Nous sommes des Krashmal... Et alors
Chapitre 4 : « Silence... on meurt ? »
5334 mots, Catégorie: K
Dernière mise à jour il y a environ 1 mois
Nuit au Krashmote : 0 étoile, expérience inoubliable (malheureusement)
Je suis encore en vie. C'est déjà pas mal.
On a passé notre première nuit ici, dans ce trou à rats mal ventilé appelé le Krashmote. Et par "nuit", je veux dire une suite d'heures floues remplies de grincements, de gouttes d'eau suspectes, de ronflements monstrueux... et d'un Gyorg en pleine performance sonore, entre flatulences explosives et murmures incompréhensibles sur de la graisse de coude.
Claude a juré avoir vu une ombre au-dessus de lui. Floren a dormi avec ses chaussures. Sarah marmonnait des articles de loi dans son sommeil. Alex, elle, a essayé de nous rassurer avec des répliques shakespeariennes. À trois heures du matin, elle a débité un monologue à une canette rouillée en la traitant de traîtresse.
Bref. Un enfer. Et pourtant, on tient bon.
Le matin venu, on a été invités — non, convoqués — à partager le petit-déjeuner avec Riu et son fils. Disons que... le buffet n'était pas tout à fait continental.
Riu nous attendait avec un air solennel, les bras croisés, debout devant une assiette fumante de... quelque chose. Des crêpes, apparemment. Mais leur couleur oscillait entre le vert malade et le jaune douteux, avec des bulles en surface. Elles étaient baignées dans un liquide noirâtre qu'ils appelaient mornifle au vinaigre. Une sorte de sirop infernal, à en juger par l'odeur.
Yak, déjà assis à table, croqua dedans avec une satisfaction terrifiante.
Riu, tout fier, tapota un vieux grimoire à la couverture effritée. Le titre était écrit à la main, en lettres dégoulinantes :
Les Dix Commandements du Méchant.
Il ouvrit le livre avec toute la cérémonie d'un prêtre maléfique.
— Commandement numéro 1 : Ne fais confiance à personne, sauf à toi-même et à ton reflet... s'il est armé.
— Numéro 2 : Plus tu hurles, plus on t'écoute. Même si c'est pour rien.
— Numéro 3 : N'aie jamais de remords. Si t'en as, mange-les.
Yak hochait la tête entre deux bouchées gluantes. Il prenait ça au sérieux, comme un enfant révise ses verbes irréguliers. Riu le regardait avec une fierté brute.
— Tu dois apprendre, ma ptite crotte de nez salee, que la méchanceté, c'est un art. Pas une improvisation.
— Je sais, Père, répondit Yak. J'essaie d'être cruel, mais... à l'école, c'est pas facile. Ils sont mous. Gentils. Ils m'invitent à jouer. Je les déteste pas encore assez.
— Tu y arriveras, mon petit Krashmal. Regarde-moi. Je suis devenu ce que Beurk n'a jamais su être : subtil.
Il lui glissa un petit sac gris avec une fermeture éclair crantée.
— Aujourd'hui, tu es Benoît Blain Bernier. Élève modèle. Fais illusion. Et surtout... n'oublie pas de semer un peu de désordre au passage. Même un doigt coincé dans une porte, c'est déjà ça.
Yak se leva, l'air déterminé. Gyorg surgit en courant, essoufflé :
— P'tit grand chef ! J't'ai gardé tes boules de Graisses de Couleurs ! C'est bon pour le cerveau pis pour crever les verrues !
Yak accepta le pot sans broncher. Il mit une petite boule sèche en bouche comme si c'était un bonbon.
Et il partit.
J'ai rattrapé Yak — pardon, Benoît — dans une ruelle à la sortie du Krashmote. Il remettait son chandail beige, lissait ses cheveux, ajustait son sac. Il avait déjà troqué son rôle de Krashmal contre celui d'un banal garçon de sixième année.
Je lui ai demandé :
— C'est comment, vivre entre deux mondes comme ça ? Krashmal chez toi... écolier là-bas ?
Il haussa les épaules.
