Le destin des Ackerman - Tome 1
Le rire nerveux de Thomas puis son gémissement de douleur résonnent dans ce hangar et les trois membres de l'escouade tactique qui sont autour de lui ne peuvent pas rester de marbre face à sa plaisanterie improbable.
Pour tout le monde cette journée a été extrêmement rude et traumatisante alors les nerfs lâchent. C'est pourquoi Sasha glousse bruyamment. Livaï ne peut s'empêcher de sourire, c'est une preuve que monsieur Ralle va relativement bien. Mikasa de son côté commence à être habituée à sa tendance à plaisanter dans les pires moments, elle serait sans doute tout aussi amusée que sa camarade si l'état du jeune homme ne l'inquiétait pas autant.
Thomas tourne la tête et son regard tombe sur les quelques caisses disposées comme une table et des chaises, environ vingt mètres plus loin. Il reconnaît Armin, Conny et Jean. Armin l'interpelle : il fixe le sol d'un air absent, le visage décomposé, et tremble comme une feuille. Près d'eux, quatre hommes sont ligotés et bâillonnés.
— Où sont les autres ? demande-t-il naïvement en ne voyant ni Abel, ni Keiji, ni Eren, ni Historia, ni Nifa.
— Sasha, demande à Jean de prendre la relève puis va te reposer, ordonne Livaï qui préfère donner un peu d'air au rescapé de l'escouade Hanji.
Elle s'exécute, laissant Thomas seul avec les deux Ackerman qui se regardent tristement.
Livaï soupire en rassemblant son courage pour annoncer la mauvaise nouvelle. Le plan semblait pourtant parfait : déguiser Armin en Historia, Jean en Eren et les faire enlever par les hommes de main engagés par la division centrale et, grâce à ce leurre, emmener discrètement les deux personnes importantes chez le commandant Pixis.
Mais c'était sans compter sur l'intervention directe de la division centrale. Quelques instants après qu'il ait envoyé Thomas se renseigner sur l'avancement de la mission de l'escouade tactique, Kenny l'égorgeur - l'homme qui prit Livaï sous son aile pendant quelques années après la mort de sa mère - arriva avec ses hommes. Nifa et Abel furent abattus sur le champ en se faisant surprendre. Keiji qui conduisait le chariot transportant Eren et Historia fut tué une minute plus tard après une brève course poursuite dans les rues.
— Désolé Thomas, mais les brigades ont capturé Eren et Historia. Les personnes qui ne sont pas ici ont été tuées, annonce finalement le Caporal-Chef de l'escouade tactique.
Thomas fixe le Caporal-Chef sans réagir ni bouger dans un premier temps, comme s'il n'avait pas entendu ou compris.
En réalité, il vient de rater un battement.
Il a cette impression que quelque chose vient de mourir en lui, quelque chose vient de s'éteindre à jamais. Mikasa peut voir la lueur de ses yeux bleus perdre en intensité et son visage s'assombrir.
La chute est violente. Ce n'est pas seulement l'impression de trébucher, Thomas se sent basculer puis être aspiré dans un trou béant sans fond. Le monde perd ses couleurs, sa saveur et son éclat aux yeux du jeune homme dont les paupières s'agrandissent au fil des secondes, à mesure qu'il réalise que, à partir de maintenant, ses camarades avec qui il avait commencé à se lier d'amitié ne sont plus là.
Il ne verra plus jamais Nifa et Keiji se chamailler, il n'aura plus le droit aux conseils avisés de ce dernier ni les discours inspirants de la petite rousse. Qui saura le comprendre sans lui parler, qui pourra le faire rire autant qu'eux ?
Est-il la cible d'une malédiction injuste ou est-ce le monde dans lequel il vit qui n'a véritablement aucune pitié ?
Il fixe le sol avec un regard vide de toute émotion, littéralement choqué. Les derniers mots de Nifa résonnent dans son crâne et ça le fait intensément souffrir.
— Je suis désolé, prononce Livaï avant de se lever pour laisser le jeune homme seul avec ses pensées et sa peine.
