute. »

Celle-ci sourit. Et attrapant délicatement le précieux brin feuillus, décréta très sérieusement :

- Je ne suis pas stupide. Et je ne veux pas te causer du tort, Fougère, surtout pas à toi. Tu as ma promesse. C'est la dernière fois. »

La Guérisseuse approuva silencieusement, tandis que Volute de Suie quittait son antre, emportant les feuilles de cataire qu'elle allait s'empresser d'aller renifler et mordiller, dans un endroit calme, à l'abri des regards, pour se laisser envahir par ses délicieuses effluves et effets, qui la tiendront loin du monde et de sa réalité durant quelques instants de plaisir immatériel si plaisant aux sens. Et Fougère, sachant bien que même si son amie lui avait assuré en toute honnêteté que cette fois-ci fut la dernière, n'avait aucun doute qu'elle reviendrait, inéluctablement et malgré sa promesse, lui en réclamer davantage. Et qu'elle aussi, céderait. Encore.

Fougère Dorée resta un temps ainsi, pensive. Ne sachant pas vraiment si elle était honteuse, inquiète, triste ou juste envieuse. Elle observa une des feuilles de la plante miraculeuse qui avait chut par terre, à ses pieds. Elle resta là, à la fixer. Elle n'avait jamais vraiment su quoi penser de tout cela. Elle pensa à son rêve. Aux questions toujours sans réponses malgré ses interrogations toujours plus suppliantes au Clan des Étoiles. Elle pensa à la boule dans son cœur, qui ne la quittait plus depuis qu'elle s'était réveillée de ce sommeil. Elle pensa au Clan. Aux Clans. A ses responsabilités. Et à ce qu'elle allait bien pouvoir faire. Elle pensa à la feuille. Et à Volute de Suie, qu'en ce moment même plus rien de pouvait atteindre, qui était libre de toute chose....

Elle se secoua vigoureusement la tête. Les infusions de frêne contre les rhumatismes n'allaient pas se préparer toutes seules. Elle avait à faire. Elle rangea la feuille de cataire sous une lourde pierre moussue.


*



Le Clan tout entier était réuni sous le ciel de la nuit souveraine qui venait tout juste de se coucher. Les Guerriers, jeunes comme vieux, les Mentors et leurs Apprentis, ainsi que les Anciens qui avaient eu le courage et l'énergie de quitter leur couchage formaient ensemble un cercle autour d'une pierre de grès au dessus plutôt aplati. Derrière se dressait le gigantesque Rocher qui avait assisté, bienveillant, à tant de cérémonies de baptême avant celle-ci, témoins silencieux et protecteur de l'histoire du Clan du Feu et de toutes les valeureuses vies qui avaient prêté serment avant Petite Craie et Petite Fumée. Sur la pierre de cérémonie était entreposées cinq crânes dont la blancheur exposée aux pluies et aux vent luisait de reflets d'ivoire sous la lune naissante. Le plus gros, celui d'un blaireau, était encadré de part et d'autre de deux crâne de rapaces, chacun suivit par un petit crâne de belette, formant ainsi un demi cercle presque parfait sur la pierre. Au centre de ce demi cercle de trophées osseux, se dressait Étoile Farouche, Chef du Feu. Sa fourrure épaisse de chocolat sombre et de blanc éclatant, ébouriffée par le vent frais, se voyait animée d'ombres et d'éclats mouvants, au fil de l'avancé dansante des nuages nocturnes passant devant la lune. Son allure était aussi noble que ses yeux brillants dans la pénombre. Semblant minuscules, l'une à son côté droit, l'autre à son côté gauche, les deux chatons ne pipaient mot. L'on aurait presque pu entendre les pulsations frémissantes de leurs petits cœurs affolés d'excitation et d'appréhension. Pelage de Brume se revit, là-haut à cette même place, sur cette pierre qui semblait alors surplomber le monde et le destin lui-même. Attendant avec Petite Cendre que leurs noms d'Apprentis et leurs mentors ne leur soient révélés, les propulsant ainsi sur la longue et noble Voie du Guerrier. Elle tourna la tête vers Cœur de Cendre assis près d'elle. Le guerrier fixait avec attention et affection les deux Petits qui dans un instant allaient à leur tour basculer sur cette voie. Se remémorait-il, lui aussi, les souvenirs de ce temps là ? Leur baptême. Leur première nuit dans la tanière des Apprentis, qui à l'époque leur avait paru si vaste et impressionnante, qu'ils n'avaient put fermer l'œil de la nuit. Se murmurant à voix basse et exaltée leur joie, leur peur, leur espoir, blottis côte à côte. Se rappelait-il de leur apprentissage ? Leurs entraînements secrets, où l'un enseignait à l'autre ce qu'il avait appris. Se rappelait-il le jour où ils reçurent ensemble leur nom de Guerriers et leur interminable nuit de Veillée sous les Étoiles ? Pelage de Brume chérissait ces souvenirs communs. Et plus encore, ceux qu'ils allaient se créer à l'avenir, pas à pas, inséparables.