— C'est comme avoir deux têtes. Faut que j'sourie à l'école. Que je dise "merci", "s'il vous plaît", "tu veux jouer à la marelle ?" J'ai envie de leur dire que je dors avec des rongeurs et que mon père lit des livres sur la méchanceté.
Je lui ai demandé s'il avait des amis.
— J'ai des cibles, ouais. Des gens que j'observe. J'apprends à me fondre. Pere dit que c'est ça, la vraie force : être invisible jusqu'à ce que tu mords.
Il s'est arrêté. Il m'a regardée comme s'il évaluait ma loyauté.
— T'as intérêt à pas nous trahir, Olivia. Parce que même si je souris à l'école... j'ai mes Criqyaks qui m'attendent à la maison.
Il sortit le petit pot de son sac. À l'intérieur, des sortes de criquets miniatures, noirs et brillants, griffus. Ils se collaient les uns aux autres, comme s'ils n'attendaient qu'un ordre pour mordre.
— Ils aiment la chair molle, m'a-t-il chuchoté.
Et il est parti.
Je suis restée là, seule dans la ruelle, à me demander dans quoi je m'étais embarquée. Le Krashmote... c'est pas un simple refuge. C'est un monde en soi. Et Yak ? Il en est le futur.
Je m'apprêtais à retourner vers le Krashmote quand j'entendis un rire doux derrière moi.
Pas un rire chaleureux. Un rire d'appréciation... presque artistique.
— Ahhh, ma p'tite crotte de nez salée apprend tellement vite à être une vraie terreur...
Magnifique, n'est-ce pas ?
C'était Riu.
Lui aussi avait suivi Yak, silencieux comme une ombre. Il portait un chapeau noir à larges bords, penché sur le côté, et une longue veste du même noir, épaisse et fluide, presque théâtrale. Tout en lui criait le déguisement, mais avec une élégance certaine. Riu ne voulait pas qu'on le reconnaisse, et pourtant, il avait l'air plus visible que jamais.
Il s'était arrêté juste à côté de moi, sans me regarder. Ses yeux étaient levés vers son fils qui s'éloignait au coin de la rue. Il le regardait comme on regarde un feu qui prend bien, qui crépite au bon rythme. Il était fier. Dangereusement fier.
Et moi, je suis restée là, les bras croisés, incapable de dire quoi que ce soit. Parce que malgré tous mes efforts pour comprendre, pour garder mes distances, une question s'est imposée dans ma tête :
Qu'est-ce que Yak deviendra ?
C'est facile de le voir comme un petit Krashmal en formation. Il a l'intelligence vive, la méfiance instinctive, et cette fêlure dans les yeux qui vient d'avoir grandi dans les recoins humides de la ville. Mais... dans dix ans ? Quand il sera au secondaire, qu'il devra faire semblant d'être "normal" huit heures par jour ? Quand il tombera amoureux d'une fille gentille qui lui offrira des biscuits maison ? Quand il devra choisir entre Sciences Nature ou Sciences Humaines au cégep ? Quand l'université lui demandera sa lettre de motivation ?
Est-ce qu'il mettra encore des Criqyaks dans ses poches ? Est-ce qu'il obéira encore à son père comme à un roi ? Ou est-ce qu'il prendra une autre route ? Une route qu'aucun Krashmal n'a jamais prise sans y laisser des morceaux ?
Riu, lui, n'a pas l'air de douter. Il le regarde comme un projet bien ficelé. Comme une prophétie qu'on n'a qu'à nourrir pour qu'elle se réalise.
Je me demande s'il voit le fardeau qu'il impose à Yak.
Ou s'il s'en fiche.
Peut-être que pour lui, l'avenir, c'est juste une suite d'obstacles à pulvériser avec panache.
Peut-être qu'il pense que son fils est un héritier. Pas un enfant.
Et moi, au milieu de tout ça... je suis une intruse. Une témoin. Une caméra humaine qui essaie de comprendre ce qu'aucun documentaire n'aura jamais le courage d'expliquer vraiment.
L'après-midi était avancée, et le soleil frappait haut, agressif, comme s'il voulait tout brûler d'un seul coup. Mais malgré sa force, la lumière s'arrêtait nette à l'entrée du hangar. Un rideau invisible semblait la retenir, comme si même le jour refusait de voir ce qui se tramait à l'intérieur.