Il fait deux pas puis se tourne vers Mikasa pour lui intimer l'ordre de s'occuper de ses blessures mais, quand son regard se pose sur elle, il remarque qu'elle fixe Thomas avec tristesse et hésitation : elle n'est pas insensible et semble désemparée face à tant de douleur. L'officier sait que Mikasa n'est pas diplomate ni douée pour le contact humain mais sa présence suffira peut-être au jeune homme pour le moment et elle ne devrait pas avoir de mal à s'occuper de lui malgré leurs rapports tempétueux. Il retourne alors vers les autres et laisse ces deux là ensemble, en espérant que rien ne dérape comme ils en ont pris l'habitude.
La jeune femme s'empare d'un rouleau de tissu médical qu'elle déroule rapidement et, quand son regard tombe sur le bras de son camarade qui est dans un sale état, elle doute. Des images de leur séjour en montagne lui reviennent forcément et sont la source de son hésitation pour le toucher.
Elle secoue la tête pour se ressaisir puis s'affaire à bander cette vilaine et profonde coupure qui parcourt son avant-bras sur presque toute sa longueur, de toute façon obligée de s'en occuper. Il faudrait des points dans l'idéal mais personne ici ne saurait le faire. Thomas reste absent et immobile pendant tout le processus.
Quand elle a terminé, Mikasa dévisage le jeune homme et se demande ce qu'elle pourrait bien faire de plus pour l'aider. Doit-elle le toucher d'une manière particulière, serait-ce approprié ? Peut-être n'a-t-il même pas besoin de sa présence...
Elle ne réfléchit pas plus longtemps, chassant encore une fois son hésitation, et prend sa main entre les siennes, restant silencieuse puisqu'elle ne saurait de toute façon pas trouver les mots.
A ce moment là, les sanglots de Thomas éclatent, comme si ce simple contact l'avait réveillé de son choc. La main libre du jeune homme se lève et se porte au niveau de son cœur. Il serre le collier qu'il avait offert à Petra dans son poing, à travers son vêtement.
L'organe contre lequel il serre son poing de toute ses forces est si douloureux qu'il aimerait l'arracher de sa poitrine pour être délesté de ses effets si désagréables et destructeurs, pour ne plus jamais rien ressentir face à ces drames dont la cruauté de ce monde injuste est l'instigatrice.
A quoi peut bien servir de se lier aux autres si on doit inévitablement les regarder mourir et les pleurer, pourquoi s'attacher si on est condamné à être laissé seul au bord de la route en regardant ceux qu'on aime s'éloigner vers un endroit où on ne peut pas les suivre...
Tout ses camarades compatissent silencieusement en entendant la souffrance du brun.
Une pulsion s'empare de Mikasa, elle se sent obligée de faire quelque chose pour l'aider, pour le consoler et le rassurer. Elle prend Thomas dans ses bras et le serre contre elle afin qu'il sente que malgré ce drame, malgré sa perte, il n'est pas seul et qu'il reste de la chaleur humaine ici bas. La jeune femme veut lui faire comprendre que temps qu'il leur restera des forces, ils pourront continuer de se battre et venger tous leurs camarades qui sont morts injustement.
Dans un premier temps, Thomas ne réagit pas et se laisse emporter dans les bras de mademoiselle Ackerman. Il est véritablement ébranlé par les conclusions qui s'imposent suite aux évènements du jour.
Il pensait que leurs ennemis étaient en dehors de ces murs et que mourir dévoré par un titan avait une forme de noblesse. Se sacrifier, faire don de soi, permettre aux générations futures d'avancer et d'un jour être libres...
Mais là, quelle noblesse peut-il y avoir à se faire abattre d'un coup de feu tiré par un autre humain au sein des murs ? Quelle est l'utilité de ces remparts en fin de compte ?
Son front contre l'épaule de Mikasa, le soldat Ralle lève enfin les mains et s'accroche aux épaules de la jeune femme, serrant entre ses doigts le tissu de sa chemise blanche.
— Pourquoi... Pourquoi est-ce que ça fait si mal... murmure-t-il entre deux sanglots.
Mikasa lève sa main droite et la pose sur l'arrière de la tête de son camarade.
— Pourquoi je ne peux pas garder les gens à qui je tiens...
