Au revoir Tonie Mason
La poussière soulevée par l’explosion reste en suspens dans l’air. À travers le chaos des tirs, des explosions et des hennissements des chevaux terrifiés, j’entends les autres Wolverines en panique. Des ombres fendent le nuage de sable. Saisissent leurs armes. Courent vers les montures pour agripper les brides et maîtriser les bêtes affolées. Le tir d’un AK-47 résonne tout près. C’est Matt qui décoche une rafale sur l'un des Hinds qui passent au-dessus de nos têtes. Une réplique dérisoire. Ces hélicoptères sont lourdement blindés. Les Russes s’éloignent. Ils vont revenir pour un second passage. Pour finir le boulot. Soudain, la voix de Jed se fait entendre à travers le désordre.
— Dispersez-vous! Je m’occupe de Tonie!
Une main m’agrippe par la manche droite, le côté de ma blessure. Jed me traine sur le sable jusqu’à son cheval. Le mouvement redouble la morsure dans ma poitrine. Je grimace et serre les dents en étaux. Ses mains me saisissent le bras. J’arrive à m’agenouiller, puis à me redresser.
Jed monte le premier. Une fois en selle, il me tend la main. Dans l’action, je remarque son regard ahuri qui fixe la perforation béante dans mon manteau. Je n’ose pas regarder. À juger par le sang qui s’agglutine sur mon pull, je devine que je suis salement amochée. J’arrive à enfourcher le canasson avec une vitesse qui m’étonne. Une soudaine adrénaline me confère un second souffle. Je me laisse choir derrière Jed et referme les bras autour de sa taille.
Le cheval hennit, se braque puis s’élance entre les buissons et les arbustes rachitiques qui couvrent la plaine aride. Il me vient le réflexe de jeter un œil derrière. Un mince soulagement. Aucun corps ne traine au pied du rocher. Je suis donc la seule à m’être pris une balle.
Le cheval galope furieusement. Il doit avoir aussi peur que moi. J’ignore où Jed se dirige. J’imagine qu’il a un plan. Comme toujours. Le choc des sabots contre le sol se répercute jusque dans ma blessure. Je dois concentrer toutes mes forces pour rester agripper à sa taille. Malgré la douleur. Malgré mon sang qui s’échappe pour couler sur mon sein. Je ferme les yeux, le visage grimaçant et plaque ma joue sur son dos. Je ne peux rien faire d’autre que d’espérer tenir le coup le plus longtemps possible. Loin derrière, des hélicos tournoient dans le ciel. Leurs armes restent muettes. Les pilotes russes semblent médusés par la vitesse à laquelle nous nous sommes évanouis dans la nature.
Puis soudain cette pensée : Tenir le coup? Jusqu’où? Faut pas rêver ma vieille! Aucun hôpital dans tout le Colorado ne va accepter de soigner une partisane blessée. Ils risqueraient le peloton d’exécution pour m’avoir secourue. Et moi? Les soviets me tortureraient pour m’arracher des renseignements sur les Wolverines avant de me laisser crever pour de bon. Des larmes me brûlent les yeux. C’est foutu… La conclusion s’impose comme une logique implacable. Je vais mourir au bout de mon sang. Personne ne peut plus rien pour moi.
Mon esprit rejoue en flash brutal la scène où j’ai été touchée. Quelle conne! J’aurais dû me jeter à couvert derrière la roche au lieu de rester bêtement figée sur place. Ma doudoune bleue devait leur offrir la cible idéale. J’suis vraiment une petite conne. J’ai mérité de recevoir cette balle. Je vais mourir, et c’est de mon unique faute.
L’hémorragie m’épuise. À ce rythme, je ne vais plus tenir encore bien longtemps. J’ai de la difficulté à demeurer éveillée. À nouveau, ma vision s’obscurcit. Je perds l’équilibre. Sans le vouloir, mes bras relâchent la taille de Jed. Je tombe du cheval. La seconde suivante, mon corps roule sur le sol.
Je m’agenouille en puisant dans mes dernières réserves d’énergie. Il me vient le réflexe de plaquer la main gauche sur ma blessure. Mes doigts s’enfoncent dans la rembourrure de ma veste. Du duvet englué de sang se colle sur ma paume. Mon regard tombe sur ma poitrine. Le spectacle est saisissant. Une longue tache pourpre assombrit la moitié droite de mon manteau et descend sur ma cuisse pour engluer mon pantalon kaki. Difficile d’imaginer que j’arrive encore à me relever avec tout ce sang en moins dans les artères.
— Tonie!
Jed revient vers moi au pas de course. Il a délaissé le cheval qui disparait au loin sans maître. Il a pu récupérer son sac à dos accroché à la selle. Il m’agrippe par la taille. Je passe mon bras sur ses épaules. Nous marchons jusqu’à l’entrée d’une petite gorge tout près. Deux murs de roche lisse se dressent de chaque côté d’un étroit couloir naturel qui descend en pente douce. Le sol est rocailleux. Mes pieds dérapent, mais Jed me retient fermement. C’est l’endroit idéal pour se cacher.
Nous nous enfonçons plus loin à l’intérieur. Tout au fond, quelques arbustes bordent un ruisseau qui coule doucement. L’endroit est empreint d’une plénitude qui contraste avec la violence des dernières minutes. C’est parfait pour y mourir tranquille. J’arrive à lui souffler à l’oreille :
— Jed… j’ai trop mal… On s’arrête ici.
Il acquiesce. Nous faisons encore quelques pas, puis il m’aide à m’allonger sous l’un des arbustes. Le plus gros.
— Bouge pas, je reviens. Fait-il.
