Nous sommes des Krashmal... Et alors
Chapitre 3 : Chapitre 3 : Une entrevue au Krashmotte
4433 mots, Catégorie: K
Dernière mise à jour il y a environ 1 mois
Quelques jours plus tard – quelque part sur l'autoroute, en direction du quai abandonné de Port-de-Montréal.
Le vent soufflait fort sur l'asphalte rugueux, et notre minivan bringuebalant avalait les kilomètres comme un monstre mécanique affamé. Claude, fidèle à lui-même, avait déjà commencé à filmer depuis la banquette arrière, capturant chaque instant de notre périple en exagérant les angles et les zooms dramatiques. Il disait que ça donnait du "caractère au documentaire". Je pense surtout que ça l'amusait.
Moi ? J'étais assise sur le siège passager avant, un vieux journal défraîchi dans les mains. La une était jaunie par le temps, mais le titre sautait aux yeux :
"La Terreur de Beurk : Le Krashmal Suprême Dechu."
Je tournai lentement les pages, comme si je découvrais une relique sacrée. Puis, me tournant légèrement vers la caméra, je pris un ton théâtral, presque tragique :
— Et voici le récit d'une époque sombre, où un seul nom suffisait à glacer le sang dans les veines des plus braves... Beurk. Le Krashmal Suprême.
Il est tombé, certes, mais en tombant... il a brisé bien plus que des os. Il a éparpillé les repères. Privé ses semblables d'une figure. Les Krashmals survivants ? Désorientés. Détrônés. Certains n'étaient même plus considérés comme des Krashmals à part entière. Juste... des ombres errantes.
Et que dire des trésors laissés derrière lui ? Des artefacts inestimables, oubliés dans les recoins puants de cette ville maudite...
Alex, assise juste derrière moi, leva les yeux au ciel.
— Tu devrais vraiment faire du théâtre. Ou au moins enregistrer des livres audio dramatiques.
— Je prends ça comme un compliment, répondis-je avec un sourire.
Nous arrivâmes finalement au lieu du rendez-vous. Port-de-Montréal. Le vieux quai. Abandonné. Silencieux. Trop silencieux.
Nous sortîmes du véhicule, chacun portant un sac léger, nos visages tendus et nos esprits sur le qui-vive. Les bruits de la ville semblaient lointains ici, comme étouffés par une chape invisible.
Claude tenait sa caméra bien droite, capturant chaque détail — les containers rouillés, les morceaux d'ordures éparpillés, les gouttières dégoulinantes. La lumière blafarde des lampadaires vacillait par instants, comme si même l'électricité hésitait à rester.
Et puis...
Un raclement.
Un grognement.
Un gargouillis ignoble.
Quelque chose bougea derrière un tas d'ordures.
— Qu'est-ce que c'était ? lança Sarah, déjà en train de reculer.
Une silhouette massive se redressa, couverte de haillons puants et de saletés indéfinissables. Sa peau luisait d'un vert maladif, et une odeur nauséabonde s'en dégageait comme une claque en pleine figure.
— OK. C'est un non. Je propose qu'on reparte, dit Alex, déjà demi-tour.
Floren n'attendit pas son avis : il avait déjà reculé de cinq pas.
Je les suivis... jusqu'à ce que la silhouette bondisse avec une vitesse improbable pour son gabarit. Il nous barra la route comme un mur gluant ambulant.
— HÉÉÉÉÉÉÉ ! Vous croyez aller où comme ça, bande de nouilles sans sel ?!
Il renifla bruyamment — un son entre un aspirateur détraqué et une vache enrhumée.
J'inspirai profondément malgré l'odeur et fis un pas courageux vers lui.
— On cherche quelqu'un, dis-je, fixant lindividu dans les yeux.
Quelqu'un nommé Riu. On nous a dit qu'il se trouverait ici, avec... d'autres Krashmals.
Il m'observa en silence. Son regard était vague, comme s'il essayait de faire un calcul compliqué dans sa tête. Puis il tapota son torse du poing, et un nuage de poussière, de miettes et possiblement de champignons microscopiques s'envola.