Ces derniers mots frappent Mikasa de plein fouet et la touchent en plein cœur. Cette douleur et ce sentiment d'injustice font écho à sa propre histoire, elle comprend ce qu'il ressent et c'est bien pour cela qu'elle ne peut pas être insensible à sa peine. Il y a presque six ans elle vivait paisiblement avec ses parents dans les montagnes. Ils étaient d'honnêtes gens qui n'embêtaient personne mais, un jour, quelqu'un a décidé que leur vie devait s'arrêter, pour quelque chose d'aussi futile qu'un peu d'argent.
Elle a tout perdu ce jour là : son envie de rire, son envie de vivre... Même son envie de pleurer. Ce n'est que grâce à l'intervention de Eren qu'elle est là aujourd'hui et qu'elle a de nouveau une raison d'exister : protéger ce qu'il lui reste de famille, ce qu'il lui reste de son passé. Eren et Armin sont les deux seules personnes à qui elle tient et tiendra, pour qui elle fera tout afin qu'ils survivent, quitte à se sacrifier.
La jeune femme serre d'autant plus fort Thomas dans ses bras et colle sa tête contre la sienne. Pour la première fois depuis six ans elle s'ouvre à quelqu'un d'autre sans véritablement s'en rendre compte, Mikasa éprouve le besoin d'être là pour ce brun ravagé par la disparition de ses amis.
Ce qu'elle souhaite inconsciemment est que Thomas trouve quelqu'un qui saurait être ce que Eren est pour elle et, au fond, elle aimerait être cette personne, même si elle doute sur sa capacité à tenir ce rôle. Après tout, Mikasa est toujours redevable de ce qu'il a fait pendant la poursuite de Reiner et Bertolt et ce pourrait être la façon de payer sa dette.
Certes elle n'a pas le charisme fédérateur de Eren ou Erwin, elle n'a pas non plus la capacité d'analyse et de compréhension d'Armin, mais elle a deux bras pour l'entourer de réconfort. Ça peut être suffisant, non ?
Les sanglots de Thomas semblent se calmer mais il ne bouge pas. Ses doigts sont toujours accrochés au vêtement de Mikasa et son front contre son épaule.
— Merci, Mikasa... dit-il avant de renifler.
La jeune femme frissonne en l'entendant prononcer sa reconnaissance et son nom. Elle desserre ses bras puis se détache doucement de l'étreinte pour enfin se reculer un peu. Les yeux noirs de mademoiselle Ackerman scrutent le visage de Thomas à moitié dissimulé sous ses mèches de cheveux.
Mikasa reste là, pendant quelques secondes, et l'observe sans vraiment savoir pourquoi. Elle attend quelque chose mais quoi ?
Ayant l'impression qu'elle doit le laisser seul à présent, Mikasa finit par se lever et se dirige vers les autres. Livaï relève la tête et regarde en direction de sa protégée : son visage semble marqué. Elle a été secouée par ce qu'il vient de se passer. La jeune femme s'installe contre le mur, s'assoit au sol puis replie ses jambes contre elle en les serrant entre ses bras, le regard fixé sur ses pieds.
L'officier décide de lui laisser quelques minutes avant qu'il n'aillent interroger Dimo Reeves, son fils et leurs deux acolytes qui étaient chargés d'enlever Eren et Historia. Peut-être ont-ils des informations sur l'endroit où ils ont été emmenés.
La porte s'ouvre brusquement et Hanji déboule.
— Erwin, on est mal barrés, la situation se corse doublement !
Le Major se retourne et pose son regard froid et calculateur sur sa seconde, dans l'expectative.
— D'abord Eren et Historia ont été enlevés puis trois de mes hommes ont été abattus !
— Thomas Ralle ?
Hanji s'arrête l'espace d'un instant, surprise par cette question. Le Major n'est pas vraiment du genre à demander précisément le nom des disparus et cet intérêt pour Thomas titille sa curiosité.
— Son décès n'a pas été signalé, j'imagine qu'il a réussi à s'en sortir. Je pars rejoindre Livaï, on va tout faire pour retrouver Eren et Historia.
Derrière elle Moblit a une mine déconfite, terriblement touché par la nouvelle de la mort de ses camarades et de celle qu'il aimait.