Bouge pas. Sacré Jed! Où j’irais avec une telle blessure? Si j’avais encore la force, j’éclaterais de rire. Je l’observe du coin de l’œil. Il humecte un mouchoir de poche dans le ruisseau puis revient s’agenouiller à côté de moi. Il m’éponge le front, puis les joues. Un geste dérisoire en raison de mon état. Malgré tout, ses attentions m’apportent un bien immense. Le bruit distant d’un rotor fait écho contre les parois et s’estompe doucement. Les Russes s’éloignent. Je ne crois pas qu’ils arriveront à nous repérer. Jed a bien choisi l’endroit.
Voilà qu’il farfouille dans son sac d’un geste frénétique.
— Merde, fait-il les dents serrées, où j’ai mis les pansements?
Je hoche la tête lentement en signe de négation.
— C’est inutile Jed… J’avais pas m’en sortir.
Des larmes naissantes m’embrouillent les paupières. Je prends une longue inspiration pour me ressaisir. Je vais mourir d’accord, mais mon agonie pourrait s’étirer encore longtemps. Les Russes vont bien atterrir et se mettre à ratisser le secteur à la recherche de survivants. Je ne dois pas leur tomber entre les griffes. Cette idée m’effraie encore plus que la mort.
— Ne les laisse pas m’avoir. J’ai peur de parler.
Jed devine où je veux en venir. Il n’argumente pas. Tant mieux. La dernière chose que je veux entendre, se sont d’horribles clichés du genre : « T’en fais pas. Accroche-toi, tu vas t’en sortir. »
La douleur me fait gémir. Je secoue le visage, les traits crispés. Ma respiration est difficile. Faut en finir. J’ai trop mal. Je tourne les yeux vers Jed.
— Ton pistolet Jed… tu dois le faire.
Il garde le silence un court instant. Le temps nécessaire pour lui permettre d’admettre l’inévitable. Puis, lentement, il extirpe son vieux Colt Single Action et le pointe sur ma tempe. Je détourne le regard pour fixer la bande de ciel entre les murs de pierre. Un trait bleu entre deux murs de craie jaune. Silence encore. La détonation ne vient pas. À la place, sa petite voix penaude se fait entendre:
— Je peux pas, Tonie. Je peux pas.
— Ok… ça va, dis-je en soupirant, ça va.
Je ne lui en veux pas. Dans la situation inverse, je n’arriverais pas à l’achever. Je vais donc mettre fin à mes jours par moi-même. Je tends une main engluée d’hémoglobine vers lui. Mes doigts tremblent.
— Donne-moi une grenade. Retire la goupille pour moi. Je vais rester un peu à écouter le vent.
Eckert acquiesce en silence. Il plonge la main dans la poche de son trench-coat pour en sortir une grenade à fragmentation. Je l’agrippe d’une main ferme et la dépose doucement sur ma poitrine. Jed reste là, comme s’il hésitait à m’abandonner.
— Tu peux y aller. Ne reste pas ici.
Il dépose un baiser sur mon front, retire la goupille puis quitte en me jetant un dernier regard. Avec son départ, le silence et puis le vent. Une légère bourrasque s’engouffre dans la gorge et fait virevolter les boucles sur mon front. J’inspire pour m’insuffler le courage de mettre fin à tout ça. Je n’ai qu’à ouvrir la main pour libérer la grenade. La déflagration fera le reste. M’emportera à jamais loin des tourments de cette guere
Je fixe toujours le ciel au-dessus de moi. J’aimerais m’avouer que je suis zen face à l’idée de mourir, mais non. J’ai froid. Ma blessure m’empêche de respirer. Mon poumon brûle à chaque souffle. Le sang s’agglutine sur ma poitrine. Tout semble s’acharner pour que mes dernières minutes se cristallisent dans une suite de souffrance ininterrompue. Pourtant, je suis incapable d’ouvrir la main. Je n’y arrive pas. L’idée que mon corps soit soufflé par l’explosion me rebute. J’aurais aimé qu’on m’enterre en un seul morceau.
Peut-être que je devrais balancer la grenade dans le ruisseau et me laisser mourir doucement. On retrouverait mes restes après cette guerre. J’imagine la scène : un squelette avec une doudoune bleue en guise de linceul. Ridicule. C’est peut-être l’hémorragie qui me fait lentement perdre l’esprit.
Le bruit d’un rotor interrompt le fil de mes pensées. Un Hind fend le ciel au-dessus de moi puis disparait lentement. Il tourbillonne, pas trop loin, comme s’il faisait du surplace. Le régime du moteur s’adoucit. Il doit atterrir tout près de la gorge. Peut-être ont-ils remarqué ma doudoune sur le sable jaune? Malgré les buissons.
Ils seront bientôt là.
Je dois le faire. Je dois le faire. Je dois le faire…
Puis cette idée qui me traverse l’esprit. Pourquoi ne pas emporter un communiste de plus avec moi? Un dernier. Comme un baroud d’honneur. Pas une mauvaise idée. Le premier qui se présente dans le couloir, je lui balance la grenade. Avec un peu de chance, il y en aura deux. Faire sauter deux popovs? Pas mauvais du tout pour une partisane agonisante.
J’entends le rotor qui s’estompe au loin. Des glissements de portières latérales qui s’ouvrent. Des soldats qui s’interpellèrent en russe. Plus de doute, ils m’ont repéré d’en haut. Ils ne sont pas très loin. J’inspire pour me donner la force de tenir encore quelques minutes. La douleur me fait grimacer. J’ai mal! Je gémis en secouant la tête de gauche à droite. Impossible de cesser de gémir. La douleur s’accentue. Ça devient atroce. Chaque respiration me brûle les poumons. Ma vision s’embrouille.
Je dois tenir le coup.
Je dois tenir le coup!