— Elle a envoyé un message, avait dit Riu. Embellena est revenue. Son jet vient d'atterrir.
On n'a rien demandé. On a suivi. Parfois, avec lui, on se contente d'obéir... et de garder les yeux ouverts.
Le hangar se dressait au bout d'un terrain vague, cerné par des grillages tordus et une herbe desséchée. À l'extérieur, la vie bourdonnait : des oiseaux, quelques voitures au loin, l'air tiède de l'été qui vibrait.
Mais à l'intérieur...
C'était autre chose.
Le sol crissait sous nos pas. La poussière s'élevait comme un souffle ancien. Et il y avait ce froid soudain, sec et stagnant. Aucun courant d'air. Aucun bruit. Juste... un silence qui n'était pas naturel. Un silence habité.
Et puis, en levant les yeux...
Je les ai vus.
Suspendus au plafond, comme des décorations de cauchemar.
Des corps. Des personnes vivantes. Emprisonnées dans des sortes de filets translucides, comme du plastique souple, ou des toiles organiques. Leurs silhouettes se distinguaient à peine : des jambes recroquevillées, des bras contre le torse. Certains avaient les yeux ouverts. Et l'un d'eux... clignait. Doucement. Encore vivant.
— Bordel de... murmura Floren.
— C'est... c'est quoi ce délire ? souffla Sarah, qui s'était plaquée contre moi.
Claude filmait, sans parler, son objectif tremblant. Même Alex ne disait plus rien.
— C'est sa déco, fit Gyorg à voix basse. Elle aime accrocher les trucs... pour voir comment ça respire.
Le jet privé s'ouvrit dans un souffle. Doux. Contrôlé.
Et un homme dévala la rampe.
Un pilote. Son uniforme était froissé, sa casquette de travers, ses yeux fous.
— VOUS ! AIDEZ-MOI ! cria-t-il en courant vers nous. Pitié !
Il trébucha, se releva, haletant. Il avait du sang séché au coin des lèvres et des feuilles collées à sa manche.
— Elle... elle est là-dedans ! Elle m'a fait voler depuis le sud ! Je savais pas ! J'AI RIEN FAIT ! Elle m'a pas dit que... que c'était pour ça !
Il pointait du doigt les corps suspendus, les yeux fous.
— Elle rit, cette folle ! Pendant que les gens crient ! Elle rit ! Je veux pas finir là-haut ! J'ai une fille ! Pitié, aidez-moi !
Il s'effondra presque sur Claude, qui recula instinctivement.
Moi, j'étais paralysée. J'aurais dû avancer, mais mes jambes refusaient.
Et puis Riu s'avança.
Il ne dit rien. Il leva juste une main.
Et un arc d'électricité jaillit, droit vers le pilote.
Un bruit sec. Le corps convulsa, s'effondra. Il respirait encore... mais ne bougeait plus.
Le silence s'écrasa sur nous, lourd comme une enclume.
Même Gyorg, qui normalement ne peut pas s'empêcher de murmurer, resta figé, les yeux écarquillés.
Et dans ce silence... un rire.
Un rire de femme.
Grave. Glissant. Moqueur. Un rire qui ne venait pas d'une bouche... mais d'un ventre. D'un endroit plus profond. Plus viscéral.
Le genre de rire qui t'enveloppe sans que tu le réalises.
Je sentis un frisson me grimper le dos, lentement.
Et dans ma tête, une seule pensée s'imposa, glaciale :
Elle est là. Embellena !
Le rire continuait.
Pas un rire franc. Ni un rire heureux.
Un rire élastique, malsain, presque gluant. Il se répercutait contre les murs de tôle du hangar comme s'il cherchait à nous envelopper un par un.
À chaque écho, j'avais l'impression qu'un fil invisible me grattait la nuque.
On restait figés.
Claude, les mains moites sur sa caméra.
Sarah, qui chuchotait une prière entre ses dents.
Alex, les bras croisés, le regard tranchant.
Floren, lui, bien sûr, rompit le silence.
— C'est moi ou... ça commence à ressembler à un épisode maudit de "Danse avec les ombres" ?
Je n'eus même pas le temps de sourire que quelque chose claqua dans l'air. Un sifflement vif. Tranchant.