Étoile Farouche huma profondément l'air de son museau, avant de tourner ses oreilles et son regard vers son Clan. Tous, en retour, le fixèrent avec attention et respect. Il se mit à déclamer d'une belle voix grave et charismatique :

« La nuit tombe. La lune se lève. Demain, quand le soleil renaîtra, nous aurons perdu deux de nos Petits. Car, sous le regard étoilé du Grand Guerrier, le temps s'en est venu pour Petite Fumée et Petite Craie, fille et fils de Flamme Blanche et Pelage de Nuit, de rejoindre les braves, de devenir des enfants du Feu. Moi, Étoile Farouche, j'en appelle aux lois de nos Ancêtres qui, je leur en conjure, sauront guider vos cœurs et vos pas sur la voie du Clan des Étoiles. »

Les membres du Clan se mirent à miauler par trois fois, tous en chœur, d'un miaulement court et franc. Étoile Farouche se tourna vers la petite chatte de gris et de blanc, et prononça l'injonction :

« Petite Fumée, ton cœur est-il sans peur ? Ta volonté est-elle sans faille ? Ta fierté est-elle sans honte ? »

Elle ne prononça pas une parole et comme elle l'avait appris durant les répétitions, elle se dirigea vers le crâne de blaireau plus gros que sa propre tête grise. Et d'un coup de patte théâtral et décidé, elle vint apposer ses petites griffes translucides sur la marque de griffure qu'avait lentement gravé dans l'os, génération après générations, des centaines de jeunes chats accomplissant le rituel, sur le front du crâne aux sombres orbites. Elle se retourna vers son Chef, puis vers l'assemblée des siens. Étoile Farouche fit retentir solennellement sa voix :

« Accueillez parmi vous, Nuage de Fumée, du Clan du Feu ! »

Les trois miaulements saccadés retentir de nouveau.

« Nuage de Fumée, ta route est longue mais noble. Pour te guider, Plume Ardente sera ton mentor et ton repère. A compter de cette nuit et jusqu'à ton élévation de Guerrière, tu lui devra obéissance, respect et assiduité. »

Le Clan répondit encore une fois par les trois miaulements triomphants. Plume Ardente se leva pour quitter le cercle, visiblement aussi heureuse qu'émue. Œil Perçant vient rouler sa joue contre la sienne pour l'encourager et la féliciter. Elle sauta sur la pierre et, pour qu'elles puissent échanger leur odeur, posa son museau sur celui de la nouvelle apprentie, qui la dévorait de ses petites prunelles vibrantes. La jeune mentor vint se placer, remplie de fierté et d'émotions, derrière sa novice qui aurait voulu se tordre le cou pour la scruter davantage, trépignant d'impatience sur la pierre.

Ce fut le tour de son frère. Le chaton d'un blanc immaculé sursauta à l'entente de son nom. Étoile Farouche reprit sa litanie :

« Petite Craie, ta fierté est-elle sans honte ? Ta volonté est-elle sans faille ? Ton cœur est-il sans peur ? »

Le chaton, intimidé, tout contracté de trac, imita le geste de sa sœur, posa sa patte blanche sur la marque, son corps juvénile tressaillant légèrement de froid et de maladresse. La gueule aux crocs étincelants du blaireau mort semblait lui adresser un sourire macabre.

« Accueillez parmi vous, Nuage de Craie, du Clan du Feu ! »

Une chouette hulula en passant au dessus du camp, invisible dans le ciel nocturne de la forêt.

Le cercle accueillit l'apprenti par les mêmes miaulements cérémoniels, et le Chef poursuivit :

« Nuage de Craie, ton chemin est long mais noble. Pour te guider, Cœur de Cendre sera ton mentor et ton repère..... »

La phrase tomba sur Pelage de Brume comme un couperet.

Il lui fallut quelques secondes pour assimiler ces mots. Confuse, elle tourna ses prunelles vers Cœur de Cendre. Sa bouille ronde et naïve semblait tout aussi déroutée et surprise qu'elle ne l'était, lui confirmant qu'elle avait bien entendu ce qu'elle avait entendu. Cela lui fit l'effet d'une épine s'enfonçant lentement entre ses coussinets. Non, ce n'était pas un rêve. Alors que les images et les sons tout autour d'elle devenaient flous dans son esprit, elle prenait pleinement conscience de ce que cette simple phrase signifiait. Et tandis que son meilleur ami se dirigeait seul, incrédule et plus heureux que jamais, accompagné par les félicitations du Clan tout entier, vers l'apprenti et l'avenir qu'on lui avait choisi, Pelage de Brume resta figée, comme étourdie, incapable de réagir. Son cœur venait de se décrocher dans sa poitrine.


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