— Gyorg. C'est moi, ça. Roi incontesté des pots de Graisses de Couleurs.
Il pointa un sac difforme posé derrière lui.
— Y'en reste un peu, si vous voulez goûter.
— Non merci, répondis-je rapidement, avec un sourire crispé.
— C'est spécial, hein ? s'exclama-t-il avec fierté. Y'a du brun-bleu, du jaune-fluo-mortel et même du mauve "édition limitée". C'est Floren qui avait pris du vert-olive-douteux, je crois ?
Floren leva une main faiblarde :
— Je regrette encore.
Gyorg éclata d'un rire grave et humide, qui semblait sortir d'une bouche remplie de mucus et de vieilles sardines.
— AH ! J'l'aime bien lui. Il a tenu DEUX heures avant de se mettre en position fœtale. C'est presque un record.
Alex leva un sourcil :
— Et c'est censé nous rassurer, ça ?
Gyorg haussa les épaules, comme si la logique humaine n'avait aucun sens pour lui — ce qui était peut-être vrai.
Mais moi, je n'avais pas fait tout ce chemin pour tourner en rond avec un Krashmal gluant amateur de sauce intestinale.
Je repris un ton ferme :
— Écoute, Gyorg. On n'est pas là pour tester ton buffet. On cherche Riu. Et on a des raisons de croire que ce qu'on découvre ici peut changer bien plus que nos estomacs.
Il me fixa un moment. Puis hocha lentement la tête, comme si mes mots avaient traversé son épaisse couche de graisse et de débilité apparente.
— Hmm... t'es sérieuse, toi. D'accord. J'vous amène. Mais faites pas trop de bruit. Y'a des choses là-dessous... des choses qui aiment pas qu'on les dérange.
Il pointa alors une plaque métallique à moitié dissimulée sous un tas de pneus.
— Là-dessous. C'est l'entrée. La bouche d'égout. On descend.
Puis il ricana :
— Et si vous glissez sur une crotte, c'est pas moi qui vous ramasse.
Je regardai mes camarades. Un bref échange de regards. Légère hésitation.
Puis j'ouvris la marche.
Nous nous enfonçâmes dans le tunnel.
Dès les premiers pas, l'air changea. Plus froid. Plus lourd. Un courant d'air semblait ramper le long des murs suintants, et au-dessus de nos têtes, on entendait des battements d'ailes. Des chauves-souris. Ou pire.
Le sol était glissant à certains endroits, et chaque bruit — le frottement d'un sac, un éternuement retenu, le cliquetis de la caméra de Claude — résonnait en écho étouffé. On restait groupés, serrés comme des sardines stressées. Je marchais juste à côté de Gyorg, qui traînait ses gros pieds sales comme s'il faisait partie du décor.
— Ça arrive souvent que des gens comme nous viennent ici ? lui demandai-je.
— Nah. Les gens comme vous, y préfèrent l'réconfort pis le Wi-Fi. Pas les tunnels puants pis l'humidité d'aisselle d'salamandre.
Charmant.
— Et c'est quoi exactement, le... Krashmote ?
— Héhéhé... c'est chez nous. L'QG. Le dodo. Le bazar. L'repaire des tordus pis des rejetés. Mais... y touche à rien, hein ? Parce que sinon, je vais lacher un gros pet sur vous.
Puis, au loin, une lueur rougeâtre commença à apparaître, comme un souffle de braise. Elle pulsait doucement, par vagues, éclairant les parois avec un rythme irrégulier. Ça donnait une drôle d'impression, presque comme... une discothèque sous-marine. Mais sans la musique. Juste le silence, troué de temps en temps par un grincement ou un craquement quelque part dans l'ombre.
En s'approchant, les lumières s'intensifièrent.
Et on le vit.
Le Krashmote.