Et puis :
— OH NON ! s'écria Floren.
Un filament translucide s'enroula autour de sa cheville, l'arrachant littéralement du sol.
Il fut suspendu dans les airs en une seconde, tournoyant comme une vieille chaussure accrochée à un câble électrique.
— LES GARS ! JE... JE CROIS QUE J'AI GAGNÉ UN VOYAGE EN CLASSE ÉCONOMIQUE, cria-t-il, à l'envers.
On leva tous les yeux.
Et c'est là que je la vis.
Suspendue dans les airs, juste au-dessus de Floren.
Une silhouette féminine. Délicate dans les mouvements, mais d'une précision terrifiante.
Ses filets semblaient vivants, sortant de son nombril comme des tentacules fins, souples, brillants.
Ils s'enroulaient autour des poutres, la propulsant avec une aisance irréelle.
Elle tournoya une première fois, se suspendit d'un bras, fit un salto arrière...
Puis descendit lentement, presque flottante, jusqu'à frôler le sol.
Une acrobatie maîtrisée au millimètre.
Embellena.
Aucun mot ne fut prononcé.
Même Riu...
Même Gyorg...
Restaient figés. Leurs yeux grands ouverts, ébahis. Presque... éblouis.
Elle atterrit gracieusement devant nous.
Ses pieds touchèrent le sol dans un silence parfait.
Ses filets se rétractèrent, rentrant dans son nombril comme si de rien n'était.
Elle nous fixa, les mains posées sur ses hanches, un sourire malin étirant son visage fin.
Son regard passa sur chacun de nous comme une lame polie.
Claude, un peu à l'écart, murmura, caméra toujours en marche :
— Vous inquiétez pas... j'ai tout capté. Même les vrilles. C'était... c'était incroyable.
Pendant ce temps, Floren, toujours suspendu au plafond, lâcha :
— Je suis pas un expert en arts martiaux... mais moi j'dis : quelle femme !
Alex leva les yeux au ciel.
Sarah souffla :
— Je crois qu'on va tous mourir avec le sourire.
Moi ?
J'étais clouée sur place. Fascinée.
Elle avait surgi du ciel comme une créature de légende. Une déesse arachnéenne.
À cet instant précis, Embellena n'était pas une Krashmale.
Elle était la menace faite beauté.
Et ce n'était que le début.
Je vais être honnête.
Y'a des gens qui entrent dans une pièce et qu'on oublie aussitôt.
Et puis y'a ceux qui entrent... et qui remplissent la pièce.
Embellena, c'était pas juste une entrée. C'était une déclaration.
Une beauté vipère.
Le genre de femme qui pourrait faire taire une émeute d'un seul regard — ou en ficelant tout le monde avec ce qui lui sortait du nombril.
Elle se tenait là, droite comme une tige de verre, les bras croisés, son regard froid comme la glace mais brillamment vif. Chaque mouvement d'elle était précis, étudié, comme si elle se savait observée, mais n'en avait absolument rien à faire. Elle dominait l'espace. Et elle savait que ça dérangeait.
— On dirait une espionne mutant venue d'un film de science-fiction... chuchota Alex en coin.
Floren, toujours suspendu dans son filet, la regardait comme s'il venait de croiser son destin.
— Est-ce que... c'est un mauvais moment pour lui dire que je suis célibataire ?
Je le fusillai du regard.
Embellena fit lentement quelques pas autour de nous. Elle ne disait rien. Pas un mot.
Mais ses yeux, eux, parlaient pour elle.
Elle nous étudiait.
Un à un.
D'abord Sarah, qu'elle fixa longuement, comme si elle évaluait son squelette.
Puis Claude, qu'elle fixa surtout... la caméra. Elle fronça légèrement les sourcils, sans cacher son mépris.
Alex, elle la contourna avec une moue curieuse, s'attardant un peu trop sur ses cheveux.
Puis ce fut mon tour.
Nos regards se croisèrent. Et là... il y eut ce petit frisson que je déteste. Celui qui dit : tu es en terrain inconnu, et la chose en face de toi, elle, ne l'est pas.