Erwin les regarde et comprend la gravité de la situation même s'il l'avait senti venir. Hanji sort un morceau de papier et raconte à Erwin que c'est un rapport de Eren qu'il rédigea la veille lorsqu'il s'est souvenu d'une conversation entre Ymir et Bertolt pendant la poursuite.
Le major tend un verre d'eau au capitaine qui le lui arrache des mains et le boit cul sec.
— Il faut sauver Eren ou il va se faire dévorer, ajoute Hanji.
Le chariot avance à vive allure, conduit par Dimo Reeves et son fils qui ont promis d'aider le bataillon après avoir négocié avec Livaï. A l'arrière, les deux officiers de la première division centrale - ceux qu'avait rencontré Hanji lorsqu'elle a constaté la mort du Révérend - sont assis.
— Vous êtes sûr que l'escouade de Livaï est là-bas ? demande Djer Sanes, commandant de la division centrale des brigades spéciales.
— Je vous le garantis, j'ai promis de les aider et il ont fini par nous relâcher, confirme monsieur Reeves.
Quelques instants plus tard le chariot s'arrête et l'officier Sanes passe la tête entre la toile qui couvre l'ouverture pour essayer de comprendre où ils sont.
— C'est ici ? demande-t-il.
Il voit le canon d'un fusil se pointer vers son visage, Jean le regarde en fronçant les sourcils. Livaï le toise avec dédain et derrière eux il y a une silhouette encapuchonnée qui est de dos.
Jean donne un coup de crosse en plein visage à l'officier et il s'effondre au sol. Quand il se redresse il voit la troisième personne s'avancer vers lui, abaissant son capuchon, pour lui lancer un regard qui fait froid dans le dos.
— Reeves, enfoiré ! s'écrie le second de l'officier Sanes.
L'instant suivant Mikasa fait irruption dans le chariot et lui assène un coup de crosse qui le met instantanément k.o.
— Navré messieurs... lance Dimo Reeves.
Ils vont par la suite les emmener dans une maison de campagne perdue au milieu de nulle part. Les deux officiers de la division centrale des brigades spéciales vont être enfermés dans la cave de celle-ci, chacun dans une pièce séparée. Dès que Djer sera réveillé, Livaï va le rejoindre et tous pourront entendre des cris depuis le rez-de-chaussée : il le torture.
Pendant trente minutes Livaï s'emploie à essayer de faire parler monsieur Sanes, sans succès.
Durant ce laps de temps, les membres de l'escouade tactique se sont assis autour d'une table et discutent. Mikasa est debout derrière Armin, appuyée contre le mur. Thomas est à part, adossé au mur deux mètres plus loin. Les bras croisés, son regard est fixé au sol et son expression est sombre.
Hanji débarque et semble être dans une colère noire. Elle est suivie de près par Moblit et se dirige d'abord vers Thomas.
— Je vais prendre plaisir à le torturer pour lui faire payer ce qu'il s'est passé aujourd'hui.
Thomas acquiesce lentement puis lève les yeux vers Moblit qui garde contenance et se tient bien droit, ne semblant pas si affecté que ça par le drame du jour. Bah... Thomas sait bien qu'il se contient le temps de remplir sa mission.
Hanji pose sa main sur la joue de Thomas pendant une seconde avant de descendre dans la cave, suivie par Moblit. Le jeune homme regarde en direction de cet escalier, il aimerait y aller aussi pour faire souffrir lui-même cette raclure.
Tout le monde entend soudainement Hanji hurler sur Djer Sanes puis, une minute plus tard, l'officier des brigades hurle d'autant plus fort que les fois précédentes.
— Ça y est ça recommence... J'ai l'impression qu'il crie plus fort qu'avec le caporal... déplore Armin qui n'est que l'ombre de lui-même depuis l'après-midi.
— Je sais que c'est pour sauver les autres mais tout ça me déprime, ajoute Conny.
— On est désormais des criminels... annonce Armin. Nous n'abattons plus nos ennemis parce qu'ils essayent de nous dévorer, mais pour des idées divergentes ou même parce qu'ils appartiennent à un autre corps d'armée. Et ça nous suffit pour les... il s'arrête, semblant souffrir en regardant sa main droite avec laquelle il a supprimé une vie humaine quelques heures plus tôt, tout tremblant.