Une salle vaste, aux murs rouge foncé. Des motifs noirs serpentins — comme des pattes de tentacules — grimpaient en spirales sur les surfaces. Au milieu, une vieille chaise pivotante, usée, plantée au centre comme un trône oublié. Sur les côtés, des sortes de hamacs bizarres suspendus entre des tuyaux. À gauche, un coin franchement douteux — un vieux lit en métal croulant sous des sacs de vidanges, des boîtes de conserve vides et des restes de nourriture séchée. L'odeur y était indescriptible.
— Là c'est mon coin, déclara fièrement Gyorg. Pis j'sais que c'est ben cozy. J'l'appelle "le lit à surprises".
Personne n'osa demander quelles surprises.
Gyorg sauta sur une planche branlante et s'affala sur une montagne de déchets, l'air chez lui.
— C'est pas le Ritz, mais au moins j'partage pas mon oreiller avec des jugements sociaux.
Je fis quelques pas dans la salle, observant les détails étranges — des symboles griffonnés à même les murs, des objets empilés sans logique apparente, des câbles suspendus qui ne semblaient branchés à rien.
Puis je me retournai vers lui.
— Gyorg... Pour toi, qui est Riu ?
Le ton de ma voix le fit se redresser un peu. Il arrêta de fouiller dans un pot de yogourt vide et me regarda avec un genre de gravité qu'on n'attendrait pas d'une créature recouverte de mayonnaise séchée.
— C'est mon chef, dit-il, presque solennellement. Riu, J'lui dois tout ! Et s'y en a un ici qu'vous allez respecter, c'est ben lui.
Il se leva, droit comme un pilier de compost.
— Quand mon chef parle, même les rats écoutent. Alors... vous attendez ici. Bougez pas trop, touchez à rien, pis si jamais vous trouvez un pot de graisse mauve — c'est à moi, OK ?
Je hochai la tête.
Il retourna s'asseoir, les yeux fixés sur une des entrées du Krashmote, comme s'il attendait déjà quelqu'un.
Et nous, dans ce repaire silencieux, étrange et grouillant de non-dits...
on attendit Riu.
On patientait dans un silence maladroit, bercé par le souffle régulier des tuyaux qui gouttaient au plafond. Claude filmait nerveusement, Alex triturait la bretelle de son sac, et Gyorg mâchouillait quelque chose qu'il n'aurait jamais dû mettre dans sa bouche.
C'est à ce moment-là que les lumières commencèrent à vaciller.
Pas un simple clignotement. Non. Un tremblement visuel, comme si les néons rouges du Krashmote hésitaient entre vivre et mourir. L'atmosphère se tendit d'un coup, et puis, sans prévenir, une voix grave résonna dans tout l'espace, comme si elle coulait directement des murs :
— Tiens, tiens... qu'avons-nous là...
Un silence tendu s'installa une seconde, puis la suite fusa, plus forte :
— Je suis Riu... le plus grand, le plus fort, le plus extraordinaire des Krashmals... Votre futur Krashmal Suprême !
Claude sursauta, et sa caméra commença à buguer. L'image devint floue, les pixels dansaient, et un grésillement sourd envahit l'appareil.
— C'est quoi ce délire... ? balbutia-t-il, tentant de stabiliser le cadrage.
Je levai les yeux. Tout là-haut, sur les passerelles métalliques qui surplombaient la salle, une silhouette apparut. À contre-jour. Imposante. Droit comme une lame. Lentement, elle descendit les escaliers de métal, chaque pas résonnant comme un verdict.
Les lumières s'éteignirent d'un coup sec. Un frisson me parcourut l'échine.
Puis elles se rallumèrent, rouge vif, et il était là.
Riu.
Je n'avais jamais vu quelqu'un comme lui. Son allure était... dérangeante. Hypnotique.
Ses cheveux noirs formaient deux mèches dressées, une de chaque côté de la tête, presque comme des cornes naturelles. Et au centre de son crâne, une longue couette noire tombait légèrement vers l'avant, frôlant presque ses yeux. Ses yeux étaient vairons : l'un bleu éclatant, qui vibrait d'une étrange énergie hypnotique, l'autre brun, plus calme, mais tout aussi profond.