Enfin, elle leva les yeux vers Floren, toujours dans les airs, et pencha la tête. Un sourire léger effleura ses lèvres.
— T'es bien là-haut ? demanda-t-elle d'une voix douce. On dirait une mouche dans une toile... à moins que tu sois le dessert.
Floren déglutit.
— Je préfère... le titre d'apéritif. Mais merci.
Elle éclata d'un petit rire sec, et d'un geste fluide, elle le libéra. Floren tomba avec un pouf maladroit au sol.
Riu et Gyorg, eux, n'avaient pas bougé d'un pouce depuis le début. Silencieux. Presque... révérencieux.
Et moi, au fond de moi, je savais une chose :
Embellena ne nous aimait pas.
Elle ne nous détestait pas non plus.
Elle nous analysait.
Comme une bête affamée analyse un nouveau spécimen dans sa cage.
Et ce n'était pas bon signe.
Je crois que chaque groupe a sa légende vivante.
Dans une meute de Krashmals, cette légende, c'est Embellena.
Une vraie beauté-vipère, comme je l'ai surnommée dans ma tête.
Avec ses mouvements de prédatrice élégante, son regard perçant et sa manière d'enrouler les gens dans ses filets comme si elle emballait ses propres trophées... difficile de ne pas rester bouche bée.
Et je dois avouer... en la voyant virevolter dans les airs au bout de ses filets comme une danseuse d'un autre monde, j'ai eu un doute.
Un court instant, j'ai cru que Floren tombait amoureux.
Il avait ce regard un peu bête, un sourire à moitié formé, et je le voyais préparer déjà une vanne nulle dans sa tête.
Mais Embellena ?
Elle ne souriait pas. Pas un pli. Pas un mot.
Elle nous fixait. L'un après l'autre.
Comme une mante religieuse observant le prochain dîner.
Claude ajustait nerveusement sa caméra, Sarah gardait les bras croisés, Alex se tenait un peu en retrait et moi...
Je me demandais ce qu'on foutait encore là.
Puis, sans qu'on ne lui demande rien, Gyorg s'approcha de moi en murmurant avec la fierté d'un commis de dépanneur partageant un potin chaud :
— Tsé... ma cousine Orduria, elle vit dans les ordures, c'est pas une blague, hein, elle dort littéralement dans un conteneur. Bref... elle m'a dit une affaire sur Embellena.
Je levai un sourcil, pas sûre de vouloir savoir.
— Elle dit qu'Embellena c'est une show-off. Toujours à faire sa belle. Pis qu'elle devient DINGUE si on lui casse un ongle. Genre... VRAIMENT dingue. Une fois, pendant une mission contre Chrono — le gars qui fait genre clac clac avec le temps — ben, y a eu une embrouille pis plaf ! il a effleuré son index. Juste ça ! Résultat ? Ongle cassé.
Je ne pus m'empêcher de réprimer un sourire.
— Et là, tu me crois si j'te dis qu'elle a pété un câble, sauté sur lui avec ses filets, l'a emballé comme un gigot de Noël, pis qu'elle l'a envoyé rouler dans le passé ? Genre... quinze minutes en arrière, mais mentalement, il en a pris pour dix ans. Paraît qu'il bégaye depuis.
Il hocha la tête, très sérieux, puis ajouta :
— Depuis, même Riu y fait gaffe quand elle se lime les ongles. C'est dire.
Je ne répondis pas. J'étais trop occupée à observer Embellena qui tournait lentement autour de nous, comme une panthère sur une piste d'atterrissage.
Elle s'arrêta net devant Claude, plissa les yeux, puis reprit sa ronde.
Sarah évita son regard. Alex aussi.
Alors je me suis dit... cette Krashmale-là, elle n'a pas juste du style.
Elle a du pouvoir.
De l'autorité.
Et sous ses ongles parfaitement vernis, elle tient sans doute bien plus que des filets.
Peut-être... le cœur même de cette meute tordue.
CAMÉRA EN PLACE.
L'éclairage est cramoisi, comme toujours dans le Krashmote. Une chaleur moite s'accroche aux murs, comme une vieille tension prête à éclater. Je suis assise face à elle. Seule. Les autres ont été écartés pour « raisons de sécurité », mais je soupçonne qu'Embellena préfère simplement être au centre du monde.