— Armin... appelle Mikasa, inquiète.
— On n'est clairement plus de vertueux héros, conclut Armin.
— Je me fiche d'être vertueux, ça ne sert plus à rien de l'être à partir d'aujourd'hui.
Prononce une voix depuis le fond de cette petite salle, là où la lumière de la lampe à huile éclaire moins bien, là où Thomas se trouve.
Les visages se tournent vers lui, interloqués.
Les heures ont passées. Les membres du bataillon d'exploration en fuite profitent de cette petite maison de campagne pour prendre une nuit de repos. Mikasa se réveille et remarque qu'il fait encore nuit noire. Pour une raison qui lui échappe son corps ne veut plus dormir. Elle se redresse dans son lit et observe tour à tour toutes les âmes présentes dans ce dortoir improvisé où ils sont tous agglutinés. Elle remarque qu'un lit est vide.
La jeune femme pivote jusqu'à pouvoir poser ses pieds par terre et se dirige vers la sortie à pas feutrés. Coup d'œil à gauche, coup d'œil à droite : personne. Elle descend alors les escaliers marche après marche en priant pour qu'aucune ne grince ou ne craque sous son poids.
Une fois au rez-de-chaussée, elle enfile ses bottes et ça lui donne une apparence atypique : un simple haut large qui tombe sur ses épaules, un short court et ses cuissardes d'uniforme qui couvrent à moitié ses jambes nues. Peu importe, elle veut trouver celui qui ne dort pas.
Elle s'aventure dehors et fait le tour de la propriété à la recherche d'un brun aux yeux bleus.
La jeune femme longe ce mur partiellement en ruine qui court le long des façades Ouest, Sud et Est puis contourne la dépendance en forme de tour qui ressemble à un moulin : personne.
Elle a un coup au cœur quand l'idée qu'il ait pu fuir lui traverse l'esprit mais refuse de le croire. Mikasa balaie les alentours du regard en se demandant où est-ce qu'il peut être. Finalement elle pense à ce petit abri qui fait office d'écurie pour leurs chevaux et s'y dirige. Elle le trouve un peu plus loin.
Thomas a passé une bride sans mors à son cheval et a noué les rênes autour d'un arbre. Il le brosse d'une main et le caresse de l'autre. Cette image attendrit la jeune femme, c'est une bonne chose qu'il préfère décharger sa douleur en prenant soin d'un animal plutôt qu'en détruisant quelque chose ou faisant du mal à quelqu'un.
Mikasa s'approche du jeune homme mais celui-ci ne l'entend pas arriver : il fredonne une chanson pour apaiser sa monture. Elle sourit lorsqu'une idée précise pour attirer son attention lui vient. Une fois derrière lui elle tend sa main et tapote deux fois juste en dessous de son omoplate gauche, comme il l'avait fait au puits avant qu'elle ne l'agresse, quelques jours plus tôt.
Thomas sursaute et se retourne, il reconnait Mikasa, ce qui le surprend d'autant plus. Il remarque sa tenue et comprend qu'elle n'a pas pris le temps de se changer. Elle s'inquiète pour lui à ce point là ?
Il distingue cependant qu'elle a une sorte d'amusement lisible sur le visage, elle ne fait qu'esquisser un sourire mais ses yeux sont rieurs. C'est en constatant cela qu'il se souvient que c'est la façon avec laquelle il avait attiré son attention alors qu'elle se forçait à remonter ce foutu seau d'eau.
— Tu n'arrives pas à dormir ? demande-t-elle.
— Je ne suis pas vraiment d'humeur à faire des cauchemars, répond le jeune homme sans émotion apparente.
Ça la déstabilise parce qu'il est froid, ça ne lui ressemble pas du peu qu'elle le connaît. Le silence s'installe pendant une bonne minute, Thomas continue de s'occuper du poil de l'équidé en brossant sa croupe. Mikasa s'est approchée de la tête de l'animal et caresse son chanfrein tacheté de blanc.
— ...Et tes blessures ? s'inquiète la jeune femme.
— Ça ira.