Il portait une veste en queu de pie en peau de serpent vert, lisse, sans aucun motif, aux reflets métalliques qui semblaient bouger quand il se déplaçait. En dessous, une chemise rouge et une mini cravate noir, et à son cou, une chaîne simple. Son pantalon brun, parfaitement ajusté, contrastait avec les murs sales et le sol irrégulier du Krashmote. À ses doigts, plusieurs bagues colorées — rouge, vert, turquoise, orange — rien d'effrayant en soi, mais ensemble, elles dégageaient une certaine extravagance maîtrisée.
Il s'arrêta au centre de la pièce, les bras ouverts, comme s'il s'adressait à une foule imaginaire.
— Enfin... les voilà. Les petits curieux qui osent descendre là où même les rats hésitent à poser une patte.
Gyorg se leva d'un bond, presque militaire. Il bomba le torse et s'écria avec enthousiasme :
— Chef Riu ! Les voilà, comme vous me l'aviez ordonné ! J'ai tout bien fait ! J'leur ai rien fait du tout ! Même pas au grand blond qui sentait l'sable chaud, c'est juré !
Riu leva légèrement une main. Gyorg se figea immédiatement, le regard illuminé d'admiration, comme un enfant recevant un mot d'encouragement de son idole.
Puis, Riu s'avança vers nous d'un pas lent, maîtrisé, presque théâtral. Il s'arrêta devant moi. Son œil bleu me transperça un instant, et tout sembla ralentir autour de moi. Puis il tourna la tête, et l'effet disparut comme une goutte dans l'eau.
— Toi... dit-il. Tu es Olivia Tremblay.
Je voulus répondre, mais ma gorge se bloqua.
Il poursuivit sa marche. Claude, toujours en train de filmer, reçut un regard glacé.
— Et toi, le cinéaste. Baisse ça. Regarde-moi. Je suis bien plus impressionnant sans écran entre nous.
Claude obéit, lentement.
Riu se retourna, regardant la salle comme un seigneur contemplant ses terres.
— Bienvenue dans le Krashmote. Ici, vous ne trouverez ni ordre... ni pardon. Juste des vérités brutes. Et croyez-moi... vous êtes venus chercher des réponses qui vont vous coûter cher.
Les lumières cessèrent de vaciller.
Et on vit enfin toute la pièce.
Je serrai les poings.
— On est ici parce qu'on veut la vérité. Et parce que... le monde là-haut est en train de changer. Quelque chose arrive. Quelque chose de plus grand que nous.
Riu m'observa longuement. Puis il sourit.
Un sourire fin, précis, dangereux.
Alors que nous reculions encore, un cri perça l'air, brutal, presque sauvage :
— PÈRE !!!
Le mot résonna dans tout le Krashmote comme un coup de tonnerre souterrain. On aurait dit que les murs eux-mêmes avaient tressailli.
Riu se figea. Il tourna brusquement la tête en direction du couloir latéral, sans un mot. Puis il se mit en marche, d'un pas ferme. On s'empressa de le suivre, sans oser poser de questions.
De retour dans la grande salle, une silhouette jaillit d'un escalier sombre. Un jeune garçon surgit, les bras éraflés, la respiration saccadée, les vêtements couverts de crasse et de feuilles collées. Ses yeux — sombres, vifs — brillaient d'une colère incandescente.
— Père ! Les policiers ! Ils m'ont presque eu ! J'étais dans la zone des réservoirs. Ils patrouillaient partout ! J'ai dû plonger dans une benne !
Il tremblait, le torse levé comme un animal prêt à se défendre jusqu'à la mort.
Riu s'avança vers lui sans hésiter, ouvrit les bras comme on accueille un frère d'armes, puis le serra contre lui avec un murmure :
— Ma mousse de nombril... respire doucement. C'est fini maintenant. T'es sain et sauf.
Il recula légèrement, posant les mains sur ses épaules.
— Ils t'ont suivi ?
— Non. J'ai pris les tunnels. Comme t'as dit. Personne n'a pu me voir.