Elle est là, assise sur une chaise haute, face à la caméra, les bras posés avec une grâce précise sur les accoudoirs. Sa posture est irréprochable, presque sculpturale. Sa tenue est noire et pourpre, éclatante de détails raffinés. Le tissu semble vivant, glissant au moindre de ses mouvements. Une jambe croisée, son regard dirigé droit dans l'objectif comme si elle lisait à travers l'âme de ceux qui la regarderaient plus tard.
« Aujourd'hui, je rencontre Embellena. Unique Krashmale féminine de la faction québécoise menée par Riu. Une femme qui ne laisse personne l'étiqueter. Ni alliée. Ni ennemie. Juste... elle. Et c'est déjà assez dangereux. »
OLIVIA : Merci de m'accorder cette entrevue, Embellena.
EMBELLENA, sourire énigmatique, voix traînante : Tu ne m'as pas vraiment laissé le choix. Mais je suppose que c'est flatteur. Peu de gens osent me regarder droit dans les yeux. Tu fais partie d'une espèce rare.
OLIVIA : Tu es la seule femme dans une faction dominée par des figures masculines. Quel est ton rôle ici, concrètement ?
EMBELLENA : Une plaie. Je gère des plaies. Riu, avec son ego en peau de serpent, Gyorg qui sent le thon moisi même à travers ses pensées, et Yak qui croit que froncer les sourcils suffit à être une menace. Si je n'étais pas là, ce groupe s'éparpillerait comme des ongles cassés.
OLIVIA : Tu tiens le groupe par la peur ?
EMBELLENA, hausse un sourcil, amusée : Par l'élégance et la menace. Le mélange parfait. Ils m'obéissent parce qu'ils savent que je suis capable de beaucoup... avec très peu.
OLIVIA : Et leur respect ?
Ils me respectent comme on respecte une tempête en mer. On ne discute pas avec une vague noire de trois étages. On prie qu'elle passe sans trop de casse, repondit Embellena, le regard figee.
OLIVIA : Tu te considères comme un modèle pour d'autres femmes Krashmales ?
EMBELLENA : Il y a trop peu de femmes chez nous pour parler de modèle. Je suis une anomalie. Une anomalie brillante, destructrice et inimitable. S'il faut ouvrir la voie, je le ferai. En gravant mon nom sur leurs peaux s'il le faut.
OLIVIA : Tu sembles très attachée à l'idée de pouvoir.
EMBELLENA : Je suis attachée à l'idée de ne plus jamais être ignorée. Et dans ce monde, le pouvoir est le seul parfum qu'on respecte à tous les étages.
OLIVIA : Et si tu devenais Krashmale Suprême ?
EMBELLENA : Si Morviak me le permet, je régnerai avec une poigne manucurée. Il sait que je suis la meilleure option. Riu est trop lamentable, trop occupé à jouer les pères rates. Moi, je n'ai pas d'attaches. Pas de distractions.
OLIVIA : Tu n'aimes pas Yak ?
EMBELLENA : Yak est un accident qui marche. Un cafard bien coiffé. Il survivra peut-être. Mais pas avec moi au pouvoir.
OLIVIA : Tu sembles rejeter l'idée même de famille.
EMBELLENA : J'ai deux cousines : Adélaïde, la perfection incarnée, qui me juge de ses grands yeux gelés. Et Matutatuk, qui s'est perdue dans une ellipse cosmique. Littéralement. Elle avait une fascination malsaine pour les objets magiques et les recettes de pluie.
Et Jean Brouille... Un cousin. Il est comme un chewing-gum collé dans les cheveux : tu crois l'avoir enlevé, mais il revient toujours. La dernière fois, il a redécoré ma chambre avec des poils de yéti recyclés. L'horreur.
OLIVIA : Tu vis avec cette haine en toi...
EMBELLENA : Ce n'est pas de la haine. C'est de la lucidité. Et un peu de style.
OLIVIA : Tu n'as jamais songé à créer ta propre faction ?
EMBELLENA : Et recruter qui ? Des filles perdues avec des rêves de vengeance ? Non. Je préfère être l'ombre au sommet d'une pyramide fissurée que la lumière sur un tas de sable.