Mikasa fronce parce que son comportement l'embête. Lui qui est d'habitude si prompt à aller vers les autres, quitte à se faire taper dessus, est ici distant et froid. Elle ne comprend pas pourquoi il se comporte de la sorte avec elle. Quelques heures auparavant elle l'a pris dans ses bras, lui a permis d'avoir une épaule sur laquelle pleurer, elle était là pour l'écouter et le comprendre. Ce qu'elle a gagné c'est ce caractère de c...
Elle s'arrête dans son raisonnement et ouvre grand ses yeux parce que le mot qui lui venait était "cochon". Elle se souvient alors du deuxième jour de corvée, de leur petite dispute : c'est exactement ce qu'il lui avait dit. Elle prend un air surpris mais finit par légèrement sourire.
Toute l'ironie de la situation est que les rôles semblent s'être inversés. Elle est devenu la personne qui va vers l'autre en sachant qu'elle peut se faire rejeter violemment, alors que lui s'enferme dans sa souffrance et sa solitude. Elle se décide à tenter de le ramener à lui, de lui redonner un semblant de sourire par tous les moyens à sa disposition.
Sa première idée est de l'appeler, de capter son attention puis prononcer des mots réconfortants pour enfin, si elle n'y arrive pas, le prendre une nouvelle fois dans ses bras pour qu'il le comprenne et le sente. Mais elle ouvre et referme la bouche plusieurs fois, elle n'avait jamais prononcé son prénom et sa timidité la fait hésiter au point qu'elle se demande si elle ne se trompe pas dans la façon de l'appeler.
— T... Thomas... prononce enfin Mikasa, timidement.
Le jeune homme tourne la tête.
Elle l'observe l'espace d'un instant, plonge dans le bleu magnétique de son regard alors qu'elle prenait une grande inspiration pour ajouter quelque chose. La jeune femme est stoppée dans sa dynamique à cause de cette observation dans laquelle elle s'oublie, à cause de cette contemplation involontaire et presque inconsciente proche d'une absence. Elle en est tirée par l'interrogation qui se lit dans ces deux yeux qui lui font face.
Sans se l'expliquer, elle se sent soudain irrémédiablement attirée et l'envie de le toucher s'invite elle aussi, semant d'autant plus la confusion dans son esprit.
Mikasa lève une main hasardeuse vers le visage du soldat Ralle, vers cette arcade sourcilière gauche qui a été soignée et nettoyée par quelqu'un de plus compétent qu'elle en premiers secours. Un geste qui, elle l'espère, pourrait lui rappeler ce moment hors du temps qu'ils ont partagé et ainsi retrouver le jeune homme têtu et inconscient qu'elle apprenait à connaître.
Thomas remarque cette main qui s'approche de lui du coin de l'œil et se fige tout entier. Il se sent soudainement fébrile et euphorique, au point qu'il a l'impression d'halluciner tant cela lui semble impossible que Mikasa puisse avoir envie de lui donner de la tendresse. Il ne peut pas se mentir, elle dégage quelque chose qui l'ensorcelle et l'invite à tout faire pour la captiver et la charmer. Depuis Utgard et d'autant plus depuis leurs altercations, il ressent un besoin plus fort que lui de la protéger et d'être près d'elle.
Malgré cela, quelque chose l'empêche d'accepter que ce moment secrètement désiré se produise, un murmure à peine perceptible venant de l'intérieur de sa tête qui le met en garde, qui lui rappelle que pendant la semaine qui vient de s'écouler il s'est lié avec des personnes dont le destin fut tragique.
Lorsque ses doigts viennent à effleurer la blessure, Thomas se résigne et tourne la tête, signifiant qu'il s'oppose à ce qu'elle le touche : il refuse de s'attacher à elle pour vivre un autre drame.
La jeune femme rate un battement et laisse sa main lentement retomber, sentant une vague de froid en elle, comme un coup de poignard dans le cœur infligé par ce refus au comble de l'ironie.
— Idiote, s'insulte-t-elle en pensée parce qu'elle assume déjà la pleine responsabilité de cet échec.
Le soldat Ralle revient à son cheval et reprend le brossage.
— Écoute Mikasa... Je crois qu'il vaut mieux qu'on s'évite pour notre bien à tous les deux. Je sais que tu ne m'aimes pas beaucoup alors ne te force pas parce que je suis au plus mal. Et puis...