— Ma petite crevette... malin comme un Krashmal de souche. Ça me ferait presque pleurer, si j'avais encore des glandes pour ça.
Puis, se retournant lentement vers nous, toujours une main posée sur l'épaule de son fils, Riu déclara avec fierté et une gravité étrange :
— Voici mon précieux fils, Yak.
Rusé comme son père. Peut-être plus. Désobéissez-lui, ou refusez-lui quoi que ce soit... et gare à son courroux.
Yak nous lança un regard circulaire, pesant. Il nous jugeait. Chaque centimètre de son corps exprimait l'instinct : celui d'un gamin qui avait grandi dans les égouts, dans la peur, dans la rage... et dans l'ombre d'un chef.
Claude cessa carrément de filmer. Il avait les mains moites, je le voyais à sa respiration hachée.
Moi ? Je soutins le regard de Yak. Juste assez pour lui montrer qu'on n'était pas venus ici pour flancher. Même si, entre toi et moi... j'avais rarement senti une tension aussi vive.
Yak plissa légèrement les yeux, puis dit, d'une voix plus posée :
— Ils ont des caméras... Tu leur fais confiance ?
Riu se contenta d'un sourire froid :
— Je leur fais confiance... pour l'instant. Riu se tourna lentement vers son fils, avec ce genre de fierté qui ne s'exprime pas en grandes effusions, mais dans un silence lourd de reconnaissance.
— Ce sont pas des caméramans ordinaires, mon fils, dit-il d'un ton bas, mais audible.
Ils viennent... du monde d'en haut. Des humains, curieux, audacieux... ou inconscients. Ils veulent comprendre la vie Krashmale. Expérimenter nos coutumes. Manger ce qu'on mange. Dormir là où on dort. Voir la vie comme elle est ici, dans le noir. Bref, ils veulent vivre comme nous.
Yak haussa un sourcil, d'un air blasé.
— Et toi tu les laisses faire ? Tu penses qu'ils vont tenir combien de temps avant de chialer pour de l'eau chaude et des serviettes propres ?
Il croisa les bras et me fixa droit dans les yeux. Je sentis mes épaules se raidir, mais je ne détournais pas le regard.
— Ici, c'est pas un terrain de jeu, reprit-il. Pas une colonie de vacances. Si vous trahissez notre confiance, si vous filmez ce qu'il faut pas, ou si vous essayez de sortir avec une info qu'on n'a pas validée...
Il claqua des doigts.
— ...mes Criq-Yaks vont vous devorer.
Il pointa du doigt un aquarium immense à moitié dissimulé dans l'ombre, juste derrière une cloison en métal.
Je n'avais même pas remarqué sa présence jusqu'à ce moment. À l'intérieur grouillaient des dizaines — peut-être des centaines — de créatures hybrides, entre le criquet et le scorpion. Des pattes en forme de lames, des antennes vibrantes, des carapaces translucides qui pulsaient d'un vert maladif.
L'une d'elles bondit soudainement contre la paroi, avec un claquement sec, et fit vibrer toute la structure.
Claude, qui avait recommencé à filmer discrètement, recula d'un pas en étouffant un juron.
— J'vous présente les Criq-Yaks, poursuivit Yak avec un rictus satisfait. Ils mordent tout ce qui bouge, sauf moi.
Pourquoi ? Parce que je suis leur roi.
Gyorg, qui jusque-là était resté silencieux derrière nous, s'approcha à pas précautionneux, tenant une vieille boîte de conserve vide comme un trophée.
— Ohhh que j'les ai vus naître, moi, ces bestioles-là ! Hein, P'tit Grand Chef ? Il jeta un regard admiratif vers Yak.
J'les lavais avec du vomi de canal quand ils étaient tout bébés ! Maintenant, ils font la taille d'un jambon et ils ont les dents d'un moulin à scie ! Héhé ! Des vrais Krashmaux d'os et de croûte !
Yak hocha la tête avec satisfaction.