OLIVIA : Tu sembles tout contrôler. Mais as-tu déjà aimé ?
EMBELLENA : J'ai aimé... la version de moi-même qui n'existe pas encore. Celle qui gagnera. Celle qu'on écrira dans les livres avec une couverture interdite.
Embellena est tout ça à la fois. Beauté vipérine. Commandante sans trône. Et peut-être, quelque part, une enfant oubliée... Celle qui n'a jamais reçu ce qu'elle voulait. Alors elle a décidé de prendre le monde entier à mains nues.
Et moi, je devais lui tendre ce micro... sans trembler.
CAMÉRA TOUJOURS EN PLACE.
Je m'apprêtais à poser une dernière question. Peut-être une tentative d'approfondir ce qu'il reste d'humanité chez elle. Mais avant même que je puisse ouvrir la bouche, le son fend l'air.
WIOUUUUUUUUU— WIOUUUUUUUUUUU !
Des sirènes. D'abord une, lointaine. Puis plusieurs. Beaucoup trop.
Je me redresse lentement. La lumière cramoisie du Krashmote vacille légèrement sous les éclairs bleutés et rouges des gyrophares qui percent les vitres teintées. Quelque chose, dehors, vient troubler ce calme électrique. Et ça n'a rien d'un simple accident de circulation.
Embellena ne dit rien. Elle ne sursaute pas. Elle roule simplement des yeux avec une lenteur théâtrale, comme si tout cela était une mauvaise habitude. Un hoquet du quotidien.
— Oh non... pas encore lui, murmure-t-elle, blasée.
Je n'ai pas le temps de lui demander de qui elle parle. La porte explose presque sous la pression. Une rafale d'air irrespirable s'engouffre dans la pièce.
Il arrive.
Yak.
Essoufflé. Les cheveux en bataille. Les joues rouges d'avoir couru — ou paniqué — ou les deux. Il a de la boue sur les jambes, un morceau de ballon accroché à son poignet, et il pue. Littéralement. Comme si une fête foraine s'était écroulée sur lui.
— PERE ! hurle-t-il. C'est pas ma faute ! J'ai rien fait ! Enfin... pas complètement !
Je n'ai pas encore compris ce qui se passe. J'essaie de garder la caméra en marche, mais mes mains tremblent. Et c'est là que Riu entre à son tour, projetant son ombre géante contre le mur.
— QU'EST-CE QUE T'AS ENCORE FAIT, MA MOUSSE DE MON NOMBRIL ?! rugit-il d'une voix qui fait vibrer les murs du Krashmote.
Le silence. Absolu. Même Embellena fronce les sourcils, les bras croisés, le regard planté sur Yak comme s'il venait de repeindre la tour Eiffel avec du vernis à ongles.
Yak s'agite. Il veut parler. Justifier. Respirer. Mais il est déjà trop tard.
— J'ai rien fait de grave ! Je vous jure ! C'était une erreur de jugement collectif !
— Traduction, me souffla Embellena à mi-voix, il a encore provoqué un chaos que même l'enfer n'aurait pas validé.
Yak reprend :
— Le cercueil a glissé, OK ?! C'était pas ma faute ! J'ai trébuché sur une bougie. Le maire a crié. Les chaises ont pris feu. Y'avait un cracheur de feu, une tente, un drone... Je voulais aider !
Un long silence suit. Même Gyorg, qui vient d'apparaître dans l'encadrement de la porte, se contente d'ouvrir la bouche avant de la refermer. Puis, soudain, il éclate de rire.
— HAH ! J'ai vu la vidéo ! Tu l'as vu, toi ? dit-il en me regardant, hilare. Le cercueil qui roule dans la fontaine ! Et cette vieille dame qui crie "C'est un signe !" ? On aurait dit une comédie mystique !
Moi, je ne ris pas. Parce que je commence à comprendre.
Yak a déclenché un scandale public. Il a fait fuir des dizaines de civils. Il a probablement mis le Krashmote dans la ligne de mire d'une enquête officielle. Et la police est là. Juste dehors.
Et Embellena ? Elle se lève. D'un pas précis. Glisse jusqu'à Yak. Il se tasse contre un mur, comme un enfant qui attend la punition ultime.