Il serre les dents et prend sur lui pour terminer ce qu'il veut dire après une pause d'une seconde.
— Je ne veux pas m'attacher à toi, ment-il sans oser la regarder dans les yeux lorsqu'il prononce ces mots.
Une expression choquée s'affiche sur le visage de la jeune femme face à ce rejet. Mikasa reste bloquée pendant une seconde puis baisse tristement la tête.
C'est douloureux pour Mikasa, plus qu'elle n'aurait pu l'imaginer. Inquiète pour Eren et ce qu'il doit subir entre les mains des brigades, obsédée par l'idée de le sauver, elle s'est mise en tête de retrouver Thomas pour se changer les idées puisqu'il aurait sûrement eu les mots pour plaisanter ou parler d'autre chose, même quelques heures après la perte de ses camarades.
Mikasa pensait qu'elle pouvait demander à ce qu'il lui rende la pareille et soit pour elle une épaule sur laquelle s'appuyer.
Elle s'est trompée.
Elle s'est trompée sur toute la ligne...
La jeune femme se sentait prête à s'ouvrir à une nouvelle personne, à quelqu'un comme elle qui, apparemment, veut rejeter tout attachement aux autres pour éviter d'avoir à souffrir de nouveau.
Mikasa aimerait le frapper. Pas par colère mais pour le réveiller, pour ensuite lui hurler que son comportement n'est pas le bon à avoir, qu'il ne doit pas l'éloigner parce qu'il a peur que ce qu'il s'est passé aujourd'hui puisse se répéter. Mais elle se rend compte qu'elle serait mal placée pour tenir ce genre de discours. Elle-même se refuse de trop s'attacher à d'autres que Eren et Armin. Toutefois elle espérait se lier d'amitié avec Thomas, avec quelqu'un qui ne fait pas partie de ce cercle d'amis qu'elle a depuis plusieurs années. Quelqu'un d'autre, quelqu'un d'ailleurs, quelqu'un de différent, quelqu'un avec qui elle pourrait être pleinement elle-même pour une fois, quelqu'un avec qui elle n'aurait pas peur d'exprimer ses émotions.
Protéger les autres, leur montrer sa force, réprimer toute faiblesse... Voilà ce qu'elle croit être et veut être aux yeux de Sasha, Conny, Jean, Eren et Armin. C'est pour cela qu'elle s'abstient de leur faire part de ses doutes, de ses peurs, de ses sentiments. Elle aurait aimé avoir un confident : quelqu'un qui saurait la soutenir quand Eren est dans une situation semblable à l'actuelle puisque ça arrive si souvent.
Mikasa serre les poings en restant plantée là.
— Moi aussi j'aimerai pouvoir pleurer sur l'épaule de quelqu'un et m'agripper à lui... pense-t-elle avec tristesse en se souvenant de leur étreinte.
Elle a besoin de lui comme ami. Après tout, qu'ils s'attachent ou pas, c'était déjà un pari risqué de s'engager dans les bataillons et ils devraient tous être prêts à voir partir leurs amis à n'importe quel moment. Alors, tant qu'à vivre dans les risques et le drame, ils devraient au contraire profiter du peu de temps qu'il leur reste dans cette vie où les moments agréables sont éphémères et se comptent sur les doigts d'une main.
La jeune femme relève les yeux et ouvre la bouche pour le dire à Thomas parce que sa conclusion lui semble être une vérité ultime, un argument imparable. Pourtant, au dernier moment, elle se ravise parce qu'elle sait que de sa bouche ça sonnera faux et il n'aurait pas tort de le penser.
Oui, elle s'en veut de pouvoir parvenir à cet état de fait et d'avoir été prête à l'envoyer au visage de Thomas alors qu'elle n'arrive pas elle-même à suivre cette idée.
— Entendu, bonne nuit, dit finalement Mikasa qui se résout à abandonner.
Elle tourne les talons et se dirige vers la ferme pour retourner à son lit.
Thomas arrête de brosser son cheval quand il entend qu'elle se déplace puis se tourne vers elle pour la regarder s'éloigner.
— C'est un mal pour un bien, se convainc-il avec amertume.