— T'as bien fait, Gyorg. Mais n'oublie pas : ils mangent aussi ceux qui oublient de nourrir leur roi.
Gyorg se figea d'un coup, la boîte encore levée, puis se remit au garde-à-vous dans un spasme nerveux.
— Bien sûr ! Toujours une bouchée pour le chef, une autre pour les Criqs ! Pas vrai ?
Yak ricana, et cette fois, même Riu esquissa un léger sourire. Pas de joie, non. Plutôt... de stratégie bien rodée.
Puis Riu s'adressa de nouveau à nous :
— Vous êtes dans un monde sans règles fixes. Ici, c'est la loi du lien et de la loyauté. Si vous voulez apprendre, vous devrez vous salir. Vous plier. Comprendre, au lieu de juger.
Et vous devrez surtout survivre à Yak.
Le silence retomba comme une nappe humide. Les Criq-Yaks raclaient les vitres de leur aquarium dans un grincement désagréable. Sarah se passa la main dans les cheveux, Alex serra les dents, et Claude... eh bien, Claude était en train de zoomer sur les bestioles avec un léger tremblement dans la main.
Moi ? Je me contentai de dire, le plus fermement possible :
— Très bien. On est prêts.
Yak me regarda longuement. Puis, il sourit.
— On verra ça.
Yak se mit à faire les cent pas devant nous, les bras croisés derrière le dos, comme un petit général au sommet de sa guerre personnelle. Ses pas faisaient claquer ses bottes sur le sol rouillé du Krashmote, et le frottement de son pantalon crasseux résonnait dans le silence.
Puis il s'arrêta net et nous fixa un à un.
— Bon. Si vous voulez vraiment rester ici, faudra prouver que vous êtes pas que des humains en bottes propres venus se pavaner dans nos égouts.
Il s'approcha de Claude et pointa la caméra du doigt.
— Filmer des horreurs, c'est une chose. En vivre, c'en est une autre.
Claude déglutit.
Yak leva ensuite le bras et siffla. Un sifflement long, aigu, comme une alarme animale. On entendit des grincements de chaînes au fond d'un couloir... puis un clong, suivi de pas lourds.
Gyorg arriva, tout excité, tenant dans ses bras une énorme bassine métallique remplie d'un liquide gluant, brunâtre, qui dégageait une odeur à faire fondre une narine.
— Voilà, P'tit Grand Chef ! La soupe des égouts, comme t'as demandé ! Réchauffée avec amour... et les restes d'un pneu, héhé !
Alex recula d'un pas, en se pinçant le nez.
— Ça sent... comme si une moufette avait explosé dans une friteuse.
— Ou comme si un rat était mort dans un plat de curry, murmura Sarah, blême.
Mais Yak, lui, souriait.
— Le défi est simple. Chaque membre de votre équipe doit avaler une louche de cette délicieuse recette krashmale. Une tradition qu'on appelle ici le Serment Gluant. Si vous vomissez... vous recommencez.
Je sentis mon estomac faire un petit looping de panique. Même Floren, d'habitude partant pour tout ce qui ressemble à une épreuve extrême, avait reculé d'un pas.
Claude s'exclama, la voix tremblante :
— Attendez... on peut pas juste... je sais pas... faire un test de loyauté en récitant un poème ?
Yak éclata d'un rire bref.
— Bienvenue au bas-fond, caméraman.
Gyorg plongea une louche dans la mixture, la leva à hauteur de notre visage, et dit fièrement :
— Elle est encore tiède... C'est le meilleur moment pour la goûter !
Je regardai mes amis. Claude transpirait. Sarah fixait le plafond comme si elle essayait de quitter son corps. Alex secouait la tête et jurait en silence. Floren, étrangement... souriait. Ce fou avait l'air prêt.
Je me suis avancée la première.
— Donne-moi ça, ai-je dit à Gyorg.
Il me tendit la louche comme s'il me remettait une médaille de guerre.
L'odeur m'a frappée en plein visage. Je respirai par la bouche. Puis j'avalai.