— Tu vas réparer ça. Sa voix est douce. Trop douce. Ou je vais t'enseigner comment on plie un adolescent pour en faire une œuvre d'art moderne.
— Tu sais, techniquement, bredouille Yak, vous pouvez encore le faire... mais j'ai des os...
J'ai le souffle court. Tout ça, je le filme. Mes mains sont moites. Mon cœur bat fort. Et pourtant... je suis fascinée.
Fascinée par leur monde. Par ce théâtre tordu, cette tribu de monstres aux règles absurdes.
— C'est ça, le Krashmote, pensai-je. Un abîme d'orgueil, d'humour noir et de dérapages incontrôlés.
Et moi, j'y suis coincée.
Avec eux.
Je n'ai même pas eu le temps de couper la caméra.
Yak s'est tourné vers moi comme si une ampoule venait de s'allumer dans son esprit... mais une ampoule tremblante, grillée sur les bords, accrochée à un fil rouillé.
— Toi. Vous. L'équipe de tournage. Il claque des doigts. Vous allez leur parler.
— Pardon ? dis-je, incrédule.
Il désigne la sortie, là où les échos des sirènes et des cris feutrés des policiers résonnent dans le tunnel. Des policiers armés. Bien réels. Pas une illusion.
— Ils vous verront comme des civils. Des neutres. Des journalistes peut-être. Si quelqu'un peut négocier ou les distraire, c'est vous.
— Et s'ils posent des questions ? dis-je, un peu trop fort. Et s'ils demandent ce que je fais dans un endroit peuplé de criminels interdimensionnels et de... de gens qui parlent à leurs nombrils ?!
— Tu improviseras. Il sourit. Trop. Tu sais faire ça, hein ? C'est ton métier.
Je n'ai pas le temps de répliquer.
Riu se tourne lentement vers nous, les bras croisés, l'air sévère. Derrière lui, Gyorg luit doucement, l'air beaucoup trop heureux de la tournure des événements. Quant à Embellena... elle ricane.
— Et si elle refuse ? souffle-t-elle, en marchant lentement vers moi, comme un serpent en parade.
Je retiens ma respiration. Elle s'approche de la caméra. Tapote l'objectif du bout de son ongle parfaitement manucuré.
— On l'envoie dans le vaisseau furtif de Morviak.
Silence. Je ne sais pas ce que c'est, ce « vaisseau furtif », mais rien que le mot Morviak me fait serrer les dents.
Un membre de mon équipe — Philippe, notre preneur de son — se racle la gorge avec hésitation.
— On peut peut-être... filmer ça de loin ? dit-il. À travers un miroir ? Ou un filtre ?
— Non. répond Embellena, en lui lançant un regard si froid qu'il recule de deux pas.
Riu s'approche, plus calme, mais tout aussi menaçant.
— Vous négociez. Ou vous disparaissez. On n'a pas besoin de témoins gênants.
Yak hoche la tête, comme s'il venait de proposer une idée de génie à un dîner de famille. Il claque à nouveau des doigts et nous tend un petit objet métallique, en forme de broche déformée.
— Prenez ça. S'ils s'approchent trop, appuyez dessus. Ça brouille les fréquences, ça grille leurs radios. Et si ça échoue...
Il ne termine pas sa phrase.
Je regarde mes collègues. Certains sont déjà pâles comme la mort. Mais personne ne parle. C'est ça, ou... le vaisseau. Et j'ai vu ce que ce genre de menace fait aux autres Krashmals. Même Gyorg a une cicatrice derrière le crâne qu'il ne veut jamais expliquer.
Je serre les dents. Inspire profondément.
— Très bien. On y va. Mais si vous essayez quoi que ce soit...
— Tu feras quoi ? dit Embellena en souriant. Un procès ? Une pétition ? Un podcast ?
Je ne réponds pas. Je m'avance vers le tunnel. Les gyrophares dessinent des ombres dans l'air. Les bruits s'amplifient.
Et, derrière moi, j'entends Yak chuchoter :
— Si ça marche, je dis à pere que c'était ton idée.
Parfait, pensai-je. On va sûrement se faire arrêter, mais au moins je serai... créative.