Une gorgée. Juste une.
C'était... indescriptible. Une texture grumeleuse, des morceaux qui ne devraient jamais exister, et un goût qui rappelait la rouille, le vieux poisson, le caoutchouc... et la trahison.
Mais je n'ai pas vomi.
Je reposai la louche, tremblante mais debout.
Yak m'observa, impressionné malgré lui.
— Pas mal !
Sarah prit la suite, en fermant les yeux. Elle faillit tout recracher, mais elle tint. Alex, elle, poussa un cri de guerre théâtral avant de l'avaler en deux temps. Claude... ce fut compliqué. Il a vomi. Deux fois. Mais il l'a fait.
Et Floren ? Il a demandé une deuxième louche. Ce malade a souri tout le long.
Quand ce fut terminé, Yak applaudit lentement.
— Pas mal. Vous avez survécu à la Soupe des Égouts. On va dire que vous êtes... tolérables.
Puis il ajouta, les bras croisés :
— Demain, vous ferez votre première mission Krashmale. Et croyez-moi... ce sera moins digeste que ça.
Je lançai un regard à mes coéquipiers. On n'avait pas le choix. Si on voulait en apprendre plus sur Riu, sur les Krashmals... il fallait jouer le jeu.
Même si ça nous coûtait notre estomac. Ou pire.
Extrait du carnet de bord d'Olivia Bordeleau –
Krashmote, nuit 1.
État de l'équipe : moral gluant, estomac rebelle, foi en l'humanité suspendue.
C'est drôle comment on croit être prêt pour tout... jusqu'à ce qu'on se retrouve à dormir sur un matelas qui sent la sardine chaude, dans une chambre humide où des mouches suicidaires tournent autour d'un néon moribond comme s'il allait leur révéler le sens de la vie.
Bref, ça se passe bien.
Claude n'a plus touché sa caméra depuis une heure. Il s'est roulé en boule, marmonnant des "faut jamais mélanger soupe et désespoir". Sarah est restée stoïque... sauf qu'elle a menacé de poursuivre Riu en justice, ce à quoi Alex a répondu qu'elle devrait d'abord trouver un avocat qui accepte d'aller dans les égouts.
Moi ? J'essaie de ne pas bouger trop vite pour ne pas réveiller une possible colonie de rats sous le matelas.
Et c'est à ce moment-là, alors que l'odeur de vieille graisse Krashmale me monte au cerveau, que je repense à ce que Riu m'a dit, plus tôt, dans un souffle presque distrait :
— Une autre Krashmale vit ici. Une certaine Embellena.
Elle est en voyage pour l'instant. Mais elle devrait revenir sous peu.
Tu la reconnaîtras facilement : c'est la seule ici capable de t'emballer comme un burrito vivant grâce à un filet qui sort de son nombril.
Je l'ai regardé. Je pensais qu'il blaguait. Mais non. Son visage était sérieux. Même Gyorg, qui jouait avec un vieux trognon de pomme dans un coin, a chuchoté avec admiration :
— Embellena... ouais... la grande dame du filet... Elle m'a empaqueté une fois... J'ai vu les étoiles et mon propre futur.
Et là, j'ai su qu'elle était bien réelle.
Et que je ne voulais absolument pas me retrouver dans son collant intestinal.
Riu n'a pas dit si elle était dangereuse. Mais honnêtement... à ce stade, la question ne se pose plus. Tout ici est dangereux. Jusqu'aux tapis. Jusqu'à l'air.
Alors voilà.
On s'accroche. On dort à tour de rôle. On fait semblant d'aller bien.
Et on attend le jour deux.
Avec tout ce qu'il nous réserve...
...et Embellena.
Une chose est sûre : si cette Embellena peut faire de nous des colis Krashmaux à livrer à la douleur... il va falloir qu'on apprenne très, très vite à marcher droit. Parce que s'il y a une chose que j'ai comprise dans ce repaire souterrain, c'est que les règles changent.
Et qu'on ne survivra pas ici sans en épouser au moins un peu